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  • 21/02/2025
Nora Lakheal ne s'est pas toujours destinée à faire partie des forces de l'ordre. Et pourtant, elle fut la première femme à intégrer la section des Renseignements généraux dédiée à la lutte antiterroriste. Petite, son père lui répétait souvent : « Un flic, ça obéit aux ordres et ça désobéit à la loi », en référence à son expérience avec les policiers tunisiens. Nora Lakheal a grandi dans le nord de Paris, entre Barbès et la Gare du Nord, dans une famille unie mais aux ressources modestes. Après le lycée, Nora Lakheal se dirige, dans un premier temps, vers la philosophie. Un intérêt qui ne la lâchera jamais... Lorsqu'elle rejoint les rangs de la police, cette discipline l'aide à tenir pour ne pas être « broyée par la violence de la profession ».
Parmi ses références, elle cite, entre autres, Kant, Hobbes et Rousseau. Suite aux attentats du 11 septembre, les Renseignements généraux la recrutent pour une mission d'infiltration au plus près d'un islamiste qui fomente un attentat en France. Lors de cette opération, elle a la peur de sa vie : elle se fait « détroncher » et croit qu'elle va être éliminée. Aujourd'hui, Nora Lakheal souhaite informer sur son métier et espère faire naître des vocations. Son objectif est de faire changer de regard sur la police.

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Transcription
00:00SOUS-TITRAGE SOUS-TITRAGE
00:02Générique
00:04...
00:18Nora Lakal, vous avez été la 1re femme
00:21à intégrer les RG dans les années 2000.
00:24C'était, pour faire mentir, le slogan
00:26un métier d'homme des affiches de recrutement de l'époque.
00:29Juste une précision, en fait, j'étais la 1re fille
00:32à intégrer le service qui était dédié
00:34à l'islamisme radical et au djihadisme.
00:36Et donc, écoutez, je l'ai fait...
00:40J'ai fait contredire cette maxime,
00:42je me souviens très bien de cette affiche,
00:45qui était... On osait encore...
00:47Oui, placardée à cette époque-là.
00:49Je me dessinais absolument pas, moi, au renseignement.
00:52Vous avez été élevée dans l'idée
00:54qu'un flic, ça obéit aux ordres et ça désobéit à la loi.
00:57C'est ce que vous répétez votre père tunisien.
01:00Vous avez été vibronnée à cette phrase-là.
01:02Oui, c'est vrai. C'est vrai, parce qu'en fait,
01:05déjà, mon papa n'aimait pas trop les policiers.
01:07Ca, c'était... Ca, caractéristique,
01:10c'est ce qu'il nous racontait le soir,
01:12il nous racontait ces bagarres qu'il avait
01:14avec les policiers tunisiens,
01:16parce qu'en fait, c'était quelqu'un
01:18qui aimait bien être un homme libre, voilà.
01:21Et il est vrai qu'aussi, mes études de philosophie
01:23m'ont confirmée dans l'idée
01:26que la plus grande des libertés
01:29est d'être en capacité de désobéir.
01:31L'autodétermination.
01:33Voilà, donc j'étais obligée d'essayer de trouver
01:35un compromis entre tout ce qu'on m'a appris
01:38et le terrain.
01:39Tout ce qui a été infusé par votre famille,
01:41tout ce que vous avez appris en philo.
01:44Vous intégrez la police en 98, un peu sur un coup de tête,
01:47à la fois grâce à la boxe et à cause de votre frère,
01:51alors que vous êtes étudiante en philo à la Sorbonne.
01:54Tout à fait.
01:55Donc, ce qui s'est passé, c'est que moi,
01:58je me destinais à devenir professeure de philosophie
02:01parce que l'idée, pour moi, était de pouvoir transmettre
02:04et ouvrir l'esprit des jeunes
02:08au monde et à ceux qui les entourent.
02:11Parallèlement à ça, j'ai fait de la boxe française
02:14pour pouvoir, justement, aussi un peu évacuer
02:16toute la rage que j'avais en moi,
02:18parce que j'ai eu une enfance assez compliquée,
02:22entre Barbès et la gare du Nord.
02:24Maman était concierge, papa était ouvrier.
02:27On n'avait pas des facilités...
02:30D'un point de vue économique, c'était pas facile,
02:33d'un point de vue social, c'était pas facile.
02:36Donc, il a fallu se construire avec tous ces éléments-là.
