Dans cet entretien Abdourahman Waberi nous parle de sa double culture franco-djiboutienne, de son amour pour la littérature, de l'Afrique et de son combat pour la francophonie. Préférant se décrire comme un écrivain engageant plutôt qu'engagé ou encore comme un écrivain « qui n'est pas indifférent à son environnement », il défend notamment une francophonie plurielle et commune, de plusieurs lieux, plusieurs cultures à célébrer tous les jours et n'importe où, en contradiction avec une francophonie mondialisée. Il défend également une langue française africaine comme moyen d'émancipation, qu'il faut assumer pour construire un discours africain sur l'Afrique et se défaire de l'emprise d'une quelconque puissance. Souleymane Bachir Diagne, Léopold Sédar Senghor ou encore Thomas Sankara font partis de ses inspirations politiques et littéraires. Avec son livre publié en 2019 Dictionnaire enjoué des cultures africaines, co-écrit avec Alain Mabanckou il souhaite vulgariser la bibliothèque commune et faire oeuvre d'éducation. Sa littérature est révoltée parfois traitant de sujets difficiles mais porteuse d'espoir. Soixante ans après la vague des indépendances, l'Afrique, berceau de l'humanité, est présentée aujourd'hui comme celui de l'avenir, le continent du XXIème siècle. Pourquoi cet engouement soudain, souvent motivé par des motifs économiques ? Dans un contexte international en perpétuel mouvement, Yves Thréard s'intéresse à l'influence grandissante de l'Afrique sous tous ses aspects, en donnant à la parole à Calixthe Beyala, Oswalde Lewat, Alain Mabanckou, Boualem Sansal et Lionel Zinsou, pour des « Souvenirs et avenir d'Afrique ».Abonnez-vous à la chaîne YouTube LCP : https://bit.ly/2XGSAH5Suivez-nous sur les réseaux !Twitter : https://twitter.com/lcpFacebook : https://fr-fr.facebook.com/LCPInstagram : https://www.instagram.com/lcp_an/TikTok : https://www.tiktok.com/@LCP_anNewsletter : https://lcp.fr/newsletterRetrouvez nous sur notre site : https://www.lcp.fr/#LCP #LesGrandsEntretiens
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NewsTranscription
00:00 (Générique)
00:26 -Abdourahman Ouaberri, pourquoi Djibouti a été
00:30 la dernière colonie française en Afrique
00:33 à obtenir et à gagner son indépendance ?
00:36 C'était en 1977,
00:38 au terme d'un référendum, d'ailleurs.
00:41 -Il y a la version, on va dire, optimiste.
00:46 On va dire que les Djiboutiens,
00:49 qui s'appelaient à l'époque... Ils ne s'appelaient pas
00:52 car on s'appelait les territoires français des Afars et des Issas,
00:55 voulaient continuer l'aventure
00:57 au moins pendant 17 ans avec la France.
01:00 C'est le scénario optimiste.
01:02 Le scénario pessimiste, je dirais qu'après l'affaire comorienne,
01:06 par exemple, parce que Comore a été...
01:08 -Les années 75, 74, 75. -Deux ans avant.
01:11 -Oui, oui.
01:12 -Les autorités coloniales de l'époque
01:15 se sont arrangées pour...
01:18 ne pas vraiment publier les vrais chiffres.
01:21 On aurait un peu triché.
01:22 Si on regarde les comptes de vote, on voit que les votes,
01:26 dans la brosse, comme on dit, sont très bizarrement trop...
01:30 On va dire...
01:32 territoire français,
01:34 alors qu'en ville, il y a plus d'indépendants.
01:36 -Les citadins étaient plus pour l'indépendance que les...
01:39 -On peut imaginer que l'influence des gouverneurs de l'époque.
01:43 -D'accord. -En tous les cas de cause,
01:45 Djibouti est resté 17 ans dans la colonisation.
01:49 C'est simplement devenu indépendant en 77,
01:52 alors qu'il y avait un courant indépendantiste
01:55 depuis très longtemps. -17 ans, mais Djibouti
01:58 était français depuis pas mal de temps.
02:00 -1862. -Oui, au 19e siècle.
02:03 Mais il y a eu deux tentatives de référendum,
02:05 enfin, deux référendums, d'ailleurs,
02:08 où les Djiboutiens ont dit non, en 1958 et en 1967.
02:12 C'était la côte des Somalies
02:15 qui est devenue le territoire des Afghans et des Issa.
02:18 -Le territoire français. -Français.
02:20 -Je suis né français. -Il y avait 200 000 habitants.
02:23 Aujourd'hui, il y en a... -Un million.
