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00:00Musique
00:00Si je vous demande quel est l'organe de la vision,
00:20vous me répondrez l'œil.
00:23Non, ce n'est pas l'œil.
00:24L'œil n'est qu'un trou qui filtre la lumière, qui frappe la rétine.
00:31L'organe de la vue, c'est l'esprit, le cœur, la personne qui regarde.
00:39Celle qui regardait à travers ce trou était Laetitia,
00:42une femme avec un esprit et un cœur complètement différents des autres.
00:46Musique
00:48On est en train d'ouvrir un vieux tiroir,
01:01d'en sortir des choses que je n'ai toujours pas réussi à digérer.
01:08Tu comprends ?
01:09Je saisis le monde où que je sois est la phrase que j'associe le plus à ma grand-mère.
01:19Si tu veux quelque chose, bats-toi pour l'avoir.
01:21Musique
01:23Musique
01:35Quand j'étais petit, j'ai commencé à suivre ma grand-mère.
02:04Je me promenais avec elle dans les quartiers populaires de Palermo où elle vivait et qui, dans les années 90, cachait encore plein de dangers.
02:16Elle portait toujours son Pentax autour du cou.
02:21Sa maison me faisait peur. Elle était sombre, humide, un vrai labyrinthe.
02:29Pourtant, elle continuait à vivre dans ces conditions, comme une vraie punk.
02:35C'était un sacré personnage.
02:38Je suis née à Palerme en 1934, mais je vivrai d'autres naissances au fil de ma vie.
02:51Je fête mes dix ans dans une ville détruite. La guerre est terminée, mais une autre guerre commence au milieu des ruines. La mienne.
03:05Quand elle n'avait que neuf-dix ans, un jour qu'elle se promenait, un homme est apparu.
03:19Il s'est exhibé, nu, devant elle. Et elle a été choquée.
03:28Je rentre en courant à la maison. Je ne comprends pas ce qui vient de se passer.
03:32Et là, mon père me dit, le monde est trop dangereux. Tu ne sortiras plus.
03:41En rencontrant cet exhibitionniste, cet ogre, j'ai perdu ma liberté.
03:46Il me faudra 20 ans pour la reconquérir.
03:50En 1951, à l'âge de 16 ans, elle rencontre son futur mari.
04:06Mon grand-père est aussitôt ébloui par elle.
04:17Ce fut son premier geste de rébellion.
04:20Quitter la maison familiale et partager son quotidien avec un homme.
04:29Je me marie à 16 ans pour échapper à l'emprise de mon père.
04:33Je veux continuer à étudier, devenir tout ce dont je rêvais, petite fille.
04:40Mais non, dans cette Italie des années 50, rien n'est possible.
04:52Dans cette société patriarcale, les femmes n'avaient pas d'espace personnel.
04:58Pas d'aspiration en dehors de la famille et de la maternité.
05:01Quand tu grandis dans un contexte qui te rend invisible, tu veux être remarqué.
05:10Alors, elle se débattait.
05:11Je l'ai rencontrée quand elle avait 29 ans. J'en avais 10 de moins.
05:20J'étais une jeune fille libre. J'avais ma Vespa et je pouvais me déplacer en toute liberté.
05:29Laetitia a vu en moi une chance de vivre enfin tout ce qu'elle n'avait pas pu faire jusque-là.
05:37Laetitia avait soif de vivre. Elle était pressée de découvrir, d'explorer tout ce qui lui était interdit.
05:43Un jour, j'ai acheté un appareil photo pour mes études.
05:51C'était un Minolta à un petit appareil.
05:53Et je lui ai offert le même.
06:01Sa plus grande qualité, en plus de son regard photographique hors du commun, c'était ce don d'humanité, d'empathie.
06:11J'ai 37 ans. Je suis ensablé dans une histoire qui ne m'appartient plus.
06:23Je tombe en dépression et n'en sors qu'au bout d'un long parcours avec un psychanalyste qui me sauve la vie.
06:31Il me dit, tu peux oser, tu peux désirer.
06:36Alors je quitte tout.
06:42Une nuit, Marilou vient me chercher et je m'évade vers un lieu tenu secret dans Palerme.
06:53Je prends ma décision. Je serai photographe.
06:57Nous nous sommes rencontrés à Rome en 1967.
07:08Il s'est immédiatement passé quelque chose entre nous.
07:12On a commencé à se regarder, à se parler.
07:15De temps en temps, on échangeait quelques baisers furtifs.
07:17On était obligés de vivre en cachette.
07:24On ne pouvait pas marcher ensemble dans la rue.
07:28J'étais très jaloux.