02:39J'ai envie de dire, il a fallu se construire
02:41avec tout ce qui me manquait.
02:43C'est difficile de se construire avec des choses qui manquent.
02:47Je suis allée piocher un peu ce qui allait pouvoir m'aider
02:50à commencer dans la vie, dont le sport et la philosophie.
02:53Et c'est là où j'ai rencontré les policiers,
02:57des vrais policiers et des vrais policiers sympathiques.
03:00A la boxe ?
03:01A la boxe, puisque c'était eux qui étaient mes moniteurs de sport.
03:05Vous ne le saviez pas ?
03:06Du tout. Je pense que je l'aurais su,
03:08je ne me serais même pas inscrite,
03:10car j'avais beaucoup de défiance vis-à-vis des policiers.
03:13Cette défiance était confirmée par le rapport
03:16qu'avait mon frère avec les fonctionnaires de police.
03:19Et l'autorité.
03:20Donc, effectivement,
03:21la première fois que j'ai mis les pieds
03:24dans un commissariat de police,
03:25c'était pour rendre visite à mon frère en garde à vue.
03:28Et ça m'avait beaucoup marquée.
03:31Donc, une fois de plus, toujours dans la nuance,
03:33toujours dans le choix.
03:36Le choix de plusieurs possibilités.
03:38Qu'est-ce que je fais avec toutes ces nuances ?
03:41Vous êtes devenue policière,
03:43vous avez décidé d'intégrer la police au tribunal.
03:47Votre frère est déféré dans les tribunaux.
03:49Finalement, c'est le mépris que vous voyez
03:52dans les yeux des gens qui sont dans le tribunal
03:55qui vous dit que vous allez défier.
03:57Oui. C'était insupportable.
03:59En fait, il y a eu un moment de dissonance cognitive.
04:02C'est-à-dire que moi, j'ai toujours eu,
04:04à part les blagues de mon père sur les policiers tunisiens,
04:07mon père a toujours respecté la France et la loi.
04:10Et on a grandi avec un drapeau français dans le salon.
04:14Mon père, c'était vraiment la France,
04:16l'autorité, le respect de l'autorité.
04:19Et quand on est passés pour aller voir mon frère
04:21au palais de justice...
04:23C'était le déshonneur.
04:24C'était le déshonneur qui s'est joué sous mes yeux.
04:27Déshonneur, déjà, parce que mon frère a fait une bêtise
04:30et qu'il a payé pour sa bêtise,
04:32et en même temps, déshonneur parce que mon père était...
04:35Comment dire ?
04:37Fier, quelque part, de croiser des policiers.
04:39Et il leur a dit bonjour.
04:42Et en fait, ils se sont moqués de lui en rigolant
04:45et en ne lui répondant même pas.
04:47Et ça, c'était trop pour moi.
04:51Là, je me suis dit, non, il y a un problème.
04:53Et si je peux essayer
04:57de participer à la résolution de ce problème,
05:00je suis partante.
05:01C'était peut-être un peu de la naïveté,
05:04puisque jusqu'à aujourd'hui, le problème n'est pas résolu,
05:07mais je considère que j'ai apporté ma petite pierre.
05:10Alors, effectivement, vous vous y êtes employée,
05:13mais vous avez essuyé crachats et insultes
05:15au cours des 26 ans passés dans la police,
05:18surtout au début.
05:19C'est la fréquentation in situ de Kant,
05:21Hobbes, Husserl, Nietzsche, Karl Marx, Bourdieu
05:25ou, tout bonnement, la fréquentation du divan
05:29qui vous a permis de tenir le coup ?
05:31Dans un premier temps, effectivement, la philosophie,
05:34parce que...
05:37Il m'a fallu apprendre
05:40à comprendre ce qu'est un ordre,
05:43le relativiser.
05:45Je me suis nourrie des gens comme Hobbes, comme Rousseau,
05:48qui disaient que le plus fort n'est jamais assez fort
05:52s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir.
05:56A partir de là, je me suis dit,
05:58est-ce que je vais accepter un monde
06:00qui est, comment dire, géré par la loi du plus fort
06:04ou est-ce que je vais essayer un peu de faire bouger les lignes
06:08et, au lieu d'envisager le monde avec le fort et les faibles,
06:12plutôt envisager le monde avec simplement l'humain,
06:16mais l'humain malheureux et heureux ?