02:25 -C'est un territoire qui est tout à fait étonnant,
02:28 parce que c'est dans la corne de l'Afrique
02:30 et qui est particulier à plus d'un titre.
02:33 La première, c'est que c'est vraiment un état,
02:36 un petit état charnière,
02:38 entre le monde arabe et le monde africain.
02:40 -Tout à fait. C'est même une cité-état, quasiment,
02:43 parce que c'est vrai qu'il y a quatre,
02:46 nous, on appelle ça des cercles,
02:48 on appelait ça des cercles, maintenant des régions.
02:51 Il y a quatre grandes villes, mais c'est quasiment
02:54 une cité-état. -Qui s'appelle Djibouti.
02:56 -Qui s'appelle République des Djiboutis.
02:58 -Vous vous sentez plus proche de la culture arabe
03:01 ou la culture africaine ? -Dans le Djibouti,
03:03 la population, il y a trois... On va appeler quatre groupes,
03:07 puisqu'il y a quatre langues nationales.
03:09 Il y a quatre langues nationales. Le français est une langue nationale.
03:13 Il y a une langue arabe, qui est une langue nationale,
03:16 parce que depuis le 19e siècle, il y a une communauté d'origine yéménite,
03:20 qui est djiboutienne aujourd'hui. -Le Yémen est juste en face.
03:23 -Juste en face. 14 000.
03:25 1 000 marins. -1 000 marins, oui.
03:27 -Et d'autre part, la population locale africaine
03:30 est elle-même en deux groupes.
03:31 Le groupe Somalie, qui fait à peu près 60 %,
03:34 les chiffres sont très compliqués. -Comme la Somalie, juste à côté.
03:38 -C'est ça. Et le groupe Afar,
03:39 qui est quasiment très proche du groupe Somalie,
03:42 sauf qu'on partage pas la même langue.
03:44 On partage un certain nombre de traits,
03:47 comme le nomadisme,
03:50 l'islam, l'habitat désertique, etc.,
03:53 mais c'est quand même deux groupes différents,
03:56 puisqu'ils partagent plus la même langue.
03:58 -Vous êtes à un point tout à fait stratégique,
04:01 de telle sorte qu'aujourd'hui, c'était déjà le cas
04:04 à votre indépendance, quand la France avait une base militaire,
04:07 la plus grande en Afrique, mais à cette base militaire française
04:11 sont venus s'ajouter d'autres bases militaires,
04:14 ce qui fait qu'aujourd'hui, il y a une base militaire américaine,
04:17 une base militaire japonaise, une base militaire chinoise,
04:21 une base militaire allemande, mais on se demande...
04:24 Tout est grignoté par les bases militaires.
04:26 C'est incroyable, c'est exceptionnel, ça, au monde.
04:29 -Oui, c'est un cas unique. -Ah oui ?
04:31 -Quelqu'un avait écrit "La diplomatie des petites nations".
04:35 Donc, en fait, Djibouti, et je déplore,
04:38 c'est spécialisé dans...
04:39 Il y a des monocultures dans certains pays.
04:42 On fait, par exemple, Côte d'Ivoire,
04:44 qui devait être une monoculture des cacaos, etc.
04:47 Et donc, par des vers, nous, on va dire,
04:49 Djibouti est devenue une monoculture
04:51 des bases militaires.
04:53 À la base française, qui est historique,
04:55 qui est là depuis le 19e siècle,
04:57 l'état djiboutien actuel a profité de certaines crises,
05:00 comme la guerre contre l'axe du mal,
05:02 dirait Bush, n'est-ce pas ?
05:04 Et à l'époque, même la France commençait à dire
05:07 qu'on avait la base militaire, on s'y retire...
05:09 Donc, en fait, la guerre du Golfe a déjà...
05:12 Rémi le métier sur les fesses, si j'ose dire.
05:15 Donc, la base militaire américaine
05:17 est devenue très importante.
05:18 Et donc, maintenant, on a la nouvelle,
05:21 comme on l'appelle, la route de la soie.
05:23 -La base chinoise. -La Chine,
05:25 qui exprime une volonté hégémonique mondiale.
05:28 Et donc, la Chine a aussi mis les paquets,
05:30 a fait une grosse base.
05:31 Donc, on a au moins trois grandes bases à Djibouti,
05:34 la française historique, l'américaine, la chinoise.
05:37 Sur ceux viennent s'ajouter,
05:39 pour des histoires de piraterie, dirait-on,
05:42 une base italienne et japonaise.
05:44 -Et japonaise. -Le pays du Golfe
05:46 étant pas loin, donc Dubaï, tout le monde veut avoir son morceau.