07:30Laetitia se promenait de façon très sexy et tous les hommes se retournaient dans la rue pour la regarder.
07:35En 1970, je divorce enfin et je rejoins mon amoureux Santi à Milan.
07:48Je suis une femme libre.
07:50Je découvre les manifestations étudiantes et j'aime l'idée d'une révolution.
07:59Je deviens photojournaliste.
08:04J'étais toujours inquiet à chaque fois que Laetitia partait prendre des photos parce que ses connaissances techniques étaient inexistantes.
08:21Mais quand on développait, il y avait toujours de bonnes photos parce qu'elle s'approchait, s'éloignait, attaquait le sujet pour en faire ressortir une histoire.
08:30Dans mon pays, l'Italie du début des années 70, il existe encore une misère qu'aucun média ne montre jamais.
08:49Alors je photographie sans relâche la souffrance de tous ces invisibles à qui l'on interdit de rêver.
09:00La métamorphose de Laetitia n'est pas une mode. C'est un malaise réel, intime.
09:07Elle a épousé ce malaise qui était à la fois personnel et social, personnel et politique.
09:14Et là, sa vie s'est transformée en militantisme.
09:18Au bout de trois ans, Palerme me rappelle.
09:31Je deviens la première femme en Italie à diriger un service photo à Lora, un quotidien de gauche.
09:42Je m'oppose au recadrage des photos et m'entoure de jeunes débutants que je forme.
09:47On nous surnomme La Tanière.
09:49Très peu de temps après mon retour, Palerme plonge dans la terreur.
09:59Les années 70 sont une période tragique pour l'Italie.
10:15Parce qu'il y a les massacres des néo-fascistes qui tuent des dizaines et des dizaines d'innocents en posant des bombes dans les banques, sur les places.
10:30Un terrorisme qui veut abattre la République.
10:33Pendant ce temps, à Palerme, les meurtres se comptent par dizaines.
10:48Mais le pouvoir raconte qu'il s'agit juste de bandes criminelles qui s'entretuent.
10:53L'Italie n'a pas conscience de la réalité de la mafia.
10:56Il y a jusqu'à quatre meurtres par jour, mille homicides en à peine quelques années.
11:07Mais les photos de ces morts parues dans la presse ne parviennent pas à toucher l'opinion publique.
11:14La Tizia va tout changer.
11:18Elle photographie les mêmes scènes, mais soudain le public est frappé.
11:21Quel est le sens de ce grand massacre des anonymes ?
11:28Comme la majorité des palermitains, je l'ignore.
11:33Nous ne savons rien.
11:35Nous ne pouvons rien comprendre.
11:37J'ai photographié soixante, soixante-dix personnes assassinées.
11:50C'était vraiment très lourd pour moi.
11:52Notre relation s'étiolait, alors j'ai décidé de tout quitter et de rentrer à Milan.
12:08Après avoir rompu avec Santi, elle a rencontré Franco Zekin.
12:25Ensemble, au journal Lora, ils entament une collaboration qui va durer dix-neuf ans.
12:40Et qui est aussi une grande histoire d'amour, bien sûr.
12:43Nous travaillions pour Lora.
12:51C'était un journal d'opposition qui s'exprimait publiquement contre la mafia.
12:57Sa particularité était de donner beaucoup plus de place aux photographies.
13:01L'après-midi, les vendeurs à la criée lançaient, journal à la main, encore un meurtre.
13:18On avait une radio réglée sur scène de la police.
13:24Cela voulait dire qu'on était toujours prêts à partir à n'importe quel moment de la journée.
13:31À sortir avec tous nos appareils photos déjà chargés, nos flashs, nos pellicules.
13:38Notre matériel était toujours prêt.
13:46Soudain, le téléphone sonnait.
13:49Il se passe quelque chose.
13:52On ne savait jamais quoi.
13:54Il y a eu une fusillade.
13:56Où ? Dans tel quartier.
13:58Alors on courait.
14:05Le droit de prendre des photos n'était jamais garanti.
14:09Même pour nous, qui étions journalistes.
14:11Il faut photographier.
14:14La police me rejette.
14:17La police me rejette.
14:18Alors je dois m'imposer pour faire mon travail.
14:22Mais un jour, le chef de la police de Palerme, Boris Giuliano, me remarque et ordonne qu'on me laisse passer.
14:27La police me rejette.
14:28La police me rejette.
14:29La police me rejette.
14:30La police me rejette.
14:31La police me rejette.
14:32Alors je dois m'imposer pour faire mon travail.
14:33Alors je dois m'imposer pour faire mon travail.