06:19Ca a l'air un peu naïf,
06:20mais ça a été conforté par la psychanalyse,
06:24c'est-à-dire que moi, je suis pas policier,
06:27j'ai pas décidé d'être policier
06:29parce que j'avais envie d'exécuter des ordres et de réprimer.
06:32Moi, j'ai choisi de rentrer dans la police
06:35pour aider l'humain et aider l'autre.
06:37Et si l'outil de la répression
06:40doit être mobilisé pour le faire,
06:43là, c'est possible, mais ma priorité, c'est l'humain.
06:46Je pense que mon apport philosophique,
06:49ma formation philosophique et mon analyse
06:52m'ont beaucoup aidée pour recadrer les choses
06:55et me faire envisager ce métier
06:59d'une manière un peu originale,
07:01parce qu'effectivement, j'ai souvent été considérée
07:04comme atypique parmi mes collègues.
07:06Un peu l'intello de service ?
07:08Oui, oui, c'est vrai, un peu l'intello.
07:10Les collègues se sont bien...
07:14Moqués.
07:15Moqués, en particulier en sécurité publique,
07:18ça a donné lieu à des grands moments de rigolade,
07:21mais en même temps, aussi, on a beaucoup échangé
07:23et je sais qu'il y a des policiers
07:25qui sont philosophes malgré eux.
07:27Ils ont peut-être pas les connaissances
07:30ou les références, mais ils m'ont apporté aussi beaucoup
07:33dans la manière de voir ce monde
07:34et d'essayer de faire en sorte de ne pas être broyée
07:37par la violence, parce qu'en fait, c'est un métier
07:40où, si on n'est pas solide sur ses appuis,
07:43on peut être rapidement broyé.
07:45Vous avez trois idoles,
07:46Mohamed Ali et deux personnages de fiction,
07:49Rocky Balboa et Tony Montana.
07:51Rires
07:53C'est intéressant d'avoir les mêmes références
07:56que ceux que l'on pourchasse.
07:58Est-ce que ça aide ?
07:59Oui, complètement.
08:00C'est une grammaire, une langue commune ?
08:02C'est une langue commune, c'est aussi...
08:05Je pense que si, entre guillemets,
08:07j'ai été aussi écoutée et aussi efficace
08:11parmi les gens que j'ai côtoyés,
08:15mais aussi bien à l'intérieur de la police qu'à l'extérieur,
08:18c'est aussi parce que j'ai ces codes-là.
08:20On est une génération qui a grandi devant ces films-là
08:23et ces figures de héros, parfois des héros négatifs,
08:26comme Tony Montana, bien évidemment,
08:29permettent de comprendre...
08:31-"Trafiquants de drogue".
08:33-...permettent de comprendre qui on a en face de nous.
08:36Ce sont des gens qui ont été biberonnés à Tony Montana.
08:39Et je comprends ce qu'ils veulent dire
08:41quand ils disent...
08:44Le monde est à moi, the world is yours.
08:46Cette...
08:48Cette grande affiche qu'il y avait
08:51et que Tony Montana regardait
08:53dans le film,
08:55je comprends pourquoi ils veulent que le monde soit à eux.
08:59Ce qu'il y a, c'est qu'ils n'ont pas fait les choix
09:03qui pourraient les préserver dans ce monde, en fait,
09:06en se mettant en danger, en choisissant le mal.
09:09Finalement, choisir le mal, c'est avant tout se mettre en danger.
09:12Donc ça m'a permis, effectivement, de...
09:16de comprendre plus les personnes auxquelles j'avais affaire.
09:20Rocky, c'est autre chose.
09:22Rocky Balboa, c'est vraiment... J'ai Kant et Rocky Balboa.
09:25C'est-à-dire que souvent, je cite des phrases de Rocky,
09:28même quand je fais des interventions dans les écoles.
09:31Les enfants sont ravis, parce qu'en fait,
09:34on va au plus simple, comme dans la philosophie, en fait.
09:37Il faut toujours repartir sur les bases
09:39pour pouvoir évoluer et aller vers une direction.
09:42Donc...
09:44Donc, non, non, c'est mes mantras, et j'en suis très fière.
09:47Vous avez rejoint l'ERG quatre ans après votre entrée dans la police.
09:51J'imagine qu'on n'envoie pas son CV pour candidater dans ce service.
