Jacques Pessis reçoit Claude Guittard : pendant trente ans, il a dirigé la brasserie Lipp. Il raconte dans un livre de grandes et petites histoires qui ont également marqué la nôtre (Éditions du Rocher).
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##LES_CLEFS_D_UNE_VIE-2024-05-20##
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NewsTranscription
00:00 Sud Radio, les clés d'une vie, Jacques Pessis.
00:03 Les clés d'une vie, celles de mon invité.
00:05 Vous avez passé 30 ans dans une brasserie de légende
00:08 où les nourritures intellectuelles étaient aussi importantes que d'autres plus terrestres.
00:13 Certains y buvaient de la bière avec l'espoir de se faire mousser.
00:16 Il s'agit de la brasserie Lippe dont vous racontez aujourd'hui l'histoire dans un livre.
00:20 Bonjour Claude Guitard.
00:22 Bonjour Jacques.
00:22 C'est vrai que vous avez pendant 30 ans travaillé à la brasserie Lippe
00:26 en passant du bas de l'échelle au sommet.
00:28 Exactement. Je rentre en 1992 dans cet établissement en tant que chef de rang.
00:33 J'ai terminé ma carrière en tant que directeur général.
00:36 Et aujourd'hui vous publiez aux Éditions du Rocher "Lippe est une fête".
00:40 D'ailleurs le titre n'est pas indifférent à Ernest Hemingway.
00:43 Non, c'est un petit clin d'œil au livre d'Hemingway "Paris est une fête".
00:47 Parce que dans "Paris est une fête", il raconte dans un chapitre entier
00:50 ses passages chez Lippe quand entre les deux guerres il était un peu désargenté
00:54 et Marcelin Caz avait pris en amitié.
00:56 Alors on va évoquer la brasserie Lippe qui n'est pas simplement une brasserie
00:59 mais un lieu de l'histoire et on va vraiment raconter l'histoire de cette époque
01:03 à travers la brasserie et à travers des dates.
01:05 Et la première que j'ai trouvée c'est le 27 octobre 1880.
01:09 C'est le jour de l'ouverture de la brasserie qui s'appelle à l'époque
01:12 la Brasserie des Bords du Rhin.
01:13 Exactement. En 1880, Léonard et Petroni Lippe qui ont fui l'Alsace annexée
01:20 et se réfugié à Paris comme pas mal d'Alsaciens,
01:23 ouvrent un commerce de brasseries au 151 du boulevard Saint-Germain.
01:27 Il faut dire que le traité de Sedan après la défaite des français a été clair.
01:31 Ceux qui voulaient rester en Alsace seraient allemands, les autres partiraient.
01:34 Ils ont choisi de partir.
01:35 Ils ont choisi de partir, ils ont bien fait.
01:37 Alors ils ont... Je pense même que la brasserie n'existerait pas
01:41 si la France avait gagné la guerre.
01:42 Je pense exactement, vous avez raison.
01:44 Alors il se trouve que créer une brasserie à Paris
01:47 où on sert de la choucroute et de la bière, c'est une façon de se venger.
01:52 Un petit peu, oui.
01:54 C'est-à-dire que l'occupation allemande, ça a été...
01:56 C'est une façon de reprendre l'Alsace et la Lorraine.
01:58 Exactement.
01:59 Et dans les souvenirs de Lippe, est-ce que ça a marqué cette époque-là ?
02:05 Peut-être pas, mais on garde toujours cette grande tradition culinaire de l'Alsace.
02:10 Ça, c'est certain.
02:11 Alors il y a une chanson qui évoque justement Petroni, la femme,
02:14 parce qu'elle était toujours derrière sa caisse.
02:16 Sud Radio, les clés d'une vie.
02:18 "Dans la rue on peut la voir, qu'elle est assise dans son comptoir."
02:24 La caissière du Grand Café, qui est en fait un classique des comiques troupiers.
02:28 Alors en fait, cette caissière, c'est celle du Café Burtin,
02:33 située sur la place Victor Hugo à Grenoble.
02:35 Je ne sais pas si vous le saviez.
02:35 Non.
02:36 Alors il se trouve que Lippe, le Four-Bourg-Saint-Germain,
02:40 dans les années 1880, c'était un lieu où il y avait les bourgeois, les financiers principalement.
02:45 Oui, et puis il y avait quand même beaucoup de commerce de boissons et de restauration.
02:49 En même temps, les poètes venaient y boire quelque chose avec le peu d'argent qu'ils avaient.
02:54 Déjà, mais parce qu'il y avait aussi les maisons d'édition qui commençaient à exister dans ce quartier.
02:58 Donc ça amenait cette clientèle d'écrivains, de poètes, qui venaient à la brasserie.
03:04 Encore une fois, la brasserie, c'est un lieu qui est ouvert toute la journée.
03:07 Oui, donc on pouvait à n'importe quel moment boire un verre ou s'installer pour s'installer.
03:11 Pour déjeuner ou dîner tôt.
03:13 Alors vous arrivez là-bas, Claude Guittard, parce que vous cherchez du travail.
03:17 Exactement.
03:17 Vous avez déjà commencé votre métier.
03:21 Oui, parce que j'ai eu une mauvaise expérience dans une ville de Provence,
03:26 que je ne citerai pas parce que c'était un cauchemar.
03:28 Je suis rentré chez Lippe, oui, en tant que chef de rang,
03:30 pour recommencer ce que j'avais fait 20 ans auparavant.
03:33 Vous aviez commencé, je crois, en Écosse.
03:35 Oui, tout à fait.
03:37 J'ai passé cinq ans en Écosse, dans un charmant village qui s'appelle Fort William.
03:42 J'ai adoré, c'était des gens adorables.
03:45 En même temps, c'était très particulier les économies en Écosse.
03:48 Oui, parce que moi qui suis Auvergnat, j'ai rencontré mes maîtres, je dirais, les Écossais.
03:55 C'est-à-dire ?
03:56 C'est-à-dire que c'était un restaurant qui marchait très bien,
03:58 il y avait une trentaine de personnels en salle et on vendait beaucoup d'alcool.
04:02 Les Écossais boivent pas mal, peut-être plus que nous les Français.
04:08 Et on vendait des alcools, on avait des bouteilles d'un litre et demi.
04:12 Et quand les bouteilles étaient vides, on remettait les bouchons, les capsules dessus,
04:16 on les descendait à la cave, on les retournait.
04:18 On avait des étagères avec des trous dans les étagères et on retournait les bouteilles,
04:22 on les laissait reposer et le lendemain matin, en dévissant le bouchon,
04:26 on récupérait quasiment une dose d'alcool.
04:28 C'est incroyable.
04:30 Tous les jours, on mettait 30 à 40 bouteilles pour vous dire qu'on vendait.
04:34 C'était des bouteilles d'un litre et demi.
04:36 On vendait pas mal d'alcool.
04:38 Et le sommum, je crois, du Rapuche, vous l'avez connu à Clermont-Ferrand,
04:41 où le patron se plaignait quand il restait du pain sur la table des clients.
04:45 Ah oui, oui. Il s'appelait Saint-Chédi et il était avéronné.
04:50 Et quand on ne devait rien jeter, on récupérait tout.
04:54 Et il avait cette célèbre expression, il nous disait, quand il nous voyait jeter quelque chose,
04:59 il nous disait "ici, c'est pas la maison du cadeau,
05:01 la maison du cadeau, c'est chez Pignol, place de Jaude".
05:03 Parce qu'il y avait un magasin, place de Jaude, qui s'appelait la maison du cadeau.
05:06 Et le propriétaire, c'était M. Pignol.
05:08 - Alors il se trouve que vous arrivez chez Libres, la Brasserie Libres est déjà une légende, Claude Guitart.
05:12 - Ah oui, la Brasserie Libres est devenue une légende dans les années 1920,
05:16 du moment où Marcel Incaz, l'avéronné, rachète la brasserie et la grandit.
05:20 Parce que lorsqu'en 1920, il l'achète, il n'y a que la première salle.
05:24 Et en 1935, il inaugure la salle du fond.
05:26 Donc c'est lui qui fait vraiment la réputation de la maison.
05:30 - Et vous arrivez dans ce lieu parce que vous cherchez du travail
05:33 et vous ne savez pas si vous allez être engagé.
05:35 - Non, parce qu'il n'y avait pas d'annonce.
05:38 Je me suis adressé à ce qu'on appelait un bureau de placement,
05:41 qui s'appelle toujours un bureau de placement au quai aux Fleurs.
05:44 Et on m'a dit "Allez voir chez Libres, peut-être qu'ils embauchent".
05:46 Mais il n'y avait aucune certitude.
05:47 - Et vous avez commencé en bas de l'échelle avec la tenue traditionnelle des serveurs.
05:51 - Exactement. La chemise blanche, le gilet noir, la veste qu'on appelle le rondin,
05:55 et le grand tablier blanc.
05:57 - C'est une chose traditionnelle, on porte ça, c'est le seul restaurant où on porte ça.
06:00 - Il y a encore quelques endroits...