14:45Mais un jour, le chef de la police de Palerme, Boris Giuliano, me remarque et ordonne qu'on me laisse passer.
14:52Boris Giuliano était un policier honnête qui comprenait la réalité de la mafia.
15:07Je crois qu'entre gens exceptionnels, il y a une forme de reconnaissance.
15:14Boris Giuliano décide d'accorder à Letizia un traitement de faveur, un passe droit.
15:22Il fait son travail de policier.
15:24Letizia fait le sien de photographe.
15:27Et grâce à elle, Boris Giuliano peut dire à l'opinion publique,
15:32ce qui se passe à Palerme est une question d'ordre national.
15:37Il y avait comme une espèce de symbiose.
15:43Salvatore Riina et Bernardo Provenzano
15:46sont à la guida des Corleonesi dès quand Ligio est en carcère.
15:49Ce serait le cap de la mafia vincente
15:51qui aurait porté les Corleonesi à la guida de Cosa Nostra.
15:55Entre temps, Corleone commençait à attirer l'attention internationale
16:03parce que le clan mafieux des Corleonesi
16:07avait mis en oeuvre une stratégie de violence
16:09pour prendre la tête de Cosa Nostra.
16:12Cosa Nostra
16:27Quand le supposé chef des Corleonesi, Luciano Ligio,
16:30est entendu par les magistrats, je me précipite au tribunal.
16:34Personne ne sait encore que dans l'ombre,
16:38Totò Riina a déjà détronné Ligio
16:41et part conquérir Cosa Nostra.
16:48Regardez-le, ce boss qui ignore qu'il a perdu sa couronne.
16:52Son regard semble dire, sans ses menottes, je te tuerai.
16:57Luciano Ligio comprend le pouvoir de l'image et affiche sa morgue.
17:09Comme pour dire, vous ne pouvez rien, je suis invincible.
17:14Regardez, je souris.
17:22Ce sentiment de toute puissance était justifié
17:25parce qu'à l'époque,
17:27les mafieux se faisaient acquitter dans tous les procès.
17:29Les témoins ne parlaient pas,
17:31les documents disparaissaient,
17:33les magistrats avaient peur
17:35et les hommes politiques intervenaient en leur faveur.
17:39Laetitia, à travers cette photo,
17:41ne représente pas un homme,
17:43mais le symbole d'un pouvoir.
17:45Il a été ucciso dans les premières heures de la matinée
17:53le chef de la squadra mobile, Giorgio Boris Giuliano.
17:57Ce matin, je pose mon appareil.
18:03Je refuse de donner à la mafia la satisfaction
18:05de voir le corps de Boris Giuliano criblé de balles.
18:13Ce grand enquêteur,
18:15le premier à s'être intéressé au compte en banque des mafieux,
18:18restera en vie dans notre mémoire.
18:26Quand son assassin, le corleonel Leoluca Bagarella,
18:29est arrêté quelques mois plus tard,
18:31je suis là.
18:33Je m'approche pour le photographier.
18:36Il me donne un coup de pied.
18:39Je perds l'équilibre et déclenche mon appareil.
18:41Cette photo est frappante parce qu'on y lit la colère retenue de Bagarella.
18:54Laetitia n'avait pas oublié Boris Giuliano.
18:58L'image de son cadavre était gravée dans son esprit.
19:02C'est ce qui lui donne la force et la volonté de photographier le meurtrier.
19:11« Photographier, c'est accepter de prendre des risques.
19:24Et s'exposer aux représailles.
19:27En 1979, il y aura 19 assassinats,
19:31dont un de mes collègues, le journaliste Mario Francese.
19:34Chaque jour, je sors de la maison en sachant que je pourrais être la prochaine sur la liste.
19:54Je ne sais pas encore qu'à Palerme, des magistrats courageux
19:57sont en train de s'unir pour créer, enfin, l'antimafia italienne.
20:08Le pool antimafia se constitue à la fin des années 70, début des années 80.
20:14C'est un Big Bang.
20:21Un tournant majeur dans un palais de justice
20:25où une partie de la magistrature est proche du système mafieux.
20:29Certains hauts magistrats font carrière grâce à des hommes politiques mafieux.
20:34Le pool ne représente qu'une minorité de magistrats, parmi lesquels Falcone et Borsellino.
20:47Eux comprennent la réalité de la mafia.
20:50Et ensemble, ils entament une véritable révolution culturelle contre les membres de la mafia militaire,
20:57c'est-à-dire Riina Provenzano.
21:02Et c'est déjà très difficile.
21:08Le juge Falcone vit déjà sous protection rapprochée.