09:54Comment ça s'est passé ?
09:56A cette époque-là, on n'envoyait pas son CV.
09:58Maintenant, on peut. C'est une possibilité.
10:01Mais effectivement, moi, je ne me destinais absolument pas
10:04à faire du renseignement.
10:05Pour moi, j'étais arrivée en bac sur le 20e arrondissement,
10:09et c'était le graal pour moi, j'étais bien.
10:11Et ce qu'il y a eu, c'est qu'il y a eu les attentats
10:14du 11 septembre 2001.
10:15Donc, du coup, ça a secoué le monde entier.
10:18J'imagine que les attentats ont changé le logiciel
10:21de la lutte antiterroriste.
10:23Les femmes ont commencé à être intégrées
10:25dans ces services-là pour infiltrer les mosquées, les cités.
10:28Les attentats du 11 septembre ont-ils changé ?
10:31Oui, je pense. C'est mon analyse.
10:33En étant sur le terrain, puisque de toute façon,
10:36la manière dont on m'a abordée pour me recruter,
10:38on m'a parlé de ces attentats-là.
10:40Et on m'a dit qu'il fallait qu'on augmente notre capacité
10:44à aller chercher du renseignement.
10:46Et le renseignement, à la base, il faut le chercher par l'humain.
10:51Et l'humain, par définition, avec un grand H,
10:54ce ne sont pas que des hommes, c'est aussi des femmes.
10:57Et à l'époque, il n'y avait pas de femmes.
10:59Donc, j'étais vraiment laissée.
11:01Donc, avec toute la pression que ça peut générer sur moi,
11:06parce qu'on se rend compte, quand même,
11:09qu'on porte une responsabilité.
11:14On va ouvrir la porte, ou pas, aux femmes qui vont suivre.
11:17Vous êtes de confession musulmane,
11:20croyante, arabe of femme, femme de surcroît.
11:24Votre atout, ça a été votre délit de faciès et votre sexe.
11:27Oui, c'est ce que je dis, c'est génial.
11:29À un moment, tout ce qui m'a desservie m'a servi.
11:32C'est pas beau, ça ? C'est une belle histoire.
11:36Est-ce qu'on déjoue mieux la méfiance des criminels
11:38quand on est une femme ?
11:40Ouais, quand même.
11:41Quand même, parce que les criminels, aussi,
11:44sont un peu machos et pensent qu'on n'a pas les capacités
11:48pour pouvoir leur tenir tête,
11:49ou qu'on n'aurait peut-être pas le courage d'aller
11:52nous confronter à eux.
11:54Donc, par conséquent, je pense que c'est un atout.
11:57Maintenant, 20 ans sont passés,
11:59ils savent que les femmes, maintenant,
12:01font partie de ces services opérationnels,
12:04donc c'est peut-être un peu plus difficile,
12:07mais, effectivement, j'ai essuyé les plâtres
12:09et j'en suis très fière.
12:11Mettre hors d'état de nuire ceux qui dévoient votre religion,
12:15c'est à la fois une mission et une fierté ?
12:17Oui, c'est d'ailleurs une des grandes raisons
12:20pour lesquelles j'ai accepté.
12:22Comme beaucoup de musulmans en France,
12:24j'ai très mal vécu l'attentat du 9 septembre 2001.
12:27Ca a été un marqueur.
12:29Il y a eu un avant et un après.
12:31Avant, j'étais la collègue maghrébine
12:34et, le lendemain, je suis devenue la collègue musulmane.
12:37Donc, à partir de là, je me suis dit,
12:39on a tous eu cette intuition-là,
12:41c'est qu'on allait faire le raccourci
12:44entre musulmans et terroristes.
12:46Je ne voulais absolument pas que ça arrive
12:48et, par conséquent, une fois de plus,
12:50j'ai eu la naïveté de croire
12:52que je pouvais influer sur ces choses-là.
12:55Je me suis dit, moi, je vais y aller
12:57et je vais servir la France
12:59pour montrer, justement,
13:01qu'il y a la majorité des musulmans,
13:04c'est des gens qui luttent et qui sont contre le terrorisme.
13:07Effectivement, vous avez servi la France.
13:10Vous avez vécu pendant 18 mois
13:12dans l'ombre d'un gros poisson de l'islamisme radical
13:15connu sous le nom de code Nasser.
13:17En quoi consistait votre mission, au juste ?