06:02 C'est vrai que la veste rondin, plus beaucoup.
06:04 Mais nos voisins en face, le Fleur et le Demago, ont une tenue similaire.
06:08 - Il se trouve aussi que vous arrivez le jour où il y a, je crois dans la salle,
06:11 Joseph Pasteur, Topor et Marcel Blosset-Blanchet.
06:14 - Oui, tout à fait.
06:16 Des gens dont j'avais entendu parler.
06:19 Pour moi, c'était impressionnant.
06:21 Le premier jour, déjà des gens célèbres.
06:24 - Alors, vous avez aussi un numéro.
06:26 - Oui.
06:27 - Tous les serveurs chez Libres ont un numéro
06:30 qui évolue en fonction de l'évolution de la carrière.
06:32 - Exactement. Je suis rentré, j'avais le numéro 23.
06:35 Donc, ça veut dire le dernier arrivé.
06:37 Il y a 23 chefs de rang à la Brasserie Libre.
06:40 Celui qui a le numéro 1, c'est le chef de rang le plus ancien.
06:43 - C'est vraiment une tradition incroyable, ça aussi, c'est quelque chose d'important.
06:46 - C'est quelque chose d'important et d'unique.
06:47 Je ne connais pas d'autres restaurants qui pratiquent ça.
06:49 - Alors, il y a aussi les serveurs, on les connaît que par leur prénom.
06:53 - Oui, on ne donne pas les noms.
06:55 Et c'est vrai que c'est Monsieur Jean, Monsieur Christian, Monsieur...
06:59 Et une des particularités qui a été mise au point par Marcelin Caz,
07:04 c'est que deux chefs de rang ne peuvent pas avoir le même prénom.
07:07 Donc, si le plus récent qui rentre doit changer son prénom,
07:11 prendre son deuxième prénom d'état civil,
07:13 parce que Monsieur Caz ne voulait pas deux serveurs avec le même prénom.
07:16 - Alors, justement, ces serveurs, quand on va là-bas, on les connaît,
07:19 on est habitué, on les appelle par leur prénom.
07:21 Il y a aussi un lien qui se crée entre le serveur et le client.
07:24 - Oui, parce que dans une brasserie, les garçons parlent au client
07:28 et les clients parlent aux garçons.
07:29 On n'est pas dans un endroit gandé comme un restaurant
07:31 où le personnel est quand même plus en retrait.
07:34 À la brasserie, on parle aux clients.
07:36 Et comme les garçons sont quand même très fidèles à l'établissement,
07:39 ils finissent par connaître leurs clients et vice-versa.
07:42 - Alors, il se trouve aussi qu'il y a une particularité.
07:44 Depuis le début, il n'y a jamais eu aucune femme dans la salle de guitare.
07:48 - C'est le vrai.
07:49 Lorsque Léonard Liff signe le bail en 1881,
07:53 la propriétaire des lieux avait mis une clause dans le bail,
07:56 comme quoi elle interdisait qu'il employait des femmes au service.
07:59 Parce que dans les années 80, 1880,
08:02 il y avait certains bistrots et cafés à Paris qui employaient des femmes.
08:07 Et ces femmes avaient obligation de boire avec les clients,
08:09 ce qui pouvait amener à des situations pas très catholiques, on va dire.
08:13 Et donc, elle avait interdit ceci.
08:15 Alors aujourd'hui, ce n'est plus d'actualité.
08:18 La loi nous l'interdit.
08:19 Mais moi, je n'ai jamais reçu de candidature de femme pour un poste de garçon chez Lippe.
08:25 - C'est fou.
08:27 Les couples aussi ne sont pas tolérés.
08:29 - Les couples n'ont jamais été tolérés.
08:31 Du temps de la famille Caz, les couples n'étaient pas tolérés.
08:33 - Pourquoi ?
08:34 - Il en existait, parce que je ne sais pas, ça dérangeait M. Caz.
08:38 Alors il en existait des secrets.
08:41 M. Jean, qui fut un grand premier maître d'hôtel à la Brasserie,
08:46 a longtemps été ami avec la caissière, mais jamais personne ne l'a su.
08:51 Et M. Jean est parti le 15 décembre 1997,
08:56 et il s'est marié le 26 décembre avec cette femme.
08:59 Ça faisait 30 ans qu'ils étaient quasiment ensemble.
09:02 - C'est fou. Mais ça, quelques serveurs le savaient ?
09:04 - Oui, il y avait quelques personnes dans la confidence, mais c'était très très discret.
09:08 - Alors, vous avez gravi les échelons petit à petit ?
09:11 - Oui, parce que j'ai eu...
09:13 Alors, mon anglais m'a beaucoup aidé,
09:15 parce que dans la brigade de restaurants, peu de gens parlaient anglais.
09:18 Moi, je parlais anglais couramment du fait de mes 5 années à l'étranger.
09:22 Ce qui m'a permis d'accueillir des clients étrangers qui ne parlaient pas français.
09:27 Donc mon prédécesseur m'a remarqué et m'a fait évoluer dans la hiérarchie.
09:31 - Et puis un jour, vous avez été convoqué par le patron Olivier Bertrand, Claude Guizard.
09:35 - Oui, et bien, mon prédécesseur allait partir,
09:39 et donc Olivier Bertrand cherchait un successeur à ce monsieur,
09:44 et je l'ai rencontré.
09:46 Et j'ai eu une chance folle, puisque mon prédécesseur lui a dit
09:48 "mais c'est lui mon successeur, il est tout à fait apte à diriger l'établissement".
09:52 - Ça, vous vous y attendiez ou non ?
09:54 - Pas du tout.
09:55 Pas du tout. Pour moi, c'était une surprise.
09:57 Je savais qu'il allait partir,
10:00 mais je n'ambitionnais pas, enfin, je n'y croyais pas, tout simplement.
10:03 - Alors, les propriétaires de Libres, dans l'histoire, j'ai un peu recensé.
10:07 Après Léonard Libres, il y a eu Joseph Gendraud,
10:09 il y a eu Jean Colombet, Jules Florentin,
10:12 et Martin Barthélémy Hébrard,
10:16 qui était un limonadier,
10:18 et qui exigeait la livraison des liquides avant 10h du matin.
10:21 - Oui, oui, oui, tout à fait.
10:23 Mais tous ces propriétaires ne sont pas restés très longtemps,
10:26 parce que Léonard Libres part en 1920,
10:29 euh, part en 1910, pardon,
10:32 et Marcel Incaz achète l'établissement en 1920.
10:34 - Et dans les premiers clients, il y avait aussi Alfred Jarry,
10:37 je ne sais pas si vous le savez, l'auteur du "Burrois",
10:38 qui faisait un déjeuner à l'envers, il commençait par le dessert.
10:41 - Il commençait par l'absinthe, le dessert, absinthe, fromage, absinthe,
10:45 parce qu'il buvait quand même pas mal,
10:47 et il faisait un déjeuner à l'envers, tout à fait.
10:48 - Et Marcel Proust ne venait pas, mais envoyait Céleste...
10:52 - Albarré ? - Albarré.
10:53 - Chercher de la bière, oui.
10:55 C'est elle qui raconte ça dans ses mémoires,
10:57 qu'elle venait quand il ne voulait pas venir,
10:59 donc elle venait avec ses pots de bière,
11:01 elle remplissait ses pots de bière chez Lip.
11:03 - C'est fou ça, pourquoi il ne venait pas ?
11:05 - Je crois qu'il était malade, en fait, c'est quand il ne venait pas,
11:07 mais il adorait cette bière-là et il ne voulait pas s'en passer.
11:12 - Voilà, ça c'est l'histoire du début, et puis elle a évolué.
11:15 On va en parler avec Claude Guitard avec une autre date,
11:17 de la Brasserie Lip, le 26 décembre 1926.
11:21 A tout de suite sur Sud Radio avec Claude Guitard.
11:23 - Sud Radio, les clés d'une vie, Jacques Pessis.
11:26 - Sud Radio, les clés d'une vie, mon invité Claude Guitard,
11:29 vous avez pendant 30 ans travaillé à la Brasserie Lip,
11:32 brasserie légendaire, vous publiez "Lip est une fête" aux éditions du Rocher,
11:36 et on évoque l'histoire de cette brasserie,
11:38 qui est en même temps une histoire de la France du XXe siècle.
11:42 Alors le 26 décembre 1926, c'est la réouverture après les travaux,
11:47 et un banquet est réservé aux clients les plus fidèles,
11:50 parce qu'il y a 80 clients désormais,
11:52 car Marcelin Caz, le nouveau propriétaire, a fait des gros travaux.
11:55 - Oui, il a fait des gros travaux.
11:57 Marcelin Caz achète la brasserie en 1920, il y a 10 tables,
12:00 et donc en 1926, il y en a 50 pratiquement.
12:03 Il a racheté la cour, l'arrière-cour,
12:07 et il a confié les travaux à un architecte qui était célèbre à l'époque,
12:09 qui s'appelait Léon Madeline,
12:11 qui lui a fait un décor avec ces céramiques qu'on retrouve.