21:12Une vie blindée depuis qu'il a mis à jour les liens financiers
21:15entre Cosa Nostra et la mafia américaine.
21:20Il connaît notre engagement.
21:22Nos photographies vont rendre visible son combat.
21:25Mais nous savons qu'il est en sursis.
21:32Quand les magistrats décident d'élargir leurs investigations et de cibler les criminels en col blanc,
21:40les entrepreneurs et les politiciens,
21:43le pool franchit une limite.
21:47Et tout un système se déchaîne contre ce groupe de magistrats.
21:51avec des explosifs, des armes et des campagnes de délégitimation.
21:57César Terranova, depuis 20 ans, dans la lutte contre la mafia,
22:03avant comme magistrat, et puis comme componente de la commission parlementaire anti-mafia,
22:09a été assassiné cette matinée à Palermo à 8h30.
22:13Le meurtre de ce juge fait surgir en nous la révolte.
22:20Nous voulons réveiller l'opinion publique, briser l'omerta.
22:25Dans la nuit, nous installons toutes nos photos sans autorisation au cœur de Palermo.
22:35C'est la première exposition photographique au monde qui ose révéler la mafia et ses crimes.
22:41Une semaine plus tard, nous débarquons à Corleone.
22:56Une semaine plus tard, nous débarquons à Corleone.
23:00L'hôme vu ce que...
23:04...on Sigrass, Luciano Ligio ?
23:07Non l'ho visti.
23:08Vraiment così terribile, come si dice ?
23:10Non, ma non è terribile.
23:13L'hôme pas de bonge des choses, mais le débarquons...
23:14Sous-titrage Société Radio-Canada
23:44Ensuite, nous avons reçu une lettre anonyme.
23:55Nous vous conseillons de quitter Palerme sur le champ, c'est-à-dire de quitter Palerme pour toujours.
24:01Car la sentence a déjà été prononcée.
24:04Votre attitude nous casse les couilles, vous savez quoi faire.
24:10Nous ne savions pas quelle valeur donner à cette menace.
24:12Alors nous avons décidé d'aller voir Falcon.
24:18Et il nous a dit, faites-vous discrets.
24:21Il avait compris que nous étions trop visibles.
24:26Pendant un certain temps, nous avons essayé de changer nos horaires et nos itinéraires.
24:31Parfois nous allions même dormir ailleurs.
24:32À Palerme, la distinction entre le bien et le mal, entre l'obscurité et la lumière, est très claire.
24:43Soit tués du côté des assassins, soit tués du côté des victimes.
24:48L'ennemi était à l'intérieur des palais du pouvoir, à l'intérieur de la mairie, à l'intérieur de la région, au sein du Parlement, au sein même du palais de justice.
24:55Et c'est la vie elle-même, c'est la ville qui t'oblige à choisir.
25:04Elle te force à te regarder toi-même droit dans les yeux et à te demander, toi, qui es-tu ?
25:10Et tu dois choisir.
25:11C'était le 6 janvier, la fête de l'épiphanie.
25:22Nous étions en train de rentrer chez nous.
25:25Soudain, nous avons vu un mouvement de panique.
25:28Il venait de se passer quelque chose.
25:30Nous avons vu le corps de Pier Santi Mattarella.
25:50Sa femme et sa fille.
25:54Et au fond, son frère Sergio.
25:57L'actuel président de la République italienne.
26:00en train de l'extraire de la voiture.
26:09Pier Santi Mattarella était le nouveau président de la région sicilienne.
26:14Et il voulait changer la politique italienne.
26:19Cette photo de Laetitia ne représente pas seulement un meurtre.
26:26Elle représente la mort de la politique vertueuse.
26:30L'État italien faisait croire à l'opinion publique
26:43que la mafia n'était composée que de personnages ignares
26:46comme Rina, Bagarella et Provenzano,
26:51qui n'agissaient que par soif d'argent,
26:54des hommes sanguinaires,
26:55et qui étaient donc l'emblème du mal.
26:59Et de l'autre côté, il y avait l'emblème du bien,
27:01comme Falcone et Borsellino,
27:04une version moderne du théâtre de marionnettes sicilien.
27:06Mais dans cette histoire,
27:11les véritables protagonistes étaient les puissants.
27:15Le premier ministre, les ministres,
27:18les sénateurs, le chef de la police,
27:20qui protégeaient les mafieux.
27:22Ainsi, encore aujourd'hui,
27:24justice n'est pas rendue à Falcone,
27:26à Laetitia,
27:27parce qu'on continue à raconter cette histoire
27:29de manière totalement fausse.
27:37Pendant ces dix années au journal Lora,
27:39j'ai fait mes photos en courant,
27:41le cœur battant,
27:42la trouille au ventre.