13:20Alors, en fait, très simplement,
13:23il a fallu reconstituer
13:26toute la cellule que lui-même était en train de constituer.
13:30Il fallait l'identifier.
13:32C'est pour ça que ça a mis beaucoup de temps.
13:34Nous avons travaillé nuit et jour,
13:36dans toute la France.
13:37J'ai perdu des amis, j'ai perdu beaucoup de...
13:41Au cours de cette mission ?
13:42C'est terrible, on n'est jamais à la maison.
13:45Mon petit ami de l'époque m'a quittée,
13:47mes parents ne me parlaient plus, j'étais profondément seule,
13:50mais, en même temps,
13:52quand on est habité par une mission
13:55d'intérêt général qui est tellement forte,
13:59eh bien, on est prêt à ce sacrifice-là, en fait.
14:01Et, en fait, j'ai pas pensé aux coûts.
14:04Aux coûts sociaux,
14:05aux coûts familials,
14:08j'y suis allée.
14:09Concrètement, on est sur le terrain,
14:11on surveille cette personne,
14:13on reconstitue tout son environnement
14:16et on essaie de démontrer
14:18que cette cellule-là
14:20projette de commettre un attentat.
14:22Ce qui est intéressant, c'est qu'un agent travaille en silo,
14:25il n'a jamais eu de vue d'ensemble de sa mission.
14:28Vous ne connaissez ni les tenants ni les aboutissants de notre mission.
14:32C'est terrible.
14:33C'est terrible, je pense que parce qu'on veut
14:36qu'on se concentre essentiellement
14:39sur la personne sur laquelle on doit se concentrer,
14:41donc il faut pas qu'on soit parasité par autre chose.
14:45Je pense aussi que c'est une protection pour nous-mêmes
14:48et pour nos familles,
14:51parce que peut-être qu'il y aurait des personnes
14:53qui auraient tendance à raconter,
14:55ou peut-être que, nous, si on se fait attraper,
14:58on pourrait aussi raconter.
15:00Pour fermer tout ça, il est préférable
15:02d'en savoir le moins possible.
15:04Je trouve que c'est une très bonne méthode.
15:06On dit, dans notre jargon,
15:08nul besoin d'en connaître.
15:09Donc...
15:10Donc, 18 mois de filature jusqu'au jour
15:13où vous vous faites griller, démasquer,
15:15dans le jargon des RG, on dit détroncher,
15:18ça a été la plus grosse frayeur de votre vie ?
15:20Oui. C'est pas la plus grande douleur,
15:23mais la plus grosse frayeur, oui,
15:25parce que j'étais pas du tout préparée à ça.
15:28Et comme je savais que cette personne-là
15:30avait déjà du sang sur les mains,
15:32j'ai vraiment pensé que j'allais y passer.
15:35Et tout a été orchestré pour que je pense
15:38que j'allais y passer, puisqu'ils ont des techniques
15:41quand même assez spéciales, en tous les cas,
15:44celle qui a été mise en place a été spéciale,
15:46puisqu'on a eu un peu une sorte de...
15:48J'ai eu une sorte de goutte-cope-batte-cope.
15:51En l'espèce, le cerveau a été très sympathique avec moi,
15:57m'a parlé comme un papa parlerait à sa fille,
16:00et parallèlement, au même moment,
16:03deux autres de ses acolytes ont commencé à réciter
16:06des sourates, des anachides du Coran,
16:08et ça, c'était une technique très particulière
16:12de tous les terroristes qui, avant une exécution,
16:14chantent ces sourates-là.
16:16Vous avez le sentiment que votre dernière heure était arrivée.
16:20Tout à fait, j'ai beaucoup transpiré.
16:22Vous auriez pu vous faire griller avant,
16:25puisque lors de cette mission, vous avez croisé dans un café,
16:28en pleine filature, votre médecin de famille.
16:32Oui, effectivement, et lui, il est trop content.
16:35Alors, il faut que je recadre, c'est vraiment...
16:38Il a une grande bonhomie.
16:39C'est le juif séfarade très sympathique.
16:42Il me voit, et il me dit,
16:43comment ça va, comment va ton frère, ta soeur, ta mère ?
16:47Et je dis, mon Dieu, mon Dieu.
16:49Et donc, en fait, je l'ai snobé.
16:51Et je sais pas s'il va regarder l'émission,
16:54mais je m'en excuse, en tous les cas.