12:14 Alors devant ce sont des mosaïques,
12:16 devant ce sont des céramiques, et dans la salle du fond transformée ce sont des mosaïques.
12:20 Mais il a gardé une frise de fleurs, qui sont des fleurs de houblon,
12:25 le houblon, et bien sûr, rappelons, la bière alsacienne.
12:28 - Alors il se trouve qu'il y avait aussi le premier étage,
12:30 où il y avait des billards au départ.
12:31 - Oui, tout à fait, il y avait deux billards au premier étage,
12:34 et Marcelin Caz les a supprimés.
12:36 Le jour où il a fallu les faire réparer, parce qu'il a trouvé que c'était beaucoup trop onéreux,
12:40 et il a remplacé les billards par des tables de restaurant.
12:43 - Ce qui était beaucoup plus avantageux pour lui.
12:45 Alors il faut savoir, Marcelin Caz, il est né à La Guiole, chez Afflueux-de-la-Veyron,
12:49 il a connu une vie difficile dans les fermes au départ.
12:52 - Oui, parce qu'il était issu d'une famille nombreuse,
12:56 et La Guiole, c'est un village pauvre,
12:58 enfin comme à l'époque, né en 1888,
13:02 c'était un village très pauvre, et il a connu une enfance difficile.
13:06 - Et à 14 ans, il décide de venir à Paris,
13:08 il prend la diligence, et ensuite un train en 3ème classe.
13:12 On ne sait plus que ça existe la 3ème classe.
13:13 - Quelle aventure, oui, tout à fait, la diligence et le train de 3ème classe.
13:17 - Alors il se trouve que la 3ème classe brêle,
13:19 quand il est venu à Paris pour la première fois,
13:20 il n'avait pas d'argent, il a pris un billet de 3ème classe,
13:23 et Bruxelles-Paris, à l'époque, c'était 6 heures de train.
13:26 - Alors donc, Marcel Incas vient à Paris,
13:29 il travaille dans des bouignas, et il devient garçon de bain à domicile.
13:33 - Je pense que c'est un des pires métiers qu'il ait pu faire.
13:35 Il transportait de l'eau chaude dans une charette,
13:38 enfin dans une citerne posée sur une charrette,
13:41 sur la citerne, il y avait la baignoire,
13:43 donc il montait la baignoire dans les étages,
13:45 chez le client qui avait demandé,
13:47 il allait chercher l'eau avec ses seaux,
13:49 il remplissait la baignoire,
13:50 et toute la famille prenait son bain.
13:52 Le père, la mère, les enfants,
13:54 et il dit même le chien à la fin.
13:57 Il vidait la baignoire avec les mêmes seaux,
14:00 il redescendait l'eau dans la cour,
14:01 parce qu'il n'y avait aucune commodité,
14:04 et s'il ne renversait pas d'eau dans les escaliers,
14:06 il avait droit à un petit pourboire,
14:08 qu'il a toujours mis de côté.
14:11 - Voilà, car ce sont ces pourboires
14:13 qui ont permis à Marcel Incas d'acheter son premier bar.
14:16 - Son premier bar, et puis,
14:18 un bar dans un quartier pas forcément facile,
14:20 mais il a beaucoup, beaucoup travaillé.
14:23 - Rue de la Roquette, je crois, il y avait beaucoup de voyous.
14:25 - Oui.
14:26 - Et ensuite, il était au HAL, je crois.
14:27 - Il était au HAL, et après, il a été à Maubert.
14:29 Avant d'arriver à Saint-Germain, il a été à Maubert.
14:32 Donc des métiers de labeur, c'était vraiment...
14:35 Avec son épouse, ils ont passé du temps.
14:37 - Et donc, un jour, il a essayé de racheter la brasserie,
14:41 qui s'appelait encore la brasserie du Rhin.
14:43 - Oui, la brasserie des Bords du Rhin.
14:45 Alors, on dit qu'après la guerre de 1914,
14:47 ils ont enlevé du Rhin,
14:48 et c'était devenu la brasserie des Bords,
14:51 parce que le Rhin n'était plus en odeur de sainteté après 1918.
14:55 - D'ailleurs, il a été blessé,
14:56 Marcel VIII, il aurait pu mourir à la guerre de 1914.
14:59 - Tout à fait. Il a eu sa vie de soldat, mobilisé, la guerre...
15:03 - Donc, il a fait la brasserie Lip.
15:05 - Tout à fait.
15:06 - Mais personne ne sait à l'époque que c'est le fondateur, on a oublié.
15:10 - On a oublié, pourtant, il y a une petite enseigne en fer forgé,
15:14 où il y a marqué Lip, qu'on ne voit très peu.
15:15 Moi, j'ai des photos où on la voit,
15:18 où c'est écrit en tout petit,
15:20 mais il y a une petite enseigne qui n'est pas du tout éclairée, rien du tout.
15:23 Et lui, il pense que c'est mieux pour le commerce d'avoir un nom court.
15:26 - Et qui sonne bien.
15:27 Alors, il se trouve que les années 1920, c'est bien sûr Montparnasse qui fait rêver,
15:31 mais il y a aussi une vie à Saint-Germain-des-Prés,
15:35 notamment avec le théâtre et Jacques Coppaud,
15:37 qui a repris le Vieux Colombier, qui était l'Athénée Saint-Germain.
15:41 - Tout à fait. Et ça, ça devient des clients réguliers.
15:45 Boris Vian aussi.
15:46 Enfin, il y a toute une clientèle qui n'est jamais allée à Montparnasse,
15:50 qui n'ira pas. C'est vraiment la vie de quartier de Paris.
15:52 On est à Montparnasse ou on est à Saint-Germain.
15:54 - Et il y a aussi les hommes politiques, car la Chambre des députés,
15:58 les députés viennent régulièrement déjeuner ou dîner.
16:01 - Oui, parce qu'encore une fois, c'est une brasserie qui est ouverte toute la journée.
16:05 Donc, on peut venir lors d'une suspension de séance,
16:08 déjeuner tardivement ou dîner tôt.
16:10 Et il y a toute une clientèle d'hommes politiques
16:13 qui vient et qui prend ses aises chez l'IP.
16:16 - Et il y a aussi les hommes d'affaires.
16:18 - Également.
16:19 - Et à chaque fois, c'est un lieu qu'ils adoptent pour quelle raison ?
16:23 - Ils adoptent ce lieu parce qu'ils sont sûrs de manger des produits de qualité,
16:28 parce que ça a toujours été le leitmotiv de la brasserie.
16:31 Sûrs d'être accueillis parce qu'il y a de la place
16:33 et on leur trouvera toujours une table.
16:36 Et encore une fois, à n'importe quelle heure, ils peuvent venir.
16:39 - Ce qui est rare dans le quartier.
16:41 - Ce qui est quasiment... Il n'y a aucune brasserie dans le quartier de Saint-Germain
16:45 à cette époque-là. Il n'y a aucune brasserie digne...
16:47 Enfin de ce nom, une brasserie qui sert des plats fabriqués toute la journée.
16:51 Il y a une équipe de cuisine qui est là du matin au soir
16:53 et ce qu'on mange, c'est fabriqué à la minute.
16:56 Et il n'y en a pas d'autre dans le quartier.
16:58 - Il se trouve qu'il y a aussi quelqu'un de très célèbre
17:00 qui arrive un jour à la brasserie Lippe.
17:02 Et Robert Charlebois l'a évoqué dans une chanson.
17:05 [♫♫♫]
17:11 Charline Berg, qui après s'être posée au Bourget le 21 mai 1926,
17:16 a fini la journée chez Lippe.
17:18 - Oui. Alors, Marcelin Casse le raconte dans ses mémoires.
17:20 Ça a été de la folie. Il y avait 200-300 personnes devant la porte.
17:24 Il n'a pas pu fermer l'établissement.
17:26 Bon, ça n'a pas dû gêner un averonné de travailler toute la nuit.
17:28 Mais c'était une folie totale dans le quartier.
17:31 Il n'avait jamais vu ça avant.
17:32 - Et pourquoi Lilleberg était venu là ?
17:34 - Alors là, aucune idée. Et Marcelin ne le dit pas.
17:37 Mais on peut imaginer aussi que c'était la brasserie.
17:40 La brasserie était ouverte jusqu'à 2h du matin.
17:42 Donc il est arrivé tardivement.
17:44 Il a été conduit là parce qu'on était sûr qu'ils étaient nombreux et qu'il serait accueilli.
17:48 - Et d'ailleurs, il faut savoir qu'en 1968,
17:50 à la veille du départ des astronautes d'Apollo 8,
17:53 il a déjeuné à Cap Canaveral avec les astronautes, avec sa femme Anne.
17:59 - Ah oui ?
17:59 - Il est allé là-bas pour leur souhaiter bonne chance.
18:02 Et puis il y a aussi Saint-Exupéry,
18:03 qui après avoir failli périr dans le désert,
18:06 est venu à la brasserie Lippe, l'autre guitare.