27:45J'ai vu trop de morts,
27:47trop de massacres auxquels personne
27:48ne parvient encore à donner un sens.
27:53J'ai besoin de retrouver un peu d'innocence.
27:55Ceux qui côtoient constamment le mal
28:04risquent d'être contaminés.
28:08Je ne l'ai compris qu'à Palerme.
28:11Car il y a un moment où tu sais,
28:13mais t'es impuissant.
28:19Palerme est une ville
28:20qui te donne beaucoup.
28:21Mais elle t'enlève ton regard
28:25innocent sur la vie.
28:34Loin de la violence
28:35et du cynisme des hommes,
28:37je choisis de travailler
28:38à l'hôpital psychiatrique.
28:40Avec des femmes, surtout.
28:43J'ai moi aussi connu
28:44une certaine fragilité,
28:46une agitation dont j'ai longtemps
28:48cherché à me défaire.
28:49Nous avons eu la possibilité
28:55de mettre en place
28:56un atelier de théâtre à l'hôpital.
29:01Notre intervention
29:02permettait d'apporter
29:03un peu de fraîcheur
29:04à l'intérieur d'une institution
29:07très fermée
29:07où les patients
29:09étaient constamment drogués.
29:10sont tenus
29:11sous les sédatifs.
29:19Lorsqu'elle allait
29:21à l'hôpital psychiatrique,
29:23elle devenait elle-même.
29:25Et là,
29:25ils partageaient tous
29:26leur folie
29:27sans aucun jugement.
29:27L'une de ces jeunes
29:35était Graziella.
29:38Elle était schizophrène.
29:42Elle nous regardait
29:44avec des yeux
29:45comme si elle nous suppliait
29:47de la libérer.
29:51Graziella nous a été confiée.
29:53Elle est venue vivre avec nous.
29:54Nous avons cru
29:56que cela suffirait
29:57pour qu'elle se construise
29:58une stabilité.
30:02Mais Graziella
30:05a fait des rechutes.
30:09Et à la fin,
30:10elle nous a dit
30:10« Je préfère retourner
30:12vivre à l'hôpital.
30:14Je m'y sens mieux protégée. »
30:24« Je n'ai pas réussi
30:26à briser ces chaînes. »
30:33Mes photos,
30:33en revanche,
30:34commencent à sortir,
30:36à être exposées,
30:37à circuler.
30:39Le peuple des invisibles,
30:42mon peuple,
30:43commence enfin
30:44à être vu.
30:45« Cette image,
30:49c'est la photo
30:53d'une femme
30:53qui vit dans une baraque
30:54si pauvre
30:56qu'un rat
30:57vient de ronger
30:57les doigts du bébé
30:58qu'elle tient dans ses bras.
31:01Cette photo
31:03de Laetitia
31:04a une portée symbolique.
31:07Ce n'est plus seulement
31:08une femme
31:09de Palerme,
31:10d'un quartier pauvre.
31:11elle devient
31:13notre humanité.
31:16À travers elle,
31:18Laetitia te jette
31:19à la figure
31:20« Tu sais que tu vis
31:21dans une ville
31:21où il y a des milliers
31:22de gens comme elle ? »
31:23« Comment oses-tu
31:24rester indifférent ? »
31:27« C'est ta faute,
31:28notre faute. »
31:29« C'est nous
31:30qui les abandonnons. »
31:31« Cette photo résume
31:32tout cela pour moi. »
31:41« Où puiser la force
31:42de poursuivre mon travail ? »
31:47« Je ne trouve de lueur
31:48que dans ces petites filles
31:50aux yeux cernés,
31:51croisées au détour
31:52d'une rue. »
31:54« Elles ont l'âge
31:54où les rêves suspendus
31:56se brisent à tout moment
31:57sur la réalité. »
32:01Elle semble collée
32:04au mur.
32:06Je sais
32:06que ces petites filles
32:07c'est moi.
32:10La petite fille
32:11que j'étais à 10 ans,
32:12je ne cesserai jamais
32:13de la photographier
32:14parce qu'elle seule
32:16porte un espoir
32:17pour l'avenir.
32:18Au milieu des années 80,
32:39un changement se produit
32:40à Palerme.
32:42Avec Falcone et Borsellino,
32:44le désir de s'engager
32:45a politiquement grandi.
32:48Et là,
32:49Letizia Battaglia
32:50choisit de se lancer
32:52en politique.
32:54« La photo,
32:55doucement,
32:56est disparue dans ma vie.