16:57Il n'a pas dû comprendre.
16:59Mais, effectivement, parfois, c'est compliqué,
17:02parce qu'on se retrouve en filature-surveillance
17:04pas loin de là où on a grandi, et c'est très compliqué.
17:08Très dangereux, et on espère ne pas croiser sa famille.
17:11Vous parliez de frayeur,
17:12et vous parliez de... Ca a pas été votre plus grande douleur.
17:16Quelle a été votre plus grande douleur
17:18lors de ces 26 ans d'exercice dans la police
17:20et dans le renseignement ?
17:22Alors, moi, ma plus grande douleur, c'est l'affaire Ilan Halimi.
17:26Après avoir exercé 5 ans
17:27à la Direction centrale des renseignements,
17:30comme j'étais très frustrée de ne pas interpeller
17:33les gens sur lesquels je travaillais,
17:36j'ai passé mon bloc au PJ,
17:38je suis devenue officier de police judiciaire,
17:41et j'ai postulé pour le brigade criminelle,
17:43et j'ai été prise.
17:44Là, il y a une section antiterroriste.
17:47Donc, c'était hyper cohérent.
17:48Sauf que sur des grandes affaires,
17:50comme les enlèvements ou les grands meurtres,
17:53tout le monde est réquisitionné.
17:55Du coup, je me suis retrouvée réquisitionnée
17:57pour ma première mission à la crime sur l'affaire Ilan Halimi.
18:01Et...
18:02Et c'est une blessure qui ne se fermera jamais.
18:06Je sais pas comment vous dire ça.
18:09J'ai assuré la sécurité, je faisais partie des personnes
18:12qui assuraient la sécurité de la famille Halimi,
18:15et j'ai vécu leur calvaire pendant des jours et des jours.
18:18Et découvrir le corps de ce jeune homme
18:23qui a été torturé parce que juif...
18:29Jusqu'à maintenant, c'est pas passé encore.
18:31C'était trop dur pour moi.
18:33Trop dur.
18:34Quelles sont les qualités requises, Nora,
18:37pour devenir une bonne espionne ?
18:39L'intelligence du terrain, l'adaptation, le sang-froid ?
18:44Première chose, adaptation.
18:46Vraiment.
18:47On doit être en capacité de rentrer dans tous les milieux,
18:50donc intégrer tous les codes.
18:52Je vous donne un exemple.
18:53Le matin, je pouvais être voilée dans un lieu de culte.
18:56En parlant arabe, en comprenant tout ce qu'on me disait
18:59sur la religion, sur les pratiques,
19:01et tout ça.
19:02L'après-midi, j'étais dans un quartier.
19:05Je pouvais être en basket, jogging,
19:09et avec les codes, et avec toute une manière d'être.
19:11Il faut vraiment être bon là-dessus,
19:14parce que les gens qu'on a en face de nous
19:16sont très intelligents et savent si vous n'êtes pas des leurs.
19:19J'imagine que c'est des jeux de rôle,
19:21mais est-ce qu'une infiltrée a aussi une durée de vie limitée ?
19:25Comme mon rôle, on ne peut le jouer que plusieurs saisons.
19:28On bouge.
19:29C'est fait de telle manière qu'il y a des rotations,
19:32parce que c'est pas bon et pour soi,
19:34et c'est pas bon aussi pour la mission.
19:37Donc, c'est vraiment exceptionnel, des missions,
19:39comme j'ai faite, de 18 mois, c'est vraiment exceptionnel.
19:43Vous avez vécu la fission des RG
19:45avec la DCRI,
19:47devenue en 2014 la DGSI,
19:50qui est une nouvelle entité
19:51qui a perdu beaucoup de ses anciens RG sur le terrain.
19:55D'après certains observateurs,
19:57ce déficit d'informateurs expliquerait en partie
20:00la vague terroriste qu'a connue la France
20:02entre 2012 et 2017.
20:04Est-ce que ça vous semble pertinent ?
20:08Est-ce que le renseignement humain, au fond,
20:10c'est plus important que tout le reste ?
20:12Et que le tout technologique, par exemple ?
20:15De toutes les façons, c'est clair et net.
20:17Pour moi, c'est évident.
20:19Rien ne remplacera l'humain.
20:21Et...