18:09 - Oui, après s'être perdu dans le désert de Libye, on l'a retrouvé.
18:13 - Et il est venu fêter avec son épouse Consuelo sa réapparition.
18:17 Parce que la presse l'annonçait presque mort.
18:19 Parce qu'il avait disparu, il a disparu quelques jours.
18:21 - Oui, il a été sauvé par des Bédouins.
18:23 - Tout à fait.
18:23 - Et puis il y a eu Stavisky, l'escroc qui était aussi un habitué de chez Lippe.
18:28 - Tout à fait, qui avait ses habitudes aussi.
18:30 Monsieur avec beaucoup de classe, mais on a su après.
18:35 - On a su après qu'il se soit suicidé à Chamonix.
18:37 Et puis il y a eu la guerre.
18:38 Alors la guerre, ça a été, la brasserie Lippe est restée ouverte,
18:42 mais pas question de faire du marché noir.
18:43 - Non, pas question.
18:44 Et la brasserie Lippe n'était pas ouverte tous les jours.
18:47 Elle était ouverte quand le ravitaillement permettait de cuisiner.
18:50 Il y a un menu maigre qui était dans les années 40,
18:53 où il y avait potage vichy, carottes vichy.
18:56 Et certains jours, Marcelin ne pouvait pas ouvrir parce qu'il n'avait pas pu se ravitailler.
19:01 Mais il ne voulait pas exactement succomber au marché noir.
19:04 - Il a eu bien raison.
19:05 Et puis le jour de la libération de Paris, il y a eu une Jeep qui arrive
19:09 avec un premier client à qui il va offrir un cognac.
19:12 - Oui, il va même lui offrir, il va lui remplir sa gourde.
19:14 C'est Hemingway qui s'était engagé dans l'armée, comme correspondant de guerre.
19:19 Et comme il connaissait bien la brasserie,
19:21 ça lui faisait plaisir de venir saluer M. Caz.
19:24 Et M. Caz était aussi touché de le voir.
19:26 Donc il lui a pris sa gourde, il l'a remplie de cognac et il lui a rendu.
19:30 - Il faut savoir que Hemingway a écrit beaucoup d'articles de journaux
19:32 et quelques livres à la brasserie Lippe.
19:35 - Oui, entre les deux guerres, lorsqu'il était à Paris
19:38 et qu'il n'était pas très argenté, il venait chez Lippe
19:41 et il pouvait écrire sous l'escalier, il y a une table ronde
19:44 qui était sa table dédiée où il a écrit.
19:46 Donc dans son journal, "Paris est une fête", il a un chapitre sur la brasserie.
19:51 - Il se trouve aussi qu'un jour, Marcelin Caz achète un cahier en toile noire.
19:55 Il va en faire le cahier des célébrités qui passent tous les jours.
20:01 - En septembre 55. - Le 14 septembre.
20:04 - Le cahier commence. - Qu'est-ce que c'est ce cahier ?
20:07 - C'est un cahier où l'on note tous les jours, midi et soir, depuis cette époque-là,
20:11 les clients célèbres qui viennent à la brasserie ou anonymes mais réguliers.
20:16 Et c'est une mine d'or parce qu'on peut imaginer,
20:20 il y a des soirées avec des noms incroyables,
20:22 on peut imaginer des soirées assez festives à la brasserie Lippe.
20:25 - Et en même temps, on se rend compte de ce que ça représentait.
20:30 C'était l'histoire de France qui défilait à la brasserie Lippe.
20:32 - Exactement. C'est un panel de toute la société,
20:37 la société politique, la société artistique.
20:41 Tout le monde est passé par là, le cinéma, le théâtre, la chanson,
20:45 les architectes, la mode, c'est très très impressionnant.
20:48 - Il a reçu, je crois, la Légion d'honneur au titre du travail.
20:51 - Et il était fier de ça. Il n'aurait pas aimé la recevoir au titre du commerce.
20:56 Pour lui, la vertu, c'était le travail.
20:58 - Et il a beaucoup travaillé, il n'a pas été le seul.
21:01 On va continuer à parler de la brasserie Lippe à travers une autre date,
21:04 le 29 octobre 1965.
21:07 A tout de suite sur Sud Radio avec Claude Guitard.
21:09 - Sud Radio, les clés d'une vie. Jacques Pessis.
21:12 - Sud Radio, les clés d'une vie. Mon invité Claude Guitard.
21:15 Pendant 30 ans, vous avez travaillé à la brasserie Lippe
21:18 en partant du bas de l'échelle et en finissant directeur.
21:20 Et vous publiez aujourd'hui aux Éditions du Rocher
21:23 "Lippe est une fête" qui raconte l'histoire de cette brasserie.
21:26 Alors on a raconté le début avec M. Lippe, avec Marcelin Caz.
21:30 Et puis le 29 octobre 1965,
21:33 c'est un événement historique et tragique qui se produit.
21:36 - C'est la campagne présidentielle, et c'est pendant la campagne présidentielle
21:40 que l'affaire Ben Barca... - C'est Philippe Alexandre ça ?
21:43 - ...va être découverte par les Français.
21:46 - L'affaire Ben Barca, car ça commence à la brasserie Lippe
21:49 où un jour il y a trois clients à une table tranquille.
21:51 Il y a Georges Frangus qui est un météorense,
21:54 Philippe Bernier qui est un producteur,
21:56 et puis un certain Georges Figon qui a fait 11 années de prison
21:59 et qui prépare un film sur la décolonisation
22:01 et qui a invité Mehdi Ben Barca à venir, Philippe.
22:04 - Oui, et Mehdi Ben Barca accède parce qu'il habite en Suisse,
22:08 il est réfugié en Suisse parce qu'il craint quand même pour sa vie.
22:11 - Parce qu'il est opposant au Maroc. - Il est opposant au roi du Maroc.
22:14 Mais il vient parce que c'est Marguerite Duras
22:17 qui doit faire les dialogues de ce film.
22:20 - Elle habite dans le quartier juste en face. - Elle habite dans la rue en face.
22:23 Et donc il arrive, et il n'a même pas le temps de rentrer à la brasserie.
22:27 Il est cueilli par des policiers français devant la porte.
22:30 Il ne s'inquiète pas parce qu'il pense que c'est un simple contrôle
22:33 et on ne le reverra jamais. Mais il n'est jamais rentré chez Philippe.
22:36 Depuis 1965, on parle de lui souvent, et a raison,
22:39 mais c'est un client qu'on n'a en fait jamais reçu.
22:41 - Mais comment ça se fait ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
22:43 Est-ce que Figon... On raconte des tas de choses.
22:45 Figon était complice, il avait tout prévu. Qu'est-ce qui s'est passé ?
22:48 - Oui, Figon était complice. On l'a quand même retrouvé suicidé
22:51 quelques années plus tard. Oui, oui, il était complice.
22:54 Est-ce que c'était le sac de l'époque ?
22:57 Et il a été emmené à Courcouronne, dans la villa d'un truand,
23:02 où on suppose qu'il a été assassiné, dans cette villa.
23:07 - Mais personne n'imaginait ça, et on n'a jamais su finalement la vérité.
23:12 - On n'a jamais su. Il y a eu plein d'hypothèses.
23:14 Moi j'ai lu une hypothèse en Jeune Afrique,
23:17 où le corps était rapatrié dans son pays d'origine,
23:20 au travers de deux avions, avec un échange de cercueils
23:24 sur l'aéroport de Tarbes, une nuit.
23:27 Mais rien, encore aujourd'hui, on ne sait pas vraiment.
23:31 - Alors il y avait aussi, et vous l'avez remarqué, Claude Guitard,
23:33 un agent de la CIA, James Campbell, ce jour-là dans le restaurant.
23:36 - Exactement. C'est dans ces petits cahiers des personnalités
23:39 où je me suis penché un jour sur cette date quand même incroyable.
23:44 Et quand j'ai regardé, j'ai cherché qui était James Campbell.
23:47 Il était là, sous couvert d'être journaliste américain,
23:49 mais c'était un membre de la CIA.
23:51 On peut se poser la question, que faisait la CIA ce jour-là chez lui ?
23:54 - Il se trouve aussi qu'il y a eu deux films sur cet enlèvement.
23:58 Le premier, Yves Boisset l'a tourné,
24:00 et il a tourné la scène de l'enlèvement grâce à la complicité du fils de Marcelin Caz,
24:05 qui a repris l'élu en 65, Roger Caz.
24:07 - Exactement, parce que les services d'ordre ne voulaient pas
24:10 le laisser tourner devant la porte.
24:12 Roger Caz s'est impliqué en disant "Mais moi, devant ma porte,
24:16 j'ai 1,50 m de trottoir et je vais l'utiliser comme je veux."
24:20 Et Yves Boisset a pu mettre son travelling et faire son tournage.
24:24 - La police est venue, mais il y avait des comédiens pour empêcher la police de...
24:27 - Exactement, tout était bien orchestré et le film n'a pu se faire.