32:58J'ai fait des photos,
32:59mais c'est plus important
33:01d'être avec les gens
33:02dans les manifestations,
33:04dans les rencontres.
33:06La lutte était très importante
33:08qu'il fallait faire plus.
33:10Alors je suis entrée
33:11dans la politique. »
33:17La première fois
33:19que je l'ai rencontrée,
33:20c'était à l'hôtel de ville.
33:23Elle portait une jupe longue
33:24improbable,
33:26ses cheveux
33:27toujours en bataille
33:28et son appareil photo
33:30rigoureusement autour du cou.
33:32J'ai pensé,
33:37« Oh mon Dieu,
33:38comment administrer la ville
33:39avec une folle
33:40comme Letizia ? »
33:42Puis j'ai réfléchi
33:43et je me suis dit,
33:44« Moi aussi,
33:45je suis un peu fou.
33:46Donc on va réussir. »
33:50Letizia exigeait une réponse.
33:54Elle voulait répondre
33:55aux besoins des citoyens,
33:57des derniers,
33:58des pauvres,
33:58des sans-abri.
33:59Letizia voyait
34:05dans la politique
34:05une chance
34:06d'agir efficacement
34:07pour changer
34:07la ville de Palermo.
34:11Elle partait tôt le matin
34:12et finissait tard
34:14dans la nuit
34:14avec les réunions
34:15du conseil municipal.
34:18Parfois,
34:19elles avaient lieu
34:19à la maison.
34:20Les voitures de l'escorte
34:21attendaient en bas.
34:24L'activisme politique
34:26était une chose
34:27à laquelle elle croyait
34:28profondément.
34:29et qui se concrétisait
34:30enfin.
34:32C'était donc un moment
34:32disons magique
34:33de son existence.
34:37Letizia a lutté
34:40contre les projets
34:41de spéculation immobilière.
34:44Elle s'est lancée
34:45dans la rénovation urbaine
34:46des anciens quartiers
34:47de la ville
34:47laissés à l'abandon
34:48car les spéculateurs
34:51mafieux
34:51voulaient qu'ils s'effondrent.
34:53après avoir tant photographié
34:59cette ville
35:00peuplée de pauvres
35:00elle est partie
35:02à leur rencontre
35:03et est allée leur parler.
35:07C'était une politique
35:08faite d'êtres humains
35:09qui aidait
35:10d'autres êtres humains.
35:11est iniziato
35:19il 10 febbraio 1986
35:22il maxi processo
35:23in un aula bunker
35:25construita in pochi mesi
35:26à fianco del carcere palermitano
35:28del lucciardone.
35:33Mon premier chantier
35:34a été le bunker du tribunal
35:37pour accueillir
35:38le maxi procès
35:39né des enquêtes
35:40de Falcone
35:41porcelino
35:42et du pool antimafia.
35:47Le 10 février 1986
35:49je me suis constitué
35:52partie civile
35:53au maxi procès
35:54au nom des habitants
35:55de Palerme.
35:56et j'ai demandé
35:58la condamnation
35:59de plus de 470 boss.
36:05L'Edithia
36:06était à côté de moi
36:07dans la lutte
36:08contre la mafia.
36:22Se montrer
36:23sans peur
36:24se montrer
36:25avec aussi
36:26en respectant
36:27le principe
36:30du plaisir,
36:32pas seulement
36:32la douleur,
36:34la lutte,
36:34mais aussi
36:35avec un sourire
36:36et dire
36:37moi je n'ai pas peur
36:38de la mafia,
36:39je n'ai pas peur
36:40de la mort,
36:41j'aime la vie
36:42et je vais combattre
36:43avec les citoyens
36:45parce que le sourire
36:47et la justice
36:50et la justice
36:50arriva.
36:50C'était le plus grand processus du monde, 475 imputés de Cosa Nostra, 900 témoins de partie civile, 200 avocats et 750 000 pages de actes recoltés d'un pool de Giovanni Falcone et Paolo Borsellino.
37:1119 ergastoli, 2665 années de prison.
37:20Quand on apprend la nouvelle, Franco file vers l'autoroute.
37:47Il descend dans ce cratère ouvert par 500 kg de TNT sous l'asphalte qui vient de pulvériser le juge Falcone et tous nos espoirs.
37:57Moi, je cours aux urgences. Je ne veux pas voir. Encore moins photographié. C'est trop de douleur.
38:11Nous pleurons beaucoup tous ensemble à Palerme. Et nous sommes comme dans l'attente du prochain meurtre.
38:19Il arrivera 100 jours plus tard.
38:25Il giudice Paolo Borsellino est rimasto inciso dans l'explosion.