20:22On aura beau faire toutes les techniques,
20:24les écoutes,
20:25si on n'a pas de l'humain,
20:27si on ne rentre pas en contact,
20:29ça ne sera jamais assez pertinent.
20:31Ca, c'est...
20:32Détruire les RG, à l'époque, c'était une erreur stratégique ?
20:35Je ne me permettrais jamais de dire une chose pareille.
20:38Tout ce que je peux vous dire, c'est que depuis,
20:41les choses ont bien changé et que maintenant,
20:43nous avons une DGSI qui est hyper compétente,
20:46hyper installée, avec des gens qui sont hyper efficaces.
20:50Donc...
20:51C'est tout ce que je peux vous dire sur ce sujet-là.
20:55Aujourd'hui, vous le soulignez drôlement,
20:57quand on secoue un platan, il en tombe 10 barbus.
21:00Le risque terroriste n'a jamais été aussi élevé en France,
21:03mais comment le contenir quand la menace est aussi croissante ?
21:07-"Barbu n'est pas égal à terroriste".
21:09C'était surtout sur cette vision-là.
21:11Il faut faire attention à ne pas faire des amalgames.
21:14Il faut surveiller les braqueurs qui se radicalisent,
21:17les vétérans du djihad, les individus qui sortent de prison,
21:20les personnes fragiles, les mineurs isolés, les migrants.
21:23Il y a beaucoup de monde pour la seule DGSI, non ?
21:26C'est pour ça qu'elle n'est pas seule.
21:28Elle travaille aussi avec d'autres services,
21:31comme l'ASDAT,
21:32comme la sous-direction antiterroriste,
21:35comme la section antiterroriste de la brigade criminelle.
21:38Il y a aussi les RG qui sont territoriaux.
21:42Il faut savoir aussi qu'on a une nouvelle...
21:44Comment dire ? Une nouvelle menace,
21:46qui est l'ultra-droite.
21:48Donc, du coup, ça fait aussi des nouvelles choses à envisager,
21:52un nouveau travail, une nouvelle manière
21:54d'aller chercher le renseignement,
21:56parce que c'est totalement différent.
21:58Le terrorisme djihadiste, l'ultra-droite,
22:01c'est totalement différent.
22:02Les techniques sont différentes.
22:04Comment infiltre-t-on l'ultra-droite ?
22:07Pourquoi y a-t-il des différences ?
22:08De toute façon, idéologiquement, c'est hyper compliqué.
22:12C'est pour ça que j'adore cette matière.
22:14En fait, on est obligés d'être intelligents.
22:16Je sais pas comment vous dire.
22:18On est obligés d'être intellectuellement autaqués,
22:21de connaître tous les enjeux politiques,
22:23connaître les textes, c'est encore mieux.
22:28Et être toujours au courant de l'actualité.
22:31Les grands enjeux prochainement,
22:33ça va être tout ce qui est Internet
22:35et toutes les personnes qui font, par exemple,
22:37pas tant du recrutement.
22:40Le recrutement, c'est encore spécial,
22:42c'est sur d'autres plateformes,
22:44mais ne serait-ce que du prosélytisme,
22:46préparer les cerveaux à haïr l'autre.
22:50Et ça, on peut le faire partout,
22:52même sur des sites de jeux en ligne.
22:55Donc c'est vrai que là, l'enjeu est hyper important
22:58et c'est pour ça que les recrutements
23:00sont toujours ouverts et qu'on est...
23:02Il faut vraiment qu'on continue à rester au niveau,
23:06parce que les gens en face sont au niveau
23:08et parfois même sont hyper actifs
23:11et veulent souvent nous devancer.
23:13C'est la raison pour laquelle vous avez fait du prosélytisme.
23:17Comment passe-t-on de la traque des terroristes
23:19à la célébrité dans une émission de télé-réalité ?
23:22Est-ce que c'est pour ça que vous avez fait ça,
23:25pour susciter des vocations ?
23:26Je fais toujours les choses parce que je les sens
23:29et parce que j'ai l'impression que c'est utile
23:31et il y a des conséquences qui sont toujours magnifiques
23:35et qui me dépassent, en fait,
23:36parce que j'ai... Effectivement, sur Célébrity Untied,
23:39j'ai eu beaucoup de personnes qui m'ont contactée
23:42qui sont rentrées dans la police,
23:44mais c'est surréaliste et je suis contente.
23:46Vous avez suscité des vocations.