24:31 - Alors il se trouve que Roger Caz, donc c'est le fils de Marcelin Caz,
24:34 qui a été élevé en province et qui est revenu ensuite à Paris,
24:37 et qui va faire vraiment de l'IP un théâtre.
24:39 C'est-à-dire qu'il y a un panneau à l'entrée, 90 minutes d'attente.
24:42 C'est lui qui a créé ça ?
24:43 - C'est lui qui a créé ça.
24:44 Il ne supportait pas le téléphone qui sonne,
24:46 donc déjà il ne voulait pas de réservation par téléphone.
24:49 Pendant des années, il n'y avait aucun téléphone dans la salle.
24:52 Le seul téléphone accessible était au sous-sol dans le local des vestiaires.
24:56 Il fallait venir le voir personnellement et se faire inscrire sur une petite liste
25:00 pour avoir une table.
25:02 - Alors qu'il y avait des tables de libre ?
25:04 - Il y avait toujours des tables de libre, mais il pratiquait cette politique-là
25:08 pour donner encore plus envie aux gens.
25:10 Et puis surtout, il voulait que ses clients soient respectueux de la réservation.
25:15 Un client qui ne venait pas à une réservation,
25:17 il pouvait être sûr d'être banni pendant quelques jours.
25:19 - Même quelques années.
25:20 Alors il y avait trois lieux chez l'IP.
25:23 En bas, c'était le paradis.
25:25 - Oui, en rentrant à droite et à gauche, c'est une salle dénommée le paradis.
25:29 Dans la salle du fond, donc un peu plus loin, passer le bar, c'est le purgatoire.
25:33 Et donc le premier étage, c'est l'enfer.
25:36 - L'enfer.
25:37 Et justement, aller au premier étage, c'était la honte.
25:40 - Pour ceux qui ne le savaient pas, non.
25:43 Mais pour ceux qui savaient, ceux qui étaient au paradis voyaient monter des clients en enfer.
25:48 Et là, ceux qui étaient au paradis se marraient bien, on va dire.
25:52 - En même temps, c'était un jeu, c'était un théâtre.
25:54 - Oui, et puis parce que l'affluence de clients
25:57 rendait impossible d'installer tout le monde sur les chaussées.
26:00 Donc il fallait aussi remplir le premier étage, qui est une belle salle de restaurant.
26:03 - Alors il se trouve qu'en Bonne-Auvergne, Roger Caz avait des petits cartons
26:06 pour noter les noms qui étaient les restes des menus précédents de l'IPF.
26:10 - Exactement, on ne gâchait rien.
26:12 On est chez la Véronée, donc on ne gâchait rien.
26:15 - Et il se trouve aussi que la carte n'a pratiquement jamais changé depuis le début.
26:20 - Ah, depuis... Je peux dire qu'aujourd'hui, ça fait 70 ou 72 ans qu'on sert les mêmes plats.
26:26 Donc aujourd'hui, mardi, c'est Blanquette de Vaud, par exemple.
26:29 Et demain, ce sera Buff Mode.
26:31 Et ça fait 75 ans que ça dure.
26:32 - Mais comment ça se fait ? Il ne voulait pas changer ?
26:34 - Non, mais il ne voulait pas changer, il voulait donner des habitudes aux clients.
26:37 Et c'est très intéressant parce que, commercialement,
26:40 cette intelligence donne des repères aux clients.
26:42 Il y a des clients qu'on ne verra que le mardi pour la Blanquette de Vaud,
26:44 ou que le samedi pour le Boeuf Grosselle.
26:47 - Alors la Tête de Vaud date de 1957, la Brandade de Morue de 61.
26:52 - Exactement.
26:53 - Alors il y a un parallèle, c'est le café.
26:55 Parce que le café, au départ, était très mauvais, Philippe, et c'était volontaire, Claude Guittard.
26:59 - Exactement.
27:00 - Et Roger, enfin c'est Marcel Incaz, qui trouvait que des clients qui prenaient un café, puis deux,
27:05 occupaient la table, alors qu'il y avait la queue pour d'autres gourmets qui voulaient déjeuner,
27:10 et qu'ils ne gagnaient pas sa vie en vendant des cafés.
27:12 Donc ils préféraient faire un mauvais café, de type Cona.
27:16 A l'époque, Cona n'avait pas bonne réputation.
27:18 Et donc les clients le savaient, et après le dessert, demandaient l'addition,
27:22 et allaient boire un café au Floraux, au Demago.
27:24 - Donc ils gagnaient plus d'argent avec le café.
27:25 - Donc on pouvait renouveler les tables.
27:26 - Mais dans le cadre "faut manger vite", il y a quelqu'un qui a pratiqué ça aussi,
27:30 c'est Yul Brynner, quand il a créé le Hard Rock Café à New York,
27:33 il a mis de la musique volontairement très fort, pour que le déjeuner ne dure pas plus de 45 minutes.
27:38 - C'est une solution aussi.
27:41 - Alors il se trouve que c'était un économe, mais Roger Incaz avait une vie très particulière,
27:45 il était là tous les jours, et l'été, je ne sais pas si vous le savez,
27:49 il allait à Trouville, il avait un vélo, et il jouait au casino.
27:52 - Tout à fait, il avait plusieurs passions dans la vie, les cigares et le casino.
27:57 - Mais tout ça très discrètement, parce qu'un aubergnien qui joue au casino,
28:01 ce n'est pas si fréquent.
28:02 - Ce n'est pas fréquent.
28:03 - L'un des premiers fidèles, c'était Jacques Laurent, qui est venu enfant à la Brasserie Lippe.
28:08 - Oui, alors Jacques Laurent, on le retrouve dans nos cahiers de personnalité,
28:11 quand il commence à être célèbre en 1955, mais il venait bien avant,
28:14 il venait juste après la guerre, il a commencé à venir chez Lippe.
28:17 - Je crois que son père était client, et qu'il venait pour ce mauvais café.
28:21 - Exactement.
28:22 - Et il se trouve ensuite qu'il s'est mis à écrire ses livres,
28:25 notamment les "Caroline Chéri", à la Brasserie Lippe.
28:29 - Oui, sous ce pseudonyme de Cécile Saint-Laurent, il a écrit beaucoup de ses livres.
28:33 Il arrivait en fin de matinée, il s'installait sous l'escalier,
28:37 et puis au moment du déjeuner, il se mettait en face du bar,
28:40 et l'après-midi, il montait au premier étage pour pouvoir écrire tranquillement.
28:44 - Une petite écriture, moi j'ai vu des manuscrits, c'était minuscule,
28:47 c'était des pattes de mouche.
28:48 - Et puis il était très concentré, n'importe quoi pouvait se passer autour de lui,
28:52 quand il écrivait, il ne voyait rien.
28:54 - Il fumait beaucoup.
28:55 - Et il fumait beaucoup, et il aimait bien le whisky.
28:57 - Mais à l'époque, on pouvait fumer dans les restaurants.
29:00 - Mais oui, on fumait le cigare, on fumait la pipe, on fumait les cigarettes,
29:07 c'était une autre atmosphère, une autre ambiance.
29:10 - Ensuite, il a été élu à l'Académie française,
29:12 mais il y avait une table pour les prétendants à l'Académie française,
29:16 il ne voulait pas y être au départ.
29:18 - Non, exactement.
29:19 C'est assez drôle, il y a un rang de tables, plusieurs tables côte à côte,
29:23 j'ai appris que c'était les tables des prétendants à l'Académie,
29:27 et j'ai été surpris parce qu'un de mes clients,
29:30 qui était vraiment un fidèle, que je voulais mettre de l'autre côté,
29:33 n'a jamais voulu, et le jour où il a été élu à l'Académie française,
29:36 il a changé de côté.
29:38 - C'est magnifique.
29:39 Et Jacques Laurent a dit d'ailleurs à propos de la brasserie libre,
29:41 "J'ai tué sous moi des serveurs, des clients et des directeurs."
29:45 Alors il y a aussi les hommes politiques qui sont très présents,
29:48 et le jeu de Roger Caz, c'était de mettre ensemble des gens de droite et des gens de gauche.
29:52 - Oui, parce que ça favorise le dialogue,
29:55 aujourd'hui on trouve que ce qu'on dit le plus beaucoup...
29:58 - On se fâche.
29:59 - Oui, on se fâche, mais ils débattaient,
30:01 et j'ai essayé de poursuivre cela, après,
30:04 c'est vrai que je demandais souvent au premier arrivé
30:06 si ça ne me dérangeait pas d'avoir M. Hintel à côté de lui,
30:09 souvent ils étaient d'accord,
30:11 si je voyais que ça pouvait "coisser",
30:14 j'ai installé le cligny arrière.
30:16 - Il y a aussi un soir historique, c'est le 2 avril 1974,
30:20 Roger Caz apprend par la massade de Suisses
30:22 la mort de Pompidou, une demi-heure avant tout le monde.
30:24 - Oui, il avait des relais.
