Les débatteurs de ce mardi sont Aurélie Jean, scientifique, spécialiste en algorithmique, et Frédéric Filloux, journaliste indépendant, spécialiste de la tech. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-mardi-24-septembre-2024-5758086
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00:00Débat ce matin sur l'une des nouveautés du gouvernement Barnier, c'est la création
00:06d'un secrétariat d'État à l'intelligence artificielle et au numérique.
00:12C'est Clara Chapaz qui détient ce portefeuille, diplômée de l'ESSEC et de la business school
00:17d'Harvard, passée par différentes entreprises du numérique, elle dirigeait jusqu'à sa
00:25nomination au gouvernement la mission française de soutien aux start-up.
00:29Alors qu'attendre de ce secrétariat d'État ? La France est-elle en retard dans l'intelligence
00:34artificielle ? Et si oui, ce retard est-il rattrapable ? On pose ces questions à Frédéric
00:40Filloux, journaliste indépendant, spécialiste de la tech, bonjour, et à Aurélie Jean,
00:46scientifique, spécialiste d'algorithmique, bonjour Nicolas ! Merci d'être là, question
00:53rapide pour commencer la création d'un secrétariat d'État dédié à l'IA, vous
00:57parait-elle une bonne nouvelle ? On en avait besoin ou c'est un gadget Frédéric Filloux ?
01:02A chaque législature on se pose la question effectivement, d'abord ça dépend de la
01:08fonction qu'on veut avoir, le problème de ce secrétariat d'État c'est que ce n'est
01:12jamais un scientifique ou une scientifique, ce n'est jamais une personne qui a des rèles
01:17compétences au sens technique, une vraie vision, c'est souvent une personne qui est un ou
01:21une lobbyiste qui représente la French Tech, et moi je pense que la technologie en France
01:26ne se résume pas à la French Tech, personnellement je suis plus Mistral ou Intelligence Artificielle
01:31que mesvieillesfringues.com quoi, et si c'est pour emmener des gens au ECES de Las Vegas,
01:37alors effectivement Clara Chapaz qui est une jeune femme intelligente, diplômée, tout
01:41ce qu'on veut, aucun problème sur son profil bien évidemment, elle fera l'affaire, mais
01:46moi je pense que la France a besoin d'y faire d'autres choses, sur l'IA on a des questions
01:51de formation, on a des questions d'industrialisation, on a des questions d'infrastructures, et
01:57on a un gros sujet de coordination européenne, parce que rien ne se fera sans l'Europe.
02:01Alors justement, on va y venir, mais juste un mot avant aussi de donner la parole à
02:04Aurélie Jean, ce secrétariat d'État est rattaché au ministère de l'enseignement
02:12supérieur et de la recherche, et non plus à Bercy.
02:14C'est déjà un petit progrès.
02:17C'est déjà un petit progrès, et vous alors Aurélie Jean, qu'en pensez-vous ?
02:20Moi je suis assez d'accord avec Frédéric Fillon, c'est-à-dire que l'idée d'avoir
02:23un secrétariat dédié à ça est une bonne nouvelle, maintenant c'est qui on met à
02:26la tête de cette personne et de cette secrétariat, et Mme Schiappaz a énormément de compétences
02:32mais c'est vrai que je regrette qu'il n'y ait pas, c'est le 13e secrétariat d'État
02:37dédié à ce genre de discipline, ou au numérique ou à la télécommunication en règle générale,
02:41puisque le premier c'était M. Fillon dans les années 90, sous ministre Juppé, et on
02:45n'a jamais eu quelqu'un qui venait du milieu technique ou scientifique, même large, on
02:49a toujours eu des gens venant plutôt du business ou des sciences politiques, et c'est
02:52je pense regrettable, en comparaison à d'autres pays, donc je pense que c'est culturel, parce
02:56que si on élargit ça, je prends souvent l'exemple des Etats-Unis où le président Biden a nommé
03:01Eric Lander, qui est un ancien professeur du MIT, spécialiste en biologie comme conseiller
03:05scientifique lorsqu'il est arrivé en janvier 2021, et clairement je pense que c'est un
03:11problème de notre côté, c'est qu'on a aussi des conseillers scientifiques, des conseillers
03:13d'IA en politique qui ne viennent pas de ce milieu, et je pense que c'est un défaut.
03:17Alors certains vont dire qu'on a besoin d'avoir des gens qui connaissent la gestion de l'Etat,
03:21et je comprends, mais on peut toujours créer un cabinet orienté dans ce sens pour arriver
03:26à avoir les compétences nécessaires.