05:50 -Dans ces conditions-là,
05:51 est-ce que Djibouti peut vraiment prétendre être indépendant ?
05:55 -C'est une question qui est très difficile à répondre.
05:58 Les autorités sont très dépendantes
06:00 de la manne financière qui vient des bases,
06:03 c'est très sûr.
06:04 Les Djiboutiens que j'étais, qui étaient nés
06:06 à l'époque de la colonie française,
06:08 connaissaient à l'époque cette culture.
06:11 -Les années 60. -Les années 70.
06:13 Je suis né dans les années 60, mais j'étais adolescent.
06:16 Nous avions cette culture de voir des militaires,
06:19 des jeunes appelés du contingent,
06:21 avec lesquels on fraternisait,
06:23 puisqu'on avait des différences, mais en même temps...
06:26 Aujourd'hui, les Djiboutiens, les enfants,
06:28 moi, je vis pas là-bas, mais mes enfants,
06:31 ne connaissent pas les militaires américains,
06:33 les Djiboutiens sont fermés chez eux,
06:36 les Chinois sont fermés chez eux.
06:38 Après, il y a des histoires de sécurité,
06:40 mais il n'y a plus la culture que j'ai connaissée, moi,
06:43 du mélange de cette...
06:45 Oui, cette base militaire française
06:47 qui faisait partie du décor, elle n'est plus le cas aujourd'hui.
06:51 -Alors, autre particularité,
06:53 mais pas tant que ça,
06:54 si on compare avec d'autres pays africains,
06:57 c'est que depuis 1977, date de l'indépendance,
07:00 vous n'avez connu que deux présidents.
07:02 -Ah oui, ben ça, c'est... -Le président Abtidon
07:05 et le président... -Guellet.
07:07 -Guellet, aujourd'hui, qui n'est autre que le neveu du précédent.
07:11 -Absolument. -Donc c'est une histoire
07:13 clanique familiale, Djibouti.
07:15 -Ben, je vous apprends rien.
07:17 -Non, mais tout le monde le sait pas.
07:20 -Non, tout le monde le sait pas.
07:21 Par exemple, combien... -C'est le président Guellet.
07:25 -Ismaël Hamer Guellet, oui, président depuis...
07:27 Enfin, qui était déjà directeur des cabinets de son oncle,
07:31 depuis 96, vous voyez, ça fait un moment.
07:34 Et d'ailleurs, la question de la suite
07:37 se pose, comme beaucoup de cas.
07:40 Nous avons, bien sûr, pas connu d'élection libre
07:44 et nous avons pas connu encore des transitions en douce.
07:47 La question de la transition se pose dans beaucoup de pays
07:50 en Afrique, et comment concilier la démocratie,
07:53 les attentes du peuple et la stabilité du gouvernement,
07:56 de l'Etat lui-même, de l'Etat-nation,
07:59 ce sont des choses sur lesquelles nous sommes pas encore au point,
08:02 à Djibouti, bien sûr, et dans d'autres pays africains.
08:06 -Aujourd'hui, nous sommes dans une situation
08:08 qui est assez compliquée sur le plan mondial,
08:11 avec une guerre au coeur,
08:12 enfin, en Europe de l'Est,
08:15 entre l'invasion de la Russie et en Ukraine,
08:19 et il y a une opposition
08:22 qui se manifeste de plus en plus
08:24 entre l'Occident
08:27 et ce qu'on appelle, selon une formule qui est nouvelle,
08:31 le Sud global, c'est-à-dire les pays
08:34 qui refusent la domination occidentale,
08:36 et on a l'impression que l'Afrique est un peu
08:39 l'otage de cette rivalité
08:42 entre le Sud global, mené par la Chine,
08:44 par la Russie, d'ailleurs, aussi,
08:46 et puis l'Occident, c'est-à-dire les Etats-Unis et l'Europe.
08:50 -Non, ce que moi... -Vous le regrettez ?
08:52 -Je sais qu'il y a...
08:54 D'un point de vue intellectuel, je suis contre les oppositions.
08:57 Je suis plutôt quelqu'un du lien,
08:59 de la relation... -Du passage.
09:01 -Du passage et de la créolisation, finalement.
09:05 Mais je reconnais qu'il y a, évidemment,
09:07 des oppositions aussi binaires, parfois très fortes.
09:11 Donc, ce qu'on appelle aujourd'hui le Sud global
09:15 et contre une espèce d'Occident fantasmé,
09:18 qui est unifié à dessein,
09:20 n'est pas tout à fait nouveau.
09:22 Vous vous rappelez la conférence des Bandung ?