30:26 Roger Caz était très bien informé,
30:29 donc il avait des relais un peu partout,
30:31 et il apprend ça, et donc il regarde dans la salle,
30:34 à qui il pourrait glisser cette info confidentielle,
30:39 et il se souvient que François Mitterrand est en train de déjeuner,
30:42 dîner à la salle du Fonds,
30:44 donc il va le voir et il lui chuchote à l'oreille cette nouvelle,
30:47 et à peine Roger Caz est revenu dans la salle du Fonds,
30:50 du deux-devant, François Mitterrand passe presque en courant
30:54 avec une manche d'imperméable et puis l'autre qui traînait,
30:58 et il part, et Roger Caz lui dit "mais monsieur Mitterrand,
31:02 vous n'avez pas payé votre addition",
31:04 et François Mitterrand lui aurait dit "vous me l'enverrez à l'Elysée".
31:06 - Oui, il a fallu attendre 7 ans pour ça de plus.
31:08 Alors il y a aussi le vendredi soir une tradition,
31:11 après apostrophe, Bernard Pivot venait dîner chez Lippe.
31:14 - Oui, Bernard Pivot a organisé plus de 700 dîners chez Lippe,
31:19 après chaque émission littéraire,
31:22 où ils étaient entre 10 et 12 à table,
31:24 c'était une tradition auquel il n'a jamais failli.
31:27 - C'est fou, il y a eu un gâteau pour la 200e qui a été totalement raté.
31:32 - C'était un gâteau en forme de locomotive,
31:34 je ne sais pas pourquoi la locomotive,
31:36 mais c'était une sorte d'omelette norvégienne,
31:39 qu'ils ont voulu flamber mais qui a failli foutre le feu au restaurant.
31:42 - On n'a pas pu mettre 200 bougies dessus.
31:44 Et puis il y a quelqu'un aussi que vous n'avez pas connu,
31:47 mais qui a été aussi un habitué de la brasserie Lippe.
31:50 Alice Sapritch, vous n'avez pas eu le privilège de la connaître ?
32:08 - Non, je n'ai pas eu le privilège de la connaître,
32:10 mais elle fut une cliente assidue.
32:13 Elle était souvent assise à côté de Thierry Luleron,
32:16 qui pourtant s'est beaucoup moqué d'elle,
32:18 mais chez Lippe c'était la paix des braves.
32:20 - En même temps, je vais vous dire une chose,
32:22 chaque fois qu'elle déjeunait seule ou dînait seule,
32:24 c'était le menu léger,
32:26 mais quand on l'invitait et s'aimait arriver,
32:28 elle prenait le maximum de plats.
32:30 Il y avait aussi Manouche,
32:32 qui était ancien mannequin de chez Olida,
32:34 comme elle le disait,
32:36 la veuve d'un truand,
32:38 et qui était là tout le temps aussi.
32:40 - Exactement.
32:42 Son fils a un fils qui est maintenant à quelques années.
32:44 Oui, elle venait,
32:46 elle s'installait table 10,
32:48 et elle avait quand même une voix de poissonnière,
32:50 mais elle était drôle, truculente.
32:52 - Il y a un anecdote, je ne sais pas si vous la connaissez,
32:54 quand Roger Caz, à la Légion d'honneur,
32:56 dit à tous les clients fidèles
32:58 "Vous allez me donner 100 francs,
33:00 on va signer une feuille,
33:02 et on fera une boîte à cigares pour Roger Caz
33:04 dont tout le monde a payé en disant "On aura une table privilégiée"
33:06 La boîte à cigares n'a jamais eu lieu,
33:08 et elle a gardé l'argent pour elle.
33:10 - Je ne connaissais pas cette anecdote.
33:12 - Et puis il y a quelqu'un aussi
33:14 qui a compté, c'est Jacques Chazot.
33:16 Parce que Jacques Chazot,
33:18 mondain, Roger Caz l'a beaucoup aidé.
33:20 - Ah oui.
33:22 - A ce début, quand personne ne croyait en lui,
33:24 il lui a donné à manger,
33:26 et il lui a fait crédit.
33:28 - Mais la famille Caz, ils ont toujours eu un côté
33:30 comme ça, bon samaritain, extraordinaire,
33:32 pour aider les jeunes en devenir.
33:34 - Et il y a quelqu'un aussi
33:36 qui allait à la table des haricots verts
33:38 et qui aidait à faire les haricots verts le matin
33:40 que personne ne connaissait, c'était Fabrice Luchini.
33:42 - Tout à fait.
33:44 Alors il répétait ses scènes de théâtre
33:46 tout en effilant
33:48 des haricots verts.
33:50 Moi j'ai eu l'occasion d'effiler des haricots verts avec lui,
33:52 c'était inénarrable.
33:54 - Mais c'était quoi cette tradition des haricots verts ?
33:56 - C'est-à-dire qu'il fallait occuper le personnel,
33:58 c'était plutôt l'après-midi, c'était entre les deux services.
34:00 On ne vendait que des haricots verts frais
34:02 qui arrivaient le matin
34:04 et il fallait évidemment les équeuter
34:06 ou les effiler, je ne sais pas comment on dit.
34:08 Donc il y avait une table
34:10 et l'après-midi il y avait la vestiaire,
34:12 deux ou trois chefs de rang qui s'installaient
34:14 dans la salle du fond et en passant l'après-midi
34:16 on effilait les haricots verts
34:18 qui étaient cuits après pour le soir.
34:20 Et certains clients, comme c'est une brasserie ouverte
34:22 toute la journée, venaient nous rejoigner.
34:24 On a eu Lionel Jospin,
34:26 oui, on a eu Luchini.
34:28 Alors il y a eu pas mal de gens
34:30 qui sont passés par cette table.
34:32 - Alors cette histoire de la brasserie Lippe,
34:34 vous la racontez dans ce livre qu'on va évoquer
34:36 à travers la date du 20 mars 2024.
34:38 A tout de suite sur Sud Radio avec Claude Guittard.
34:40 - Sud Radio, les clés d'une vie.
34:42 Jacques Pessis.
34:44 - Sud Radio, les clés d'une vie.
34:46 Mon invité Claude Guittard, je rappelle que pendant
34:48 30 ans vous avez travaillé chez Lippe
34:50 du bas de l'échelle à la direction
34:52 et vous publiez aujourd'hui aux éditions du Rocher
34:54 "Lippe est une fête".
34:56 Ce livre est sorti le 20 mars 2024.
34:58 Pourquoi avoir écrit ce livre aujourd'hui, Claude Guittard ?
35:00 - Alors, pourquoi l'avoir écrit
35:02 aujourd'hui ? Je ne pouvais pas le faire avant
35:04 parce que je travaillais. Pour écrire un livre, il faut du temps.
35:06 Et puis je n'étais pas sûr au départ de le faire.
35:08 Et puis j'ai un éditeur
35:10 qui m'a convaincu du bien fondé,
35:12 de raconter mon histoire
35:14 chez Lippe, qui ne pouvait pas
35:16 être intéressante pour
35:18 des lecteurs. - En même temps,
35:20 votre histoire est celle du lieu parce que
35:22 Marcelin Caz a écrit un livre qui est
35:24 aujourd'hui un collector. - Ah oui,
35:26 alors Marcelin Caz a écrit un bouquin
35:28 fabuleux parce que là, c'est son histoire.
35:30 Marcelin Caz était le bâtisseur.
35:32 Il a racheté la brasserie, puis
35:34 le balsard, plein de choses. Un homme
35:36 incroyable.
35:38 Moi, je suis très honoré de ce passé-là.
35:40 - Oui, et il y a Jean Diveaux aussi
35:42 qui en années 70, fondateur de Télé 7 jours,
35:44 qui a écrit un livre
35:46 sur la brasserie Lippe qui a eu
35:48 beaucoup de succès. - Beaucoup de succès, oui.
35:50 - Alors, il se trouve que dans cette histoire de livre, vous racontez
35:52 un peu le lieu et notamment la porte à tambour
35:54 qui est un lieu très particulier.
35:56 - La porte à tambour, c'est l'endroit
35:58 lorsqu'elle est en fonction,
36:00 c'est une porte qui tourne sur elle-même,
36:02 un vrai tambour.
36:04 C'est l'endroit où l'on voit
36:06 lorsque les clients la poussent, s'ils sont
36:08 habitués ou pas à la maison. C'est une façon de
36:10 prendre le tambour dans un sens.
36:12 Il vaut mieux la prendre dans le bon sens.
36:14 On reconnaît tout de suite un client qui va
36:16 prendre la porte tambour dans le mauvais sens
36:18 et celui-ci, on aura tendance à l'envoyer
36:20 au premier étage parce que pour nous,
36:22 il ne connaît pas les us et les coutumes de la maison.
36:24 - Oui, il se trouve que cette porte à tambour,
36:26 aujourd'hui, il y en a partout dans tous les établissements,
36:28 mais elle était avant-gardiste.
36:30 - C'était une révolution, oui, tout à fait.
36:32 C'est un mécanisme incroyable.
36:34 C'est une porte en acajou
36:36 avec des joints en crin de cheval qui sont magnifiques.