03:28C'est Frédéric Fillon un problème culturel ? Les Américains nomment un prof au MIT sur
03:33le secteur, et nous en France on est sur des profils totalement différents, ça dit quelque
03:39chose ?
03:40Oui, moi je pense que c'est profondément un problème culturel.
03:43Encore une fois, la French Tech en France, tous ses représentants et ses représentantes
03:47quelles que soient leurs qualités personnelles, ont toujours été des lobbyistes du e-commerce
03:53d'entreprises qui vendent des choses, on en a besoin, c'est très bien, mais ce n'est
03:56pas le nerf de la guerre.
03:57C'est-à-dire, comme le montre le rapport Draghi, on est aujourd'hui confronté à
04:01un énorme décrochage européen et français en matière d'IA, en matière d'investissement,
04:08en matière de nombre d'entreprises qui déposent des brevets, enfin Aurélie doit connaître
04:11ça mieux que moi, et donc il y a un énorme effort à faire.
04:15Quand on pense aujourd'hui que 75% de ce qu'on appelle les Foundation Models, c'est-à-dire
04:20les grands modèles d'intelligence artificielle, qu'on appelle les grands modèles de langage,
04:24les LLM, sont américains, ça pose énormément de problèmes, ça pose un problème, encore
04:28une fois, dans cette histoire il y a une histoire d'infrastructure, on est obligé de rentrer
04:32un peu dans le détail, mais aujourd'hui ce sont les GAFA qui vont avoir leur pouvoir
04:38qui va être renforcé par tout ça, parce que ce sont eux qui détiennent l'infrastructure.
04:43Moi je pense qu'un secrétaire d'état au numérique devrait avoir comme priorité,
04:46éventuellement, de travailler sur un grand projet de développer une infrastructure commune,
04:50sans doute au niveau européen.
04:52Je fais toujours le parallèle avec le CERN, vous savez, le Large Added Collider, le grand
04:58collisionneur, c'est un projet qui a coûté je ne sais combien de milliards d'euros,
05:04tous les savants du monde en bénéficient, moi je me demande pourquoi on n'a pas de
05:08grands projets infrastructurels, au lieu de devoir dépendre de Microsoft, de Google
05:13et d'Amazon.
05:14Parce que là, les rapports de force sont absolument, juste pour vous donner un chiffre
05:18très simple, le laboratoire d'intelligence artificielle que viennent créer Xavier Niel,
05:22Rodolphe Saadet et Eric Schmidt, ils ont quelque chose comme 1000 GPU, ce sont des processeurs
05:29spécialisés dans l'intelligence artificielle, à leur disposition, la dernière commande
05:34que vient de faire Elon Musk, c'est 400 000, et le nombre que Microsoft a, c'est 1400 000,
05:41et le nombre que Microsoft a, c'est 1 million, ça vous donne une idée du décalage qu'il
05:45y a, donc il y a un énorme effort à faire, il y a un effort à faire également sur la
05:49production d'ingénieurs et de scientifiques.
05:52Pourquoi ce retard ?
05:54Alors, je pense que tout est relatif, pour s'y remettre à la taille de la France, et
06:00c'est pour ça que je rejoins Monsieur Fillou, c'est-à-dire qu'il faut absolument penser
06:04Europe, c'est fondamental pour des raisons de taille, en termes de jeu de données, et
06:08vous parliez des modèles de fondation qui sont nécessaires pour ensuite les affiner
06:12sur des applications précises métiers, il faut absolument faire ça à l'échelle européenne
06:16pour avoir des jeux de données conséquents, représentatifs, et pour le coup, l'Europe
06:18a une force incroyable comparée aux Etats-Unis, c'est qu'on a une diversité culturelle
06:22qui est un plus pour les modèles, et puis en termes de financement, parce que le nerf
06:26de la guerre, c'est l'argent, surtout dans ce genre de discipline, tant pour payer les
06:29talents que pour aussi payer les infrastructures et tant d'autres choses, et donc clairement
06:33il y a un effet d'échelle important, et je le dis souvent, il faut qu'on ait un secrétaire
06:37d'Etat dit à eau numérique qui soit un visionnaire et pas seulement un gestionnaire,
06:41sinon on n'arrivera pas à projeter ces effets d'échelle et à créer des accointances
06:46avec les pays européens, parce que clairement, si on prend par exemple le cas du RGPD qui
06:49est une révolution et qui a influencé le texte américain, donc il ne faut quand même
06:53pas l'oublier ça, alors le RGPD c'est un texte de protection légale européen, de
06:58protection des données à caractère personnel, qui a influencé le texte américain, et ce
07:02qu'il faut savoir c'est que ce texte qu'on présente souvent comme un texte qui protège
07:06les droits fondamentaux des citoyens, et c'est vrai, c'est aussi un texte somme toute libéral
07:09parce qu'en fait il va permettre la libre circulation des données à caractère personnel
07:13au sein des pays de l'Union.
