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Monique Canto-Sperber, directrice de recherche émérite au CNRS, auteure de “Quelles libertés pour les plus pauvres ? Résistance libérale ou tentation extrémiste”, et Arnaud Orain, économiste et historien, auteur de “Le Monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe siècle)”, étaient les invités de France Inter mercredi 26 mars pour débattre du thème : Peut-on encore être libéral ?

Retrouvez « Le débat du 7/10 » sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10

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00:00À la une du quotidien L'Opinion, ce matin, Trump les ressort de la politique par la peur,
00:08et le président américain est décrit comme voulant détruire les démocrates et leur
00:14influence y compris dans le secteur privé.
00:17Protectionnisme, politique étrangère agressive, valorisation des intérêts d'entrepreneurs
00:24amis, réduction de l'état fédéral, réaffirmation d'une liberté d'expression totale, comment
00:31décrire, comment qualifier l'administration Trump, libérale, illibérale, autoritaire,
00:39le vieux libéralisme américain est-il en train de muter à grande vitesse, de manière
00:44définitive ? Voilà autant de questions dont on va débattre avec Monique Cantos-Perber,
00:50bonjour.
00:51Bonjour.
00:52Une directrice de l'école normale supérieure, chercheuse des mérites au CNRS, chroniqueuse
00:58à l'Opinion que je viens de citer, vous avez écrit plusieurs livres sur le libéralisme
01:03dont le dernier s'intitule « La liberté cherchant son peuple, libéralisme populaire
01:10contre tentation populiste ». Arnaud Rhin, bonjour.
01:14Bonjour.
01:15Économiste, historien, directeur d'études à l'EHESS, auteur du « Monde confisqué
01:21» et c'est sur le capitalisme de la finitude, publié chez Flammarion en janvier dernier.
01:29Une question panoramique peut-être pour commencer, comment se porte le libéralisme ? Le libéralisme
01:39est-il encore synonyme d'indépendance, de tolérance, d'ouverture et si oui, où
01:44est-ce qu'on doit le chercher ? Sur la carte, Monique Cantos-Perber.
01:50Rassurez-vous, il est toujours existant, menacé plus que jamais, mais j'ai tendance
01:54à penser que c'est aujourd'hui la seule offre politique, en tout cas dans notre pays
01:58et en Europe, qui puisse véritablement être une arme de combat contre les tentations populistes.
02:04A condition évidemment que le libéralisme ne soit pas simplement une philosophie de
02:09salon ou un mouvement politique de salon pour les diplômés et les fortunés, mais
02:13que le libéralisme puisse arriver avec des propositions qui montrent de quelle façon
02:18des politiques libérales peuvent donner des capacités d'agir, un sens de la responsabilité
02:23des moyens d'action, y compris aux plus démunis.
02:25Ça c'est un enjeu fondamental.
02:27Et vous pensez que ce libéralisme tel que vous venez de le décrire parlera aussi fort
02:33ou aussi loin que les populistes ? Il le doit, il doit le démontrer, il doit le répéter
02:39et il doit convaincre avec cela, avec toutes sortes d'exemples concrets.
02:42N'oubliez pas que libéralisme c'est quand même trois siècles, c'est-à-dire qu'il
02:46est le seul mouvement politique qui est subsisté à travers toutes les crises et qui a toujours
02:51apparu comme la solution après des moments de désarroi et de terreur.
02:55Après les totalitarismes, après la fin du communisme, la seule solution c'était une
02:59solution libérale.
03:00Maintenant évidemment il y a à l'intérieur du libéralisme des forces qu'on pourrait
03:03presque dire d'autodestruction qui fait que la défense des libertés, parce qu'au
03:07fond c'est ça le fond de l'affaire, c'est un combat permanent, il ne faut pas s'endormir
03:11sur ces certitudes, toujours sur le front.
03:13Votre point de vue, votre analyse, Arnaud Orain ?
03:16Oui, si on veut se placer du côté économique, on a longtemps parlé, depuis une dizaine
03:22d'années, de la naissance d'un prétendu libéralisme autoritaire.
03:25C'est-à-dire quelque chose qui couplerait finalement le libéralisme économique avec
03:30un illibéralisme politique.
03:31Or il me semble qu'on est entré dans une autre phase en fait, dans une autre phase
03:35qui est une absence à la fois de libéralisme politique et de libéralisme économique.