36:38 C'est une œuvre d'art.
36:40 - Qui a été créée, elle date de 1888.
36:42 - Exactement.
36:44 La première photo de 1880,
36:46 on ne voit pas la porte à tambour, elle n'existe pas.
36:48 Elle est installée 8 ans plus tard.
36:50 - C'est quelque chose qu'il faut entretenir en permanence.
36:52 - Oui, c'est un mécanisme
36:54 incroyablement compliqué
36:56 mais solide parce que
36:58 jamais aucune pièce n'est cassée,
37:00 mais il faut l'entretenir,
37:02 il faut graisser certains roulements.
37:04 - Ce qu'on ne sait pas aussi
37:06 et ce que vous racontez dans votre livre,
37:08 c'est le quotidien de la brasserie libre,
37:10 notamment chaque ampoule est vérifiée chaque matin
37:12 avec l'augmentar.
37:14 - Oui, c'est une de mes manies.
37:16 Je n'ai jamais supporté une ampoule grillée.
37:18 Le matin, je rentrais par la porte principale
37:20 et ma première occupation
37:22 c'était de surveiller les lustres
37:24 et de voir qu'il n'y avait pas d'ampoule grillée.
37:26 Je trouve que c'est
37:28 une façon de montrer
37:30 qu'on s'occupe bien d'une maison.
37:32 Une ampoule grillée, ce n'est pas joli.
37:34 - Il faut aussi organiser les tables
37:36 et ça, ce n'est pas un jeu de hasard.
37:38 - Non, ce n'est pas un jeu de hasard.
37:40 Il faut faire attention
37:42 de mettre qui on met à côté de qui.
37:44 C'est pas une science
37:46 mais il faut bien connaître ses clients
37:48 pour éviter de faire des impairs.
37:50 - Il est arrivé de faire des impairs,
37:52 je crois que vous n'avez pas reconnu un jour
37:54 le roi de Belgique.
37:56 - Oui, le roi de Belgique est arrivé,
37:58 il n'avait pas réservé,
38:00 il est arrivé sans protection policière
38:02 ce qui est assez rare.
38:04 Non, je ne l'ai pas reconnu.
38:06 Franchement, il n'avait pas une tête très médiatique,
38:08 ce n'était pas la reine d'Angleterre.
38:10 Je ne l'ai pas reconnu, il n'avait pas réservé.
38:12 Je l'ai suivi après, ce sont des clients
38:14 qui sont venus me prévenir en me disant
38:16 "vous savez qui vous avez envoyé au premier étage ?"
38:18 Je suis allé le voir et non,
38:20 il m'a dit qu'il se trouvait très bien là-haut
38:22 et il est resté.
38:24 - Il y avait quelqu'un qui a aussi aimé le premier étage,
38:26 c'est Madonna.
38:28 - Oui, parce qu'elle voulait de la discrétion.
38:30 Le premier étage est bien pour cela,
38:32 si on veut un peu de discrétion,
38:34 on s'installe au premier étage.
38:36 Et lors de ses concerts à Paris,
38:38 à la fin de ses concerts, elle venait
38:40 et il y avait un panneau qui indique
38:42 qu'on ne compte pas les radis de M.Vincent Lindon.
38:44 - Oui, parce que Vincent Lindon
38:46 est un fidèle de chez Fidèle,
38:48 il vient à la brasserie peut-être
38:50 depuis 27-28 ans
38:52 et son...
38:54 je ne dirais pas son plat préféré
38:56 mais quand il arrive, il aime bien manger,
38:58 grignoter quelques radis.
39:00 Et un jour j'ai décidé qu'on ne lui ferait plus payer
39:02 ses radis, donc j'ai mis une petite pancarte
39:04 en cuisine où les radis de M.Lindon
39:06 sont offerts.
39:08 - Les radis selon l'expression populaire.
39:10 Alors ces panneaux justement, lorsqu'on est chez,
39:12 dans cette brasserie, il y a des panneaux
39:14 qui semblent ne pas avoir d'âge, qui datent de deux siècles
39:16 mais qui ont été réalisés
39:18 presque aujourd'hui.
39:20 - Oui, parce qu'on pense que...
39:22 il y a des panneaux sur les chiens
39:24 qui sont très intéressants
39:26 où le panneau dit qu'il est interdit de faire manger
39:28 les chiens dans le matériel de la maison.
39:30 On accepte les bêtes, si les chiens sont en laisse
39:32 et qu'ils se tiennent tranquilles, il n'y a pas de problème
39:34 mais on ne veut pas que
39:36 les chiens et les humains mangent dans les mêmes gamelles.
39:38 - Oui, mais il y a plusieurs panneaux comme ça
39:40 avec des indications sur les chèques...
39:42 - Oui, les chèques ne sont pas admis, bien sûr
39:44 ou alors il faut manifester
39:46 le désir de payer par chèque à l'arrivée
39:48 ce qui est quasi improbable.
39:50 - Mais il y a aussi, je crois,
39:52 les fumeurs de pipe qui ont longtemps
39:54 été tolérés, c'est plus le cas.
39:56 - Non, les fumeurs de pipe étaient bannis
39:58 parce que M. Roger Caz
40:00 n'aimait pas l'odeur du tabac. Il y avait ces
40:02 nouveaux tabacs des années 60 comme l'Amsterdamer
40:04 qui donnaient des tabacs un peu sucrés.
40:06 Roger Caz n'aimait pas ça.
40:08 Roger Caz était un amateur de cigare,
40:10 il préférait le cigare et il interdisait la pipe.
40:12 - Et puis il y a la veste qui est obligatoire.
40:14 - Ben ça c'est une tradition
40:16 d'élégance, je dirais. Oui, la veste
40:18 pour les hommes était obligatoire.
40:20 Ça devient difficile aujourd'hui, parce que les hommes
40:22 viennent sans veste, mais un homme qui arrivait
40:24 avec une veste, s'il avait le malheur de la retirer,
40:26 on lui demandait de la remettre. - C'est arrivé, je crois,
40:28 avec François Bayrou. - Oui, et alors
40:30 c'est vrai que je lui ai demandé de la remettre
40:32 parce qu'il était le seul dans la salle
40:34 à avoir ôté sa veste
40:36 et c'était pas très esthétique.
40:38 - Et il a accepté sans ? - Il a accepté
40:40 sans rechigner. - Et puis il y a une tradition
40:42 aussi chez l'HIP, c'est le millefeuille
40:44 de guitare.
40:46 C'est très spécial. - C'est un millefeuille
40:48 qui est fait par une célèbre
40:50 maison parisienne et
40:52 c'est vrai qu'il
40:54 n'en est fait que certaines quantités par jour
40:56 puisqu'on entretient une pénurie
40:58 parce qu'un millefeuille c'est bon le jour
41:00 où ça a été fait. Les millefeuilles sont faites le matin
41:02 et devaient être consommées dans la journée.
41:04 Sinon le feuilletage ramollit
41:06 et c'est pas très agréable.
41:08 - Donc il y a des clients qui arrivaient, comme Jacques Lang
41:10 qui demandaient qu'on leur garde une part de millefeuille.
41:12 - Oui, même à la réservation,
41:14 quand ils réservaient, ils disaient "vous me garderez
41:16 deux portions de millefeuille". - D'ailleurs il y a
41:18 un film, "Le bon plaisir" où l'on
41:20 voit Michel Serrault
41:22 qui demande qu'on lui mette de côté
41:24 deux millefeuilles. - Exactement, quand il arrive
41:26 dans la brasserie, c'est Roger Caz qui joue son propre rôle.
41:28 - C'est la seule fois où il est au cinéma.
41:30 - C'est la seule fois où il fait du cinéma, exactement.
41:32 Et il demande qu'on lui mette
41:34 deux millefeuilles de côté. - Et on a tourné ça
41:36 le lundi, jour de fermeture de la brasserie.
41:38 - Exactement, il ne faut pas perdre d'argent.
41:40 Et puis surtout, accueillir les clients.
41:42 Moi j'ai eu l'occasion d'organiser des tournages,
41:44 je les faisais la nuit, parce que j'estime que
41:46 le cinéma ne doit pas prendre la place
41:48 de nos clients, et nos clients seront quand même
41:50 les gens
41:52 les plus importants dans la maison.
41:54 - Tanguy a été tourné, je crois, en partie,
41:56 à chez Lippe. - Oui, toutes les scènes de restaurant
41:58 ont été tournées, mais la nuit. Et on avait
42:00 eu une franche discussion avec le réalisateur,
42:02 parce qu'il fallait qu'il vienne
42:04 à une heure du matin, qu'il installe
42:06 son matériel et qu'il reparte à six heures
42:08 du matin pour que la brasserie puisse réouvrir.
42:10 - Alors il se trouve aussi que
42:12 dans "Le Bon Plaisir", on parle
42:14 entre guillemets de Mazarine,
42:16 et Mazarine est venue
42:18 chez Lippe avec son père, alors que personne
42:20 ne connaissait son existence, Claude Hidard.