07:14On n'utilise pas, on n'utilise absolument pas ce levier aujourd'hui puisque les données
07:17ne circulent pas, pour des raisons d'interopérabilité, on peut trouver plein de raisons, mais la
07:21crise du Covid a été l'un des... on a vu, en fait, ça a incarné cette problématique
07:26de libre circulation des données, donc il y a vraiment un travail d'échelle à faire
07:29à l'échelle européenne, tant sur les infrastructures, la libre circulation des talents, les bases
07:34de données, mais aussi, en fait, les moyens et les financements.
07:37Est-ce que, c'est une question qu'on lui a souvent posée quand il était à ce micro,
07:43Thierry Breton, est-ce que l'adage qui veut que les Etats-Unis inventent et que l'Europe
07:49régule, se vérifie sur l'intelligence artificielle ?
07:54Moi, en fait, je trouve que c'est assez caricatural, si je puis me permettre.
07:58C'est caricatural, alors j'entends ce que dit Thierry Breton, parce qu'en effet, les
08:03Etats-Unis innovent énormément et pensent à posteriori, ils ont ce pragmatisme où
08:06ils vont penser la régulation par le système de jurisprudence et de cas judiciaires, parce
08:10que nous, on n'a pas du tout le même système judiciaire en France, vu que c'est le Parlement
08:13qui fait la loi.
08:14Cela étant dit, il ne faut pas oublier que les Etats-Unis, ce n'est pas le pays des
08:17cow-boys, contrairement à ce qu'on peut croire, c'est-à-dire que les données à caractère
08:19personnel et les données financières, les données de santé sont extrêmement régulées.
08:23Il y a eu un « executive order », je ne sais pas le terme en français, par le président
08:27Biden, il y a à peu près un an, justement pour donner les grandes directives.
08:31Je crois qu'il va y avoir un texte qui va arriver, certainement, et ce qui va venir
08:35d'un État comme la Californie, lorsqu'il s'est passé pour l'équivalent du RGPD
08:39et qui va ensuite se diffuser dans les autres États pour un jour devenir fédéral, je ne
08:42sais pas.
08:43Mais l'Europe, il ne faut pas oublier, le RGPD a été une révolution.
08:46Maintenant, le AI Act, qui est le fameux texte européen de législation de l'IA, est différent
08:53du RGPD dans son état d'esprit.
08:55Il est un peu plus conservateur, je trouve, que le RGPD, qui est somme toute libérale
08:59encore une fois.
09:00Mais on va dans la bonne direction et on montre le chemin.
09:03Mais il faut absolument, vous avez raison, il faut quand même continuer à innover,
09:06mettre de l'argent, pas seulement dans les régulations et les audits, mais aussi et
09:09surtout dans la création et la diffusion des savoirs.
09:12On cite souvent l'entreprise Mistral, comme un champion français de l'intelligence artificielle,
09:19Frédéric Filloux.
09:20C'est incontestablement une très très belle entreprise.
09:24Le problème, c'est que ce n'est plus vraiment une entreprise française, puisque l'essentiel
09:28de ses capitaux sont américains.
09:30C'est une entreprise, je crois, qui a levé 1,1 milliard de dollars de capital risque.
09:35Et l'essentiel de ce capital risque, je pense, au-delà de 70%, vient de firmes de ventures
09:39capitales américaines.
09:40Donc ça aussi, c'est un problème.
09:42Et d'ailleurs, quand on regarde cette histoire d'investissement, Aurélie parlait des problèmes
09:47de financement.
09:48Les États-Unis investissent 68 milliards en 2023, 68 milliards d'argent en capital
09:56risque pour la tech.
09:58En Europe, c'est 6 milliards, 8 milliards, pardon.
10:02Mais comment c'est possible ? C'est quoi ? C'est le goût du risque ?
10:06C'est ce que j'allais dire.
10:07Le goût du risque est indexé géographiquement quelque part et la version risque ailleurs ?
10:14C'est exactement ça.
10:15La recette de la Silicon Valley, ce n'est pas très compliqué.
10:17Le premier, c'est une commande publique extrêmement ciblée.