09:25 Il y avait la Tricontinentale. -Une conférence en Adélie,
09:28 en 1954. -En 1956 ou '56.
09:29 -Et qui réunit les non-alignés
09:33 sous la tutelle de Nehru, notamment, et de quelques autres.
09:37 -On les présentait comme une espèce de Sud qui serait réaligné,
09:40 qui serait ni aligné à Moscou, ni à Washington,
09:43 et qui aurait sa voie.
09:44 Ca existait. Aujourd'hui, avec Wagner,
09:47 on voit aussi que la Russie essaye de prendre...
09:50 -Pieds en Afrique ?
09:51 -Pieds en Afrique, et d'ailleurs en République centrafricaine,
09:55 au Mali, etc. Ca fait partie de la géopolitique.
09:58 C'est jamais mouvement. Les blocs ne sont jamais mouvant.
10:01 C'est dangereux. C'est pas tant, à la limite,
10:04 l'opposition de cette manière, mais plutôt qu'il y ait une voie.
10:07 J'entendais, par exemple, le président kényan, Routou,
10:10 qui parlait d'une... Il appelle ça la dédollarisation.
10:14 Une espèce de "pourquoi on utiliserait,
10:16 "entre Djibouti et Nairobi, qui est juste à côté,
10:19 "le dollar ?" -On pourrait,
10:21 pour certains échanges, puisqu'on a des structures régionales,
10:24 on pourrait... C'est ce débat-là.
10:26 Que les Etats africains recherchent une forme de sortie,
10:30 d'autonomie, me paraît être une idée intéressante,
10:33 sans qu'elle soit toujours à retomber
10:35 sur la domination d'un autre.
10:37 C'est pas la Chine qui m'intéresse.
10:39 C'est pas une Afrique qui serait au service de la Chine
10:42 ni de la Russie. Ca serait une Afrique
10:44 qui s'inventerait à la base... -Qui gagnerait son indépendance.
10:48 -Par des processus régionales.
10:50 -Vous avez écrit un livre qui s'appelle,
10:52 qui a un très beau titre, je trouve,
10:54 "Rift, route, rail".
10:56 Une des thèses que vous défendez, c'est une de vos thèses centrales,
11:00 c'est que l'Afrique a été dépossédée d'elle-même.
11:03 -On parle de l'Afrique, de plusieurs choses,
11:05 mais si le discours qu'on a sur l'Afrique
11:07 n'est pas un discours qui est africain,
11:10 d'une certaine manière,
11:11 pour des raisons historiques, par exemple,
11:14 une grande partie de tous les discours
11:16 d'unification vient de la Caraïbe,
11:18 puisque c'est eux qui rêvaient,
11:20 pour prendre en culture populaire, le reggae, par exemple.
11:23 -Le reggae baïque. -Qui vient de la Jamaïque,
11:26 qui a imaginé avec à la tête
11:28 Khaïlé Sélassié, à l'époque. -Khaïlé Sélassié, en Ethiopie.
11:31 -Cette idée d'une Afrique réunie, unifiée,
11:33 c'est un discours que l'Eglise,
11:35 ce qu'on appelait les Eglises éthiopiennes, caraïbéennes,
11:39 ont porté. C'est le nouveau monde qui avait besoin d'une Afrique unie.
11:42 Ce sont des discours qu'on tient sur l'Afrique,
11:45 mais qui ont un sens africain. De même, tous les discours...
11:48 A Djibouti, j'ai travaillé sur la bibliothèque coloniale.
11:52 Quand je voulais devenir écrivain,
11:54 et que j'ai parlé de Djibouti, le seul lieu où j'ai trouvé
11:57 le nom de Djibouti, c'est chez Manfred,
11:59 chez Kessel, chez... -Ils écrivent en français.
12:02 -C'est ça. C'est la littérature coloniale.
12:04 C'est là que Manfred a écrit sur Djibouti,
12:07 avant que j'arrive à écrire sur Djibouti.
12:10 Donc, vous voyez que là, je trouve Djibouti
12:13 dans la bibliothèque qui serait la moins...
12:16 N'est-ce pas ? Indiquée au départ.
12:18 Donc, c'est ces contradictions-là qui m'intéressent.
12:21 Le discours qu'on tient sur l'Afrique,
12:24 les philosophes Mdibé appellent ça la bibliothèque coloniale.
12:27 Ce sont des discours fabriqués par l'anthropologie,
12:30 par l'histoire coloniale, par la métrie coloniale, etc.,
12:34 par les libérations américaines, au sens caraïbéen,
12:37 les églises caraïbéennes ont inventé une forme d'Afrique.