42:22 - Oui, exactement. Et alors ce qui est quand même
42:24 assez curieux, c'est que François Mitterrand
42:26 venait seul, ce qui était très rare,
42:28 il attendait, et puis au bout de
42:30 dix minutes, un quart d'heure, une jeune fille arrivait,
42:32 c'était sa fille. Tout le monde
42:34 le savait, et la salle était pleine
42:36 de journalistes, mais personne ne disait rien.
42:38 Il y avait une vraie discrétion sur la vie
42:40 privée des hommes politiques.
42:42 - Et quelqu'un qui vous a surpris aussi,
42:44 c'est la Chabanou, qui dînait seule
42:46 et qui connaissait des histoires salaces.
42:48 - Oui, je l'ai installée. Alors elle dînait
42:50 pas seule, elle dînait avec des amis,
42:52 mais j'ai l'impression qu'elle s'ennuyait
42:54 un peu, et est arrivée Joël
42:56 Dupuche, le fameux austréiculteur
42:58 du bassin d'Arcachon,
43:00 et je l'ai installée à côté d'elle.
43:02 Et lui était seul aussi, et ils ont
43:04 commencé à parler ensemble, et Joël
43:06 est quand même quelqu'un
43:08 qui a une faconde bien particulière,
43:10 et ils ont commencé à se raconter des histoires drôles,
43:12 et quand Joël est parti, il m'a dit
43:14 "mais elle m'en a raconté des salés".
43:16 - Et puis un jour, Bill Clinton
43:18 est arrivé sans réservation, Claude Hidard.
43:20 - Oui, alors en plein été,
43:22 un jour, Bill Clinton, il avait quitté la présidence
43:24 depuis quelques mois, la présidence des Etats-Unis,
43:26 et il débarque à la brasserie,
43:28 ils sont six, il n'y a pas eu de réservation,
43:30 on n'a pas été prévenu,
43:32 il est quand même entouré d'une vingtaine
43:34 de gardes du corps, c'est imposant, mais je n'ai pas
43:36 de place, la salle est pleine, toutes les
43:38 salles sont pleines. Donc il est debout,
43:40 et je lui demande d'attendre.
43:42 Et les clients autour, les fidèles,
43:44 les habitués, ont souri en
43:46 voyant Bill Clinton
43:48 attendre une table. Et finalement,
43:50 j'ai eu une table pour lui en terrasse, qu'il a acceptée
43:52 bien volontiers. - En commandant du Coca-Cola.
43:54 - Voilà, en commandant du Coca-Cola,
43:56 et nous n'en vendions pas, donc j'ai dû
43:58 aller le voir, lui disant "Monsieur, désolé,
44:00 il n'y en a pas". Au départ, il ne m'a pas cru,
44:02 et après, il a souri,
44:04 et il s'est consolé avec
44:06 un joli vin de Bordeaux.
44:08 - Oui, c'est quand même mieux pour le palais.
44:10 Et puis, il y a eu quelqu'un de très
44:12 célèbre qui est venu aussi, c'est un cardinal
44:14 qui avait ses habitudes chez l'IP,
44:16 le clown-guitare. - Oui, le cardinal Roncalli.
44:18 Le cardinal Roncalli,
44:20 avant 1965, était
44:22 non-sapostolique à Paris.
44:24 Et il était très ami avec
44:26 le cardinal de Paris, Mgr Veuillot,
44:28 l'archevêque, et ils venaient déjeuner.
44:30 Ils aimaient bien les plaisirs de la table,
44:32 et ils venaient déjeuner tous les deux
44:34 régulièrement à la brasserie. - Et résultat,
44:36 il devient Jean XXIII.
44:38 - Et voilà, un jour, il est élu pape,
44:40 et il se dit "Mais comment
44:42 je vais continuer à pouvoir
44:44 discuter avec mon ami ?" Parce qu'ils étaient
44:46 vraiment très amis, et
44:48 le pape, donc ils se sont mis
44:50 d'accord avec Mgr Veuillot,
44:52 et Mgr Veuillot venait déjeuner,
44:54 et le pape téléphonait à la brasserie l'IP,
44:56 et Mgr Veuillot descendait dans la
44:58 cabine téléphonique, la vestiaire
45:00 montait dans la salle, elle s'arrêtait
45:02 devant la table de Mgr Veuillot, et elle lui disait
45:04 "Mgr, il y a le pape
45:06 au téléphone." Et si vous voulez,
45:08 les gens autour se disaient "La pauvre Berthe
45:10 perd un peu la tête, parce que
45:12 c'est pas possible."
45:14 Et c'était la stricte vérité. Mgr Veuillot descendait,
45:16 et ils avaient une conversation privée,
45:18 parce que Jean XXIII disait "Mais
45:20 je risque d'être écouté si je vous
45:22 appelle ailleurs, ici je suis sûr qu'on pourra parler
45:24 librement." - Voilà, et il se trouve
45:26 la vestiaire c'est Mme Berthe, qui fait partie
45:28 des légendes de la brasserie l'IP, Cloguita.
45:30 - Oui, Mme Berthe, elle venait de
45:32 Bretagne, elle a travaillé plus de
45:34 30 ans à la brasserie, et elle connaissait
45:36 ses clients, elle connaissait ses
45:38 clients par ses vêtements, c'est incroyable,
45:40 elle pouvait, on lui donnait un vêtement,
45:42 elle était capable de dire à qui appartenait
45:44 ce vêtement sans avoir vu la personne.
45:46 - C'est incroyable, et elle connaissait
45:48 des tas de secrets, elle aurait pu faire un suite magnifique.
45:50 - Oui, et puis,
45:52 parce que la vestiaire ne faisait pas
45:54 que prendre des vestiaires, elle vendait des
45:56 cigares, elle vendait des cigarettes,
45:58 elle était capable de recoudre un bouton,
46:00 et puis de remplir quelques
46:02 menus missions pour les clients,
46:04 et elle avait une forte
46:06 personnalité, elle était connue de tout le monde.
46:08 - Alors aujourd'hui,
46:10 vous travaillez toujours pour la brasserie Lippe,
46:12 avec le prix Caz, qui a été créé par Marcelin Caz
46:14 en 1965, face au
46:16 prix des Demago, et chaque année, il y a un
46:18 prix littéraire dont vous vous occupez.
46:20 - Oui, le prix littéraire, donc le prix Caz
46:22 Brasserie Lippe est remis au mois d'avril,
46:24 à l'origine, il était remis
46:26 le premier jour du printemps,
46:28 et le jury se réunissait
46:30 en 1935, le jury s'est
46:32 réuni toute la nuit à la brasserie,
46:34 avec force, boisson et victuaille,
46:36 et le matin, ils ont annoncé le prix.
46:38 Et donc on a gardé la transition du printemps,
46:40 on annonce généralement le prix
46:42 pas forcément le
46:44 premier jour du printemps, mais entre
46:46 mars et avril. - Et je crois que la première
46:48 lauréate, c'était une compagnie de théâtre. - Tout à fait.
46:50 - Alors il faut savoir aussi que la
46:52 brasserie Lippe a été menacée, et que
46:54 Jacques Lang, fidèle client,
46:56 a sauvé la brasserie en la classant.
46:58 - Oui, parce qu'à la mort de Roger Caz,
47:00 il y a eu des petits problèmes de succession,
47:02 et on a beaucoup craint
47:04 pour le devenir de la brasserie,
47:06 et les clients se sont mobilisés,
47:08 et Jacques Lang, qui a toujours été un client
47:10 fidèle de la maison, a décidé
47:12 de classer l'intérieur,
47:14 les décors,
47:16 ou à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques,
47:18 qui est presque
47:20 une assurance vie. - Et aujourd'hui,
47:22 il y a toujours les mêmes clients,
47:24 ou ça a évolué ? Par exemple, Emmanuel Macron est venu
47:26 une fois avec Michel Charest, il n'est jamais revenu depuis.
47:28 - Non, il n'est jamais revenu, c'est vrai.
47:30 La clientèle évolue, il y a peut-être un petit peu moins de politique,
47:32 mais encore que,
47:34 moi j'étais là au déjeuner, il y en avait pas mal,
47:36 que je connaissais bien,
47:38 la clientèle, c'est plus une clientèle
47:40 écrivain, maison d'édition
47:42 qui sont toujours autour,
47:44 le cinéma, le théâtre, est toujours très présent,
47:46 et la mode aussi. Tous les grands couturiers
47:48 français sont venus chez Lippe, et continuent à venir.
47:50 - Je pense qu'ils continueront,
47:52 et en tout cas, ils découvriront ce livre,
47:54 "Lippe est une fête"
47:56 que vous avez eu le bonheur d'écrire avec le guitare,
47:58 je vous remercie, parce que c'est en même temps un livre d'histoire,
48:00 dans tous les sens du terme. - Merci beaucoup.
48:02 - Merci, "Les Clés d'une vie" s'est terminé pour aujourd'hui,
48:04 on se retrouve bientôt, restez fidèles,