10:20En Europe, on est complètement addicté aux subventions.
10:23Et quand vous interrogez des gens du secteur de la deep tech, c'est-à-dire des technologies
10:28de rupture, ils disent qu'en gros, les subventions, c'est sympa, mais ce dont on aurait besoin,
10:33c'est de la commande publique.
10:34C'est-à-dire du gouvernement, d'une agence, par exemple comme la DARPA américaine, qui
10:39est l'agence de défense, donc on peut enlever le mot défense, mais on aurait quand même
10:43bien besoin de ça.
10:44Typiquement, une boîte comme SpaceX, elle a été uniquement née de cette politique
10:49qui a consisté à faire des appels d'offres et à dire « bon, vous êtes en mesure de
10:56fabriquer ça, vous êtes sûr ? Bon, on vous donne 10 millions de dollars.
10:59Attention, il y a des rapports d'État, etc.
11:01Puis après, on vous donne 100 millions, puis après, on vous passe une commande pour quelque
11:04chose de plus important.
11:05Nous, on est dans un système où on inonde les entreprises d'une pluie de subventions,
11:09mais ça ne remplace pas la commande publique.
11:11Donc ça, c'est le premier élément.
11:12Le deuxième élément, c'est une excellence académique, donc Aurélie est très bien
11:15placée, ils sont pénigrés, incroyable, pour nous en parler, une excellence académique
11:20avec de très très grandes universités qui échangent entre elles et qui ont un véritable
11:24culte du recrutement, du recrutement de qualité.
11:27Moi, je regrette qu'en France, on n'ait pas d'université, on a de très bonnes
11:31universités, mais on n'a rien du niveau de Cornell, de MIT, de Stanford, etc.
11:36Et le troisième élément, c'est ce qu'on évoquait tout à l'heure sur l'afflux
11:39des capitaux.
11:40Si vous avez ce triptyque-là, ça marche.
11:43Aurélie Jean ?
11:44Justement, pour rebondir sur la notion de capital risque, le mot risque résume un peu
11:47tout.
11:48C'est-à-dire qu'on parle souvent de l'argent public, on ne parle pas assez de l'argent
11:51privé, je pense, en Europe.
11:52Et c'est vrai que les risques ne sont pas pris de la même manière et le retour à
11:55investissement n'est pas du tout envisagé de la même manière des deux côtés de l'Atlantique.
11:59Et ça, c'est clairement un problème.
12:01Et je suis complètement d'accord sur le côté fléchage des investissements publics.
12:04C'est-à-dire qu'il faut absolument avoir des grands programmes, de la même manière
12:07qu'on a eu des grands programmes pour aller financer les recherches sur l'énergie nucléaire,
12:10pour aller financer le plan calcul, qui a malheureusement été ensuite enlevé par
12:13Giscard d'Estaing, mais d'aller flécher plus intelligemment à l'instar de la DARPA.
12:17Et pour le coup, vous parliez de la Défense.
12:19Moi, je pense que ce serait aussi intelligent d'avoir la Défense française qui flèche
12:23et qui s'occupe de gérer ce genre de financement.
12:25Pourquoi ? Parce qu'il y a des gens extrêmement talentueux à la Défense, des laboratoires
12:28de dingue, et qu'ils ont une connaissance et un historique, une expérience pertinente
12:34pour aller s'occuper de ce genre de fléchage.
12:36Et puis on voit quand même que le secteur de la Défense est complètement en train
12:39de basculer aux États-Unis.
12:40Ils sont très bons.
12:41Ils sont très bons.
12:42Et ce sont souvent des petites entreprises, je pense à Enduril, par exemple, que vous
12:45connaissez parce que vous habitez Los Angeles, qui développent des choses pour le Pentagone
12:49ou bien même Palantir.
12:51Mais qui aident le civil.
12:52Voilà.
12:53Et donc, en France, on n'a pas ça.
12:56Internet est né de ça, d'ailleurs.
12:57Internet est né de ça.
12:59Merci à tous les deux.
13:01On va rattraper le retard au pas où c'est impossible.
13:05Ça me semble compliqué.
13:06On a des atouts.
13:07On a une très bonne école de mathématiques.
13:08On a, par exemple, des laboratoires.
13:10Les laboratoires de Facebook et de Google en matière d'IA sont installés en grande
13:14partie à Paris.
13:15Donc, on a vraiment d'énormes atouts.
13:17Moi, je suis optimiste.
13:18Merci pour cette pointe d'optimisme, Aurélie Jean et Frédéric Filliou.