12:41 Ces discours-là ne disent pas grand-chose
12:43 ou disent si peu de choses sur les Afriques réelles.
12:46 -Justement, les Afriques, c'est intéressant
12:49 que vous utilisiez ce pluriel,
12:51 parce que vous avez écrit avec Alain Mabankou
12:53 un dictionnaire enjoué des cultures africaines.
12:56 Qu'est-ce que vous vouliez montrer ?
12:58 Vous vouliez réhabiliter des cultures qui étaient perdues ?
13:01 On vous voit là. -Nous sommes à la fois
13:03 des artistes et des enseignants.
13:05 On voulait faire un dictionnaire
13:07 qui soit d'abord sur le modèle
13:09 de d'autres dictionnaires que vous connaissez,
13:11 le dictionnaire du vin... -Dictionnaire amoureux.
13:14 -D'accord. Avec Alain, on a imaginé une manière d'ouvrir,
13:17 c'est comme si on ouvrait notre mâle,
13:19 et mâle à l'histoire,
13:21 et on sortait des articles en disant,
13:23 "Tenez, si je vous parle de Rambo,
13:25 "il était un Africain, Arthur Rambo."
13:27 -Qui est passé à Djibouti. -Qui voulait même mourir.
13:30 Il n'y a pas plus africain, pour moi,
13:32 plus attachant qu'Arthur Rambo.
13:34 C'est une manière à la fois de vulgariser
13:37 la bibliothèque commune, entre Français et Africains,
13:40 et aussi de faire oeuvre d'éducation.
13:43 -Ce qui est intéressant,
13:45 vous avez parlé de Kessel, de Monfrède,
13:48 qui sont passés à Djibouti,
13:51 des grands voyageurs.
13:52 Est-ce que l'histoire qu'ils ont racontée,
13:55 les histoires qu'ils ont racontées,
13:57 vous les réappropriez, vous estimez
13:59 qu'il faut revisiter tout ça ?
14:01 Est-ce que vous participez, par exemple,
14:03 à ce mouvement aujourd'hui très important aux Etats-Unis ?
14:06 Vous le croisez là où vous enseignez à Washington,
14:09 c'est-à-dire le wokisme, où on remet en question
14:12 certaines vérités historiques. -Non, parce que le wokisme
14:15 est...
14:16 Déboulonné, les statuts...
14:19 C'est un débat de type, on va dire,
14:21 politico-social, qui peut parfois se justifier.
14:26 Ce que nous voulons faire, c'est revisiter les bibliothèques.
14:29 Ce qui m'intéresse, c'est qu'il ait pu écrire des choses sur les miens.
14:33 Les livres sont là, à moi.
14:35 Je vais les lire et m'approprier.
14:37 Pour Manfred, c'est pareil, pour Lottie, c'est pareil.
14:40 Donc, moi, j'ai trafic avec cette littérature-là.
14:43 C'est pas des gens avec qui je suis en opposition.
14:45 Ca serait même des grands oncles,
14:47 qui sont pas là, que j'ai chéris, parfois que j'engueule,
14:51 mais ils font partie de mon imaginaire et de mon histoire.
14:54 -Vous avez lu le roman d'Aspaï de Lottie ?
14:56 J'imagine que le vocabulaire a dû vous gêner.
14:59 -C'est d'époque. -Voilà, c'est ça.
15:01 Vous comprenez ça. -Evidemment qu'ils disent
15:04 que c'est un noir ou un nègre. C'est pas écrit d'aujourd'hui.
15:07 Il est même pas là.
15:08 Moi, ce qui m'intéresse, c'est ce que j'en fais.
15:11 Je vais pas les faire disparaître.
15:13 Je vais les remettre en circulation et les utiliser à ma manière
15:16 en enlevant des mots qui m'intéressent pas.
15:19 Moi, je suis un jeune... Enfin, je ne suis plus jeune, d'ailleurs,
15:23 mais quand j'étais écrivain, on me disait,
15:25 "Pourquoi je vais revendiquer une partie de l'histoire
15:28 "et ne pas une autre ?" Donc, je suis pas dans le déboulonnage,
15:32 je suis pas dans la relation.
15:34 -Vous êtes très attaché à la francophonie.
15:36 -Je voudrais une francophonie de tous les jours,
15:39 pas la francophonie d'exception, où on se retrouve
15:42 la troisième semaine du mois de mars pour fêter la francophonie.
15:45 Elle appartient à tous les usagers de la langue française
15:49 et on voudrait la fêter, la célébrer tous les jours.
15:52 -Certains disent que la francophonie,
15:54 c'est un instrument de néocolonialisme.
