Avec ce matin, Thomas Legrand, journaliste, producteur d’En Quête de Politique sur France Inter, et éditorialiste à Libération, Pascal Perrineau, politologue et professeur des Universités à Sciences Po et Françoise Fressoz, éditorialiste politique au journal Le Monde.
Retrouvez « Le débat du 7/10 » sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10
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00:00Débat ce matin sur Jean-Marie Le Pen, mort hier à l'âge de 96 ans, figure historique
00:11de l'extrême droite française, il fonda le Front National, parti aux racines collaborationnistes.