03:40Puisque le trumpisme, mais c'était déjà en germe en fait dans les administrations
03:47américaines précédentes et déjà en germe en fait à l'intérieur du capitalisme depuis
03:52une dizaine ou une quinzaine d'années, et bien nous voyons des mouvements à la fois
03:55externes, c'est-à-dire remise en cause du multilatéralisme commercial via l'OMC,
04:00OMC qui est aujourd'hui en mort cérébrale, remise de droits de douane sur un certain
04:06nombre de produits dans un certain nombre d'endroits, et puis règne des monopoles.
04:11On a à l'intérieur des États-Unis des théoriciens, des théoriciens de la tech
04:16en particulier, je pense à Peter Thiel, qui a véritablement fait la promotion des monopoles
04:26en nous expliquant que le capitalisme et la concurrence sont opposés et que finalement
04:30le capitalisme ne peut pas vivre dans un monde concurrentiel, ce qui peut paraître paradoxal,
04:36mais son idée c'est que la concurrence doit être remplacée par de grandes firmes
04:43monopolistiques.
04:44Et donc l'idée de déréglementer l'État fédéral et de couper dans les dépenses de
04:49l'État fédéral, ce n'est pas de créer un marché concurrentiel, c'est donner des
04:55pans entiers de la souveraineté et de la puissance publique à deux nouveaux monopoles
05:00qui sont des acteurs privés.
05:01C'est un régime de quelle nature aujourd'hui qui est en place aux États-Unis, selon vous ?
05:08On peut dire que c'est la démocratie libérale américaine qui est secouée ou on est déjà
05:15ailleurs en quelques semaines du deuxième mandat de Donald Trump ?
05:20On est totalement ailleurs, on est même franchement à l'opposé absolu.
05:24Au point de vue du libéralisme politique, c'est évident, libéralisme politique ça
05:28signifie indépendance absolue de la justice, rôle des règles et des normes, refus de
05:34cette sorte de gonflement du pouvoir exécutif, respect du droit des États, c'est-à-dire
05:39exactement le contraire de ce qu'on observe aujourd'hui aux États-Unis où Donald Trump
05:45considère normal que la tournée générale qu'il a nommée, Pam Bonny, s'occupe de
05:51liquider ses adversaires politiques, c'est-à-dire la barrière qui avait été installée après
05:56l'affaire Nixon, de séparation totale de la justice et du pouvoir exécutif est complètement
06:02disloquée.
06:03Donc, absence totale de libéralisme politique, absence de libéralisme économique comme ça
06:08a été remarquablement décrit, et j'ajouterais autre chose, non seulement refus de la concurrence,
06:13non seulement droits de douane, non seulement règles internationales malmenées, mais surtout,
06:20le pire de tout, captation de l'intérêt public au nom d'intérêts privés, c'est-à-dire
06:25le pur capitalisme de connivence, de prédation.
06:29Pour les libéraux, c'est une abomination, vous savez que les libéraux ont des états
06:34d'âme à l'égard de l'État, certains pensent que l'État est nécessaire mais
06:37doit être limité, d'autres ne veulent absolument pas d'État, bon, je ne vais pas entrer dans
06:41cette querelle d'école, mais il reste, s'il y a une chose sur laquelle tous les libéraux,
06:46des plus modérés aux plus extrémistes, s'accordent, c'est le refus de la captation
06:51de l'intérêt public par l'intérêt privé.
06:53Or c'est exactement ce qui se passe aujourd'hui aux États-Unis, je ne parle même pas des
06:59libertés individuelles, bien sûr on nous dit la liberté d'expression, et il est vrai
07:02que dans nos démocraties européennes, un peu endormies sur leurs valeurs conformistes
07:07et dont elles pensent que tout le monde les accepte, ont tendance incontestablement à
07:11restreindre l'expression d'opinions opposées, opposées mais qui ne sont pas contraires
07:16à la loi, mais qui n'ont plus tout à fait l'espace de tolérance dont elles devraient
07:19bénéficier bien évidemment.
07:21Mais sous prétexte de défense d'une liberté d'expression radicale, qu'est-ce qu'on a ?
07:25On a une espèce de terreur hégémonique d'un seul type de pensée qui veut supprimer tous
07:30les lieux d'expression et d'opinions opposées.