15:56 -Qu'elle vient dans les bagages du colonialisme, c'est évident.
16:00 Personne ne demande d'écrire d'une telle manière ou d'une autre.
16:03 Quand vous avez des écrivains,
16:05 qu'ils soient abidjans, qui la créolisent,
16:08 par exemple, il y a les notchis, un argot notchique,
16:11 si vous écoutez la chanson ivoirienne,
16:13 "Les coupes et les décalés", c'est du français,
16:16 mais c'est du français qui a déjà évolué.
16:18 Personne n'est allé légiférer là-dessus.
16:22 Donc, ça appartient aux Ivoiriens.
16:24 Je vois même pas le problème.
16:26 Qu'elle était historiquement coloniale,
16:28 que la France puisse utiliser la langue française
16:32 comme outil diplomatique, c'est entendu,
16:34 mais que la langue française ait dévenue africaine
16:37 depuis des siècles, au moins des décennies,
16:40 pas des siècles, mais au moins un demi-siècle,
16:42 c'est entendu aussi.
16:44 Les choses ne sont pas contradictoires,
16:46 elles sont complexes. -Vous avez écrit
16:48 au président Macron, je crois, pour lui dire
16:51 quel projet de la francophonie vous voulez faire.
16:54 Vous ne savez pas précisément ce que vous voulez.
16:57 Qu'est-ce qui vous a gêné ? -J'avais écrit...
16:59 Il faudrait placer le débat, c'était avant
17:02 qu'il fasse les discours à l'Académie française.
17:05 Il avait fait un discours sur la francophonie
17:07 et la langue partagée.
17:08 Donc, j'avais regardé sur le site de l'Elysée
17:13 et j'avais trouvé deux occurrences
17:16 que j'avais commentées.
17:17 Je lui ai réproché une francophonie
17:19 qui était un peu gafame,
17:21 un peu électronique, etc.
17:24 J'étais attaché à l'ancien...
17:26 -La francophonie de la Start-up Nation.
17:28 -Vous vous rappelez qu'il n'y avait plus,
17:30 dans les premiers gouvernements, un secrétariat d'Etat
17:34 ou un ministre délégué à la francophonie,
17:36 avec un vrai budget.
17:37 J'ai déploré à la fois la disparition
17:39 de la francophonie comme secrétariat d'Etat,
17:42 moi qui suis attaché, alors que nos instituts français
17:46 sont dans un état souvent lamentable.
17:48 -Très abîmé. -Donc, voilà,
17:50 je voulais renforcer la francophonie en France,
17:53 puisque je suis aussi français,
17:55 et d'autre part, que la francophonie
17:57 soit pas l'exception, mais la règle de tout le jour.
18:00 Par exemple, dans nos ambassades,
18:03 aux instances européennes,
18:05 on utilise aussi du français.
18:07 Donc, que Paris soit pas les mauvais élèves
18:10 et dise aux francophones, par exemple,
18:12 une fois l'an, "soyez aux francophones".
18:15 -La langue française, c'est une langue d'émancipation,
18:18 de libération ?
18:20 -Les deux, en fait.
18:21 On peut avoir...
18:22 Les gouvernements français peuvent utiliser la langue
18:25 comme outil diplomatique, c'est entendu,
18:27 mais la langue française a été utilisée et vécue
18:30 et a été accaparée, j'allais dire, par exemple,
18:33 par les premiers indépendantistes des pays colonisés.
18:36 Quand quelqu'un a été colonisé,
18:38 vous lui avez donné un bagage.
18:40 Dans son ADN, vous avez mis quelque chose.
18:43 Lui ou elle peut utiliser ça.
18:44 Par exemple, les indépendantistes africains, algériens,
18:48 voire vietnamiens,
18:49 avaient utilisé la langue française
18:51 comme outil d'émancipation.
18:53 Dans ce cas-là, il s'est raccordé à l'histoire,
18:56 je sais pas, de la Révolution française
18:58 ou de la Commune ou de ce qu'on veut,
19:00 ou du Franc populaire.
19:02 On peut l'utiliser.
19:03 Je suis fils de cette manière-là, par exemple, d'un Hugo.
19:06 On a parlé de Rimbaud,
19:09 d'un Rimbaud proche de Communard, par exemple.
19:11 Ca, c'est l'héritage qui me plaît.
19:13 Il peut y avoir des héritages ou une part de l'héritage
19:16 qui me plaise moins, mais je fais silence.
19:19 -Vous l'assumez. -Oui, je fais silence.
19:21 Quand vous êtes dans une famille,
19:23 vous avez des oncles vertueux et des oncles moins vertueux.