38:44Con lui, 5 agenti de la scorta.
38:46C'est une bombe colloquée sur un Fiat 126 à provoquer l'esclusion violentissime.
38:53Il s'est sacrifié pour nous.
39:03Borsellino était, quand il est mort, nous le savions depuis longtemps qu'il sera tué.
39:12Il était une morte annoncée. Il n'était pas tellement protégé.
39:16Palermo, c'est une ville pleine de lapides, de souvenirs tristes. C'est pour ça qu'il faut continuer la lutte.
39:26Je suis trop...
39:37Les photos des massacres prises par Letizia Battaglia auraient pu faire le tour du monde.
39:45Si elle avait fait un calcul utilitariste, elle les aurait prises.
39:50Son refus de photographier la mort, alors qu'elle est la photographe de mafia la plus connue au monde, est une grande leçon d'humanité.
40:04Cette photo montre l'épouse d'un des agents de l'escorte de Giovanni Falcone.
40:14Tuée lors du massacre de Capaacci, le 23 mai 1992.
40:21À l'église, pendant les funérailles, elle est invitée à lire un texte.
40:31Ce texte disait qu'il fallait pardonner aux mafieux car ils pouvaient changer.
40:40Et elle, elle refuse le texte et elle dit...
40:45Je vous pardonne, mais vous devez me mettre dans les genoux.
40:50Si vous avez le courage de changer, elles ne changent pas.
40:54Je ne peux pas changer, elles ne changnent pas.
41:05Je ne sais pas les choses.
41:09Je ne sais pas les choses, je ne sais pas les choses pour rien.
41:12Jung disait « Pour passer de l'obscurité à la lumière, il faut la force et la puissance d'une émotion. »
41:26Cette photo, où coexistent ombre et lumière, est une métaphore.
41:33Car malgré nos enquêtes, nous n'avons réussi à révéler que les noms des bouchers, des exécutants, ou même acculés du sang des massacres.
41:46Mais les donneurs d'ordre, les complices extérieurs, sont restés dans l'ombre.
41:50Les services secrets ont fait disparaître des documents qui étaient dans la villa du chef mafieux Salvatore Rihina.
41:57Et l'agenda où Paolo Borsellino prenait des notes très importantes.
42:03Ce pouvoir malade voulait encore instrumentaliser la douleur des victimes.
42:12En face se dresse une femme brisée qui dit « Non, ils ne changeront pas, il n'y a pas d'amour. »
42:33« L'année 1992 a été une année tragique.
42:40L'Ettizia est tombée en dépression, parce qu'il y avait d'un côté cet abîme créé par la mort de Falcone et Borsellino.
42:48Et de l'autre, notre relation touchait à sa fin.
42:50Alors l'Ettizia a décidé de quitter Palermo.
42:59Après la mort de Falcone et Borsellino, je fuis ma douleur.
43:12Je pars au Groenland.
43:14Je marche seule dans cette lande désolée, dans un vent terrible, entouré de glaciers.
43:20J'ai envie de disparaître.
43:24Je pense à la mort.
43:34Mais une fois de plus, Falcone me tient, me retient et me rappelle à la vie.
43:39« L'Ettizia est redevenue elle-même.
43:52Elle a imaginé une Palerme où il serait possible de capter d'autres images.
43:59Pleine d'espoir, et pas seulement pleine d'angoisse et de désespoir.
44:03À ce moment-là, il y a eu une réaction de la société civile.
44:17Après des années de silence, les fameux yeux fermés, bouches cousues et oreilles bouchées,
44:24le peuple s'est mis à crier « basta ! ».
44:26Il réclamait le droit de vivre dans une ville libérée du jou de la mafia.
44:33Et tout à coup, Palerme s'est réveillée.
44:46Les femmes surtout, bien plus que les hommes.
44:51Elles ont créé le célèbre comité des draps blancs pour crier leur révolte contre la mafia.
44:56« Il faut du courage à mettre dans le balcon des draps, mais pas simple. »
45:08« Qu'est-ce qu'ils risquent exactement ? »
45:09« La vie, la vie, la vie. »
45:12Avec des amis militantes, je décide de créer Mezzo Cello,
45:28un journal entièrement consacré aux femmes.
45:31Elles seules ont le pouvoir de rédemption, de paix, de fécondité.
45:36Elles sont la moitié du ciel.
45:44« Dans notre journal, nous nous sommes intéressés à la prostitution,
45:50à la difficulté de cette double charge de mère de famille et de femme au travail.
45:55On a traité aussi de l'avortement, de la liberté matérielle d'avorter.
46:05Et enfin, on s'est intéressés aux nouvelles idées qui émergeaient chez les jeunes femmes.