07:33Avec l'interdiction de centaines de mots dans les secteurs clés de la recherche, les chercheurs
07:39privés ou virés, privés de moyens de chercher ou tout simplement virés.
07:43C'est un tableau apocalyptique là, tout de même, Arnaud Horinck ?
07:48C'est un tableau très très sombre effectivement et malheureusement il semble qu'on ait une
07:53forme de cyclicité en fait dans les rythmes du capitalisme.
07:56Puisque ce capitalisme, que je qualifie de la finitude dans ces pouvoirs…
08:00Pourquoi ? Expliquez !
08:01Alors l'idée c'est que le libéralisme, ou les libéralismes plutôt, sont une promesse.
08:07Sont une promesse d'enrichissement et d'abondance à tous les niveaux.
08:11C'est-à-dire au niveau individuel, au niveau des firmes, au niveau des états.
08:15L'idée c'est que l'économie n'est pas un jeu à somme nulle.
08:18Et que chacun finalement, à son niveau, peut progresser, peut s'enrichir si on respecte
08:23un principe fondateur qui est le principe de la concurrence.
08:27Le capitalisme de la finitude c'est l'inverse.
08:29C'est un monde qu'on a déjà connu, qu'on a connu au XVIème, XVIIIème siècle lorsque
08:33le capitalisme est né, qu'on a connu à partir de la fin du XIXème siècle jusqu'en
08:371945 et qu'on reconnaît de nouveau depuis une dizaine d'années.
08:42C'est un monde qui est pensé comme un jeu à somme nulle.
08:44C'est-à-dire qu'il s'agisse des individus, des firmes ou des états, l'idée c'est
08:48qu'il n'y en aura pas pour tout le monde.
08:49Et donc qu'il faut jeter le principe concurrentiel, qu'il faut se repositionner dans un monde
08:57de prédation directe, c'est-à-dire un monde de prédation sur les océans où on
09:01a de moins en moins une puissance hégémonique qui va assurer la liberté des mers.
09:06Mais plutôt on va commercer avec ce que j'appelle des silos impériaux, c'est-à-dire
09:11ses amis, ses vassaux, ses colonies.
09:13Un monde d'impérialisme territorial et souverain.
09:16Je veux le Groenland, je veux le Canada.
09:18Je veux revoir les frontières de 1908 avec le Canada pour m'approprier des ressources
09:23hydriques.
09:24J'ai besoin d'un certain nombre de métaux et de minéraux au Groenland et en Ukraine.
09:29Et puis j'ai des compagnies états, c'est-à-dire des firmes qui ne sont plus des multinationales
09:34dans un monde concurrentiel mais qui sont des institutions qui sont à la fois marchandes
09:38et à la fois souveraines.
09:40Comme les compagnies des Indes des XVIIe et XVIIIe siècle.
09:43C'est-à-dire des entités finalement qui vont absorber des fonctions régaliennes
09:47de l'État.
09:48Et ça, c'est un monde effectivement très inquiétant dans lequel la prédation n'est
09:54plus celle qui est régulée par les forces du marché mais simplement par la force.
10:01Oui, donc même les plus grands critiques vont finir par regretter le capitalisme si
10:09j'ai bien compris.
10:10Le néolibéralisme.
10:11C'est important de bien distinguer les deux.
10:16Le capitalisme et le libéralisme, ce n'est pas la même chose.
10:19Le libéralisme est fondé quand même sur la liberté politique, la liberté économique,
10:24ce qui signifie dans la définition la plus simple, les initiatives économiques décentralisées.
10:28Il n'y a pas d'organisation d'économie, ça émerge de la société, ça c'est vraiment
10:32une des thèses fondamentales du capitalisme.
10:34Mais si vous me permettez, je reviens sur cette très belle idée.
10:37Le libéralisme, c'est la pensée politique de la promesse.
10:40C'est vrai, c'est celle qui a ouvert le monde à partir de la fin du XVIIe siècle,
10:44permis l'extraordinaire développement économique que nous avons connu, permis la démocratie,
10:50permis la reconnaissance de l'intégrité individuelle et des droits de la conscience
10:53de l'individu.
10:54C'est-à-dire cette belle idée de la liberté libérale, laissez-moi libre pour tout ce
10:58qui ne concerne pas les autres ni la sécurité publique.