19:26 L'oncle Albert, qui est moins vertueux,
19:29 on le cache, et l'oncle plus vertueux,
19:31 on s'attache à celui-là.
19:34 Nous-mêmes, on fait ça dans notre famille.
19:37 -Justement, sur le continent africain,
19:39 quel est l'homme ou la femme politique
19:42 qui, pour vous, symbolise justement l'Afrique ?
19:45 -Il y en a eu des périodes.
19:47 Je serais d'accord avec Suleymane Bachir, par exemple,
19:50 pour parfois rédimer l'image de Sangor.
19:55 On a très facilement cassé Sangor,
19:57 alors que Sangor... -Vous, vous défendez Sangor.
20:00 -Pour son oeuvre culturelle et pour avoir installé
20:03 l'Etat sénégalais.
20:05 On n'est pas tous d'accord avec tout ce qu'il a fait,
20:07 mais le fait d'avoir installé l'Etat,
20:10 de lui avoir donné une assise,
20:12 est tout à fait honorable.
20:13 -Et son action pour la francophonie ?
20:15 -J'étais étudiant en Normandie, j'ai le rencontré.
20:19 J'ai parlé avec lui, on discutait,
20:20 je lui avais écrit une très belle lettre.
20:23 C'est un homme de culture, et sur sa francophonie aussi.
20:26 On a trop facilement décrié, parce que c'était facile,
20:29 cette époque, normalement, les générations,
20:32 elles se forment à...
20:33 Comment dire ? -En opposition.
20:35 -A chercher des noises aux anciens.
20:38 Elle a formé des générations d'Africains,
20:40 d'artistes africains,
20:42 qui se sont formés à casser du sucre sur Sangor.
20:45 A l'opposé, ça me plairait de citer
20:47 Thomas Sankara, qui n'avait... -Thomas Sankara.
20:49 -Il était aux Affaires pendant quatre ans.
20:52 -Président du Burkina Faso. -Qui a créé...
20:54 L'Etat d'avant s'appelait la "Haute Volta".
20:57 -La "Haute Volta", le pays des hommes intègres.
20:59 -En quatre ans, il a aussi donné une autre manière
21:03 de faire pays, de faire nation,
21:05 et c'est très différent des Sangor,
21:07 et moi, je suis pas des oppositions.
21:09 J'essaie de trouver un intérêt et une utilité,
21:12 et finalement, un usage aujourd'hui historique
21:15 chez l'un et l'autre.
21:16 Je prends des choses chez l'un et l'autre.
21:19 -Vous êtes un écrivain d'origine djiboutienne.
21:21 Vous écrivez beaucoup sur la condition sociale,
21:24 sur l'histoire, sur la colonisation.
21:26 Est-ce qu'on est nécessairement un écrivain engagé ?
21:29 Est-ce que vous estimez... -J'aime.
21:31 -Vous avez écrit, par exemple, une fresque en trois volumes
21:35 sur votre pays, sur Djibouti.
21:37 Le premier volume, ça s'appelait "Le pays sans ombre",
21:40 en 1994. Après, il y a eu "Cahiers nomades".
21:42 Vous parliez des nomades tout à l'heure,
21:45 et les affaires à Issa, c'est aussi beaucoup ça,
21:47 en 1996. Et puis "Balbala", deux ans plus tard.
21:50 Donc tout ça, ça forme une fresque.
21:52 Est-ce que vous estimez que vous êtes un écrivain engagé ?
21:55 -Vous connaissez la réponse. Je préfère être un écrivain
21:59 engageant qu'un écrivain engagé.
22:01 Mais "engagé" signifierait un écrivain qui...
22:03 Ou une écrivaine, d'ailleurs,
22:05 qui prête attention à son entour.
22:07 Donc ça me dérange pas. Ca signifie pas qu'on est...
22:11 Qu'on vulgarise un dogme,
22:12 qu'on essaie de transmettre un message univoque, etc.
22:15 Donc pour moi, un écrivain engagé et engageant,
22:18 surtout avec des thématiques, une langue engageante,
22:21 ça signifie un écrivain qui n'est pas indifférent
22:24 à son environnement. -Oui.
22:25 -Donc oui, si ça signifie un écrivain
22:30 qui s'intéresse à son ton, qui est de son ton et de son époque.
22:33 -Vous êtes allé au Rwanda et vous avez écrit un beau livre,
22:36 un très beau livre qui s'appelle "Moisson de crâne".
22:40 Ces projets s'inscrivaient...
22:41 A l'époque, on appelait ça l'inventaire.
22:44 C'était Jospin qui était là.