23:48C'est pareil. Ce que j'adore,
23:50c'est que souvent, dans les écoles,
23:52je vais... Alors, les gens sont plus ou moins...
23:55Ne me montrent pas, quand même,
23:57qu'ils sont très corporels au niveau de la police.
24:00Après mon passage, il y en a qui attendent
24:02que tout le monde soit parti et les autres qui disent
24:05que je vais devenir policier, mais j'ai pas osé le dire
24:08devant les copains.
24:10C'est vraiment génial.
24:11Ca fait un peu prétentieux et j'aime pas trop ça,
24:14mais si je peux créer des vocations,
24:16moi, c'est avec grand plaisir,
24:18parce que ce métier est exceptionnel.
24:20Vous êtes en mission ?
24:21Non !
24:22De propagande.
24:24Non, je suis pas du tout missionnée par personne.
24:26Je suis missionnée par mon coeur, en fait.
24:29Je fais toutes les choses que je fais avec le coeur.
24:32C'est pareil pour le cinéma.
24:34Là, j'ai en développement une série.
24:36Vous avez quitté la police.
24:38Disons que je suis détachée.
24:40Est-ce que la police est une institution
24:42qui rend grâce à ses agents ?
24:44J'ai le sentiment que vous disiez,
24:46lors d'une conférence TED,
24:47qu'être une enfant issue d'immigration,
24:50c'est une sommation à ne pas exister,
24:52à s'invisibiliser, à presque disparaître,
24:54à n'être personne.
24:55Je me suis dit qu'en vous prêtant à ce jeu,
24:58n'êtes-vous pas allée chercher la reconnaissance de vos pères,
25:01mais aussi du public pour services rendus à la nation ?
25:05En quittant la police, c'est ça ?
25:07Non, en se prêtant à ce jeu télévisé,
25:09à cet escape game.
25:10Ah, oui !
25:12En fait,
25:14j'ai une profonde reconnaissance
25:16pour mes collègues du renseignement,
25:18à dire vrai.
25:19Et il y a quelque chose qui me frustre,
25:21c'est qu'en fait, on ne les met pas assez en avant,
25:24mais en même temps, c'est compréhensible,
25:27puisqu'ils sont voués à être dans l'ombre.
25:29Donc, ce destin que j'ai maintenant,
25:32qui est un peu d'être en lumière,
25:34je veux aussi qu'il soit utile
25:36pour les mettre aussi en avant, quelque part.
25:39Ces gens existent, en fait.
25:41Ces gens nous préservent d'attentats,
25:43ils prennent des risques incroyables,
25:45ils sacrifient leur vie,
25:47et rendons-leur hommage.
25:49Est-ce qu'on peut concilier vie personnelle
25:51et vie professionnelle quand on est espionne ?
25:54N'est-ce pas, finalement, une mission quasi impossible ?
25:57Je pense que ce type de services, les services de renseignement,
26:01il faut y travailler, mais pas trop longtemps.
26:03Parce qu'il y a un moment aussi où on est plus libre,
26:07on est plus libre, ne serait-ce que de choisir
26:09le moment dans lequel on veut respirer.
26:12C'est en général dans la police,
26:14mais le renseignement, encore plus, je trouve.
26:17Et puis, aussi, je pense qu'il y a un impératif,
26:19je dirais un impératif catégorique,
26:22c'est de ne pas passer à côté de sa vie privée,
26:24et en particulier de sa vie de femme.
26:26Et ça, j'ai vu trop de collègues, des amis, à moi,
26:29qui sont passés à côté de la vie privée,
26:32et qui ont fait des recherches,
26:34et j'ai vu trop de collègues, des amis, à moi,
26:36qui sont passés à côté de leur vie de femme
26:39et qui sont pas bien aujourd'hui.
26:41C'est pour ça que vous avez raccroché vos pseudos ?
26:44Ouais, ouais, moi, je... Voilà.
26:46Moi, maintenant, je suis vraiment...
26:48J'ai donné ce que j'avais à donner.
26:50Voilà. Quand je me retourne et que je vois mon parcours,
26:54je me dis, voilà, j'ai fait ce que j'avais à faire.
26:57Maintenant, il est temps de passer à autre chose.
26:59Merci, Nora Lakéal.
27:01Merci à vous.
27:04SOUS-TITRAGE RED BEE MEDIA
27:07Générique
27:09...

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