46:10« J'ai souvent rêvé de brûler par des goûts mes archives de sang,
46:20les négatifs de ces années noires,
46:23comme pour effacer la souillure que Palère m'a connue.
46:30Un jour, en 2004, j'ai comme un flash.
46:33Je peux transformer mes photos en quelque chose de profondément différent. »
46:45Laetitia avait été traumatisée par tout ce qu'elle avait vu.
46:49Elle plongeait ses photos dans l'eau comme pour laver le sang dans la mer.
46:55Elle faisait ses réélaborations pour effacer le sang versé.
46:59Mais c'était impossible.
47:03« J'aime voir ces photographies comme la juxtaposition de deux mondes.
47:16D'un côté, on y lit le désenchantement.
47:20Mais connaissant Laetitia, j'y vois aussi le rêve et l'espoir. »
47:33Dans les lacres de 92-93, on commençait les procès des Intouchables.
47:38Armis les plus importants, il y avait celui d'Andreotti,
47:42cette fois Premier ministre, l'un des hommes les plus puissants d'Italie.
47:46Il était accusé notamment d'avoir entretenu des relations avec la mafia par l'intermédiaire de deux cols blancs mafieux,
47:56les cousins Nino et Ignacio Salvo.
47:59Mais lui affirmait ne jamais les avoir rencontrés.
48:04Les témoins ne voulaient pas parler, ils avaient peur.
48:08Alors, on s'est dit que Laetitia, qui avait photographié tout Palerme,
48:15pourrait peut-être nous aider.
48:17Et nous avons perquisitionné ces archives.
48:19La police a trouvé une photo
48:40où l'on voit le mafieux Nino Salvo
48:43avec Giulio Andreotti.
48:47Cette photo a été fondamentale
48:50pour prouver qu'Andreotti avait menti.
48:53Il est bien là,
48:55à côté de cette personne
48:56qu'il déclarait n'avoir jamais rencontrée.
48:58En 2003, la cour d'appel rend son verdict.
49:04Comme les faits sont prescrits,
49:06Andreotti n'ira pas en prison.
49:09Mais, grâce à mon cliché oublié,
49:12notre ancien premier ministre
49:13est reconnu coupable d'associations mafieuses.
49:19J'ai éprouvé après ce procès
49:21une forme d'apaisement,
49:23comme une réparation.
49:28Honoré de Balzac a écrit
49:33« Il existe deux histoires.
49:36L'histoire officielle qu'on nous enseigne à l'école,
49:38qui est une histoire fausse.
49:40Et puis, la véritable histoire
49:42où se trouve la racine des faits. »
49:47Laetitia photographiait avec son esprit
49:49et son cœur
49:50ce que les autres ne voyaient pas.
49:53L'essentiel reste invisible.
49:55Et l'Etitia, elle,
49:58captait l'essentiel.
50:00Comme pour dire,
50:00« Ne regarde pas ces images
50:04pour leur esthétique
50:05ou leur qualité documentaire. »
50:09Cette histoire te concerne.
50:11« J'ai passé encore des années
50:19à me battre pour ma ville.
50:23Mon corps n'est plus aussi fort qu'avant,
50:25mais la vieillesse est une saison merveilleuse.
50:29Ma tête est toujours là,
50:30vigilante,
50:31et je travaille beaucoup.
50:34De toute façon,
50:35si je m'arrête, je meurs.
50:38Et moi,
50:38je veux mourir debout. »
50:51Pour moi,
50:52c'était un super-héros,
50:54une Wonder Woman.
50:55Elle avait une force
50:58et une énergie
50:59exceptionnelles.
51:02Jusqu'au dernier souffle,
51:03jusqu'au moment où elle s'était teinte.
51:08« Je ne veux pas en parler.
51:11Sinon,
51:12je ne peux pas y arriver. »
51:19« Dans les mois qui ont suivi,
51:25je ne pouvais plus supporter le silence.
51:28Je me suis mise à écouter
51:29des morceaux de musique très longs,
51:31de longues compositions,
51:33parce que je ne voulais pas
51:34entendre ce silence. »
51:37Laetitia n'était pas
51:42une personne discrète
51:43qui se mettait
51:44dans un coin en silence.
51:47Elle a fait entendre
51:48sa voix jusqu'au bout.
51:50Je me souviens
51:50qu'elle a poussé un cri
51:51avant de partir.
51:54Oui,
51:55ça, je m'en souviens.
51:56Et ensuite,
51:57le silence est tombé.
51:58« Le silence est tombé ? »
51:59« Le silence est tombé ? »
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