22:45 Avec beaucoup d'autres écrivains africains de l'époque,
22:49 nous nous sommes rendus à Kigali
22:50 partager un temps de silence et de deuil avec les Rwandais.
22:54 -Vous avez cette fabuleuse phrase dans ce livre,
22:56 "Le malheur danse et sautille aux bras de l'histoire".
23:00 C'est incroyable, cette phrase-là. -Ouais, c'est...
23:03 Je sais pas si c'est... -Bah si, c'est quand même...
23:06 En 2008, il y a quelqu'un que vous connaissez bien,
23:09 qui s'appelle Jean-Marie Le Clésiaud,
23:11 qui obtient le prix Nobel de littérature,
23:13 qui lui-même connaît bien l'Afrique,
23:15 pour y avoir beaucoup voyagé
23:17 et pour avoir écrit sur l'Afrique aussi.
23:20 -Il a un roman magnifique.
23:22 -Il a un roman magnifique.
23:24 Et son prix Nobel, il vous le dédie.
23:27 Et pourquoi ?
23:28 Vous êtes très fier de ça.
23:31 -Ah, bah, je suis très fier.
23:32 Et quand j'ai... Maintenant, c'est...
23:35 Je l'ai entendu, je l'ai lu,
23:37 mais la première fois que j'avais lu cet hommage-là,
23:40 j'ai fait trois sauts au perrier en arrière.
23:43 -Ah ouais ? -Non, mais évidemment.
23:46 Donc, Jean-Marie Le Clésiaud est d'abord un homme généreux.
23:49 D'ailleurs, il cite beaucoup de gens dans son hommage à...
23:53 Dans son prix... Le discours du prix Nobel,
23:56 où il cite... Il cite d'autres, il ne cite pas...
23:59 Je ne suis pas le seul à être cité.
24:01 C'est un homme généreux, qui fait aussi,
24:03 comme je disais, famille.
24:04 Il cite des écrivains avec lesquels il partage la langue française,
24:08 ce qu'on appelle les écrivains francophones.
24:10 Il cite, par exemple, des écrivains
24:12 qu'on appelle indigènes ou autochtones,
24:15 parce qu'il a le souci de fleuves, de rivières,
24:17 donc ce qu'on appellera maintenant l'écosystème.
24:20 Il est très imprégné.
24:21 Donc, il cite plein de gens qu'il aime,
24:24 et de ce point de vue-là,
24:25 c'est un grand frère, on va dire.
24:27 -Vous le connaissez bien ? -Oui, je le connais très bien.
24:30 -Vous le connaissiez avant qu'il ne vous cite ?
24:33 -Oui, bien sûr, on se rencontrait dans des salons,
24:36 et comme j'étais lecteur, c'est un homme qui voyage
24:39 et qui fait voyager la France,
24:41 Maurice, les lieux où il habitait ensemble.
24:43 Il habitait au sud des Etats-Unis,
24:45 chez les Indiens, on va presque dire,
24:48 dans le Nouveau-Mexique.
24:49 C'est un homme qui balade de monde et qui fait rencontrer des mondes.
24:53 On profite pour dire qu'après Jean-Marie...
24:55 Gustave Le Clesion. -Gustave Le Clésion.
24:58 -Nous avons eu encore Patrick Modiano et Annie Ernaud.
25:01 En 15 ans, nous, de la langue française,
25:04 avons eu trois prix Nobel, ce qui est exceptionnel.
25:06 -Quel est votre écrivain africain préféré ?
25:10 -Il y en a de toutes...
25:12 J'allais dire, c'est comme... Ca dépend des âges.
25:15 Donc j'ai beaucoup aimé...
25:17 Pourquoi j'ai dit... On aurait l'impression
25:20 que j'aime plus l'histoire.
25:22 Mais j'ai fréquenté des écrivains,
25:24 des gens comme Kate Biassine, en Algérie,
25:26 comme Chino Achebe, qui a fait une langue...
25:30 -Très grand écrivain. -Très, très.
25:32 Donc, vous voyez, j'aime beaucoup, là encore,
25:36 il est mort aussi, mais un des plus grands écrivains
25:39 que j'aimerais citer, peut-être, c'est Aimé Césaire.
25:42 -Aimé Césaire, qui, lui, est antillais.
25:44 -Martiniquais. -Martiniquais, précisément,
25:47 qui était un ami intime de Léopold Sédar Senghor
25:49 et qui a beaucoup écrit sur la négritude.
25:51 -Un des grands poètes de la langue française.
25:54 -Abdour Abanoua Berri, merci beaucoup.
25:56 -Merci.
25:58 Générique
26:00 ...
26:10 [Générique de fin]