11:02Et bien évidemment, elle est malmenée cette promesse libérale aujourd'hui à cause
11:05des phénomènes et des tendances qui viennent d'être décrits, c'est-à-dire tentatives
11:11d'installer des hégémonies, des monopoles, de briser, de rendre inutiles les lois internationales
11:16et cette belle régulation du monde que les libéraux avaient en tête.
11:19Mais c'est un avenir possible, ce n'est pas le seul.
11:22Et heureusement qu'il y a suffisamment de libéraux, en tout cas je l'espère aujourd'hui,
11:26parce qu'au fond, la volonté de préserver sa liberté personnelle et son intégrité,
11:30c'est quelque chose qui appartient à toutes les classes sociales et qui reste fondamentale,
11:34qui a déjà été la puissance qui a mis à bas tous les totalitarismes, des fascistes
11:39aux communistes.
11:40Mais par ailleurs, pour y arriver, si vous voulez, il faut véritablement que le libéralisme
11:46se réarme.
11:47Parce que de toute façon, tout ce système autoritaire, prédateur, monopolistique, on
11:53en a déjà vu des exemples dans l'histoire et on sait comment ça se termine.
11:56Inévitablement, la corruption prend le dessus.
11:59Quand il n'y a pas de contre-pouvoir, il suffit de relire Machiavel ou Montesquieu,
12:04évidemment, la classe dominante est corrompue.
12:07Quand les ressources sont limitées, on finit par les chercher chez les voisins, d'où
12:12une sorte d'état de conflictualité permanent.
12:15Quand un tel autoritarisme installé dans la société des groupes se révolte, d'où
12:20la sécession interne constante.
12:21Je ne sais pas si vous avez vu le film d'Alex Garland qui est sorti cet automne, Civil War,
12:28qui se passe aux Etats-Unis justement.
12:30On ne sait pas du tout qui est contre qui, mais on voit deux armées qui s'affrontent
12:34l'une à l'autre.
12:35Arnaud Rhin.
12:36Alors c'est là où effectivement, nos points de vue divergent un peu, c'est-à-dire que
12:39je peux bien entendu reconnaître les bienfaits du libéralisme politique, ça c'est évident,
12:46mais le libéralisme économique, il est aussi porteur de ses propres contradictions.
12:50Et finalement, c'est lui qui nous amène, presque nécessairement finalement, au capitalisme
12:56de la finitude.
12:57C'est-à-dire qu'il va permettre l'émergence de rivaux systémiques, l'Allemagne à la
13:01fin du 19ème siècle, le Japon, les Etats-Unis, aujourd'hui la Chine.
13:06Et finalement, quand des rivaux systémiques apparaissent, les gagnants d'hier, les gagnants
13:10du monde concurrentiel et sans droit de douane d'hier, se retrouvent finalement les perdants
13:18d'aujourd'hui et ils remettent en cause ces principes libéraux.
13:22De la même façon, et c'est plus grave aujourd'hui, on a un problème de ressources, on a un problème
13:28de guerre à la nature.
13:29Et finalement, le libéralisme, il a contribué, bien sûr, à la sortie de la pauvreté d'un
13:35grand nombre de gens, mais il a aussi eu un impact très négatif sur les classes laborieuses
13:42occidentales et il a eu aussi un impact très négatif sur les espèces vivantes, sur les
13:49non-humains, sur les ressources écologiques.
13:52Et par conséquent, on a un problème, si on veut refaire une phase libérale, on va avoir
13:58de nouveau un problème autour de cette destruction de la planète.
14:03On va avoir un sacré problème d'un mot, Monique Anthose-Perbert.
14:06On va même avoir deux problèmes, le premier c'est trouver autre chose qui puisse remplacer
14:10ça.
14:11Vous me le signalerez.
14:12Et ensuite, deuxième chose fondamentale, c'est l'ajustement, la transformation interne
14:18permanente.
14:19Bien sûr, il y a un libéralisme de l'expansion, c'est celui qu'on a connu, maintenant on
14:24va connaître le libéralisme de l'approfondissement, c'est-à-dire donner la liberté aux plus
14:28pauvres et puis revenir sur cette espèce d'extraordinaire possible que nous avons
14:32devant nous, d'innovation, d'approfondissement.
14:35Certains libéraux, comme John Stuart Mill, ont envisagé le problème dès le XIXe siècle.
14:40Mill parle d'un état de stabilité du libéralisme, pas expansionniste, mais vers l'approfondissement
14:46et le retour au fondamental de l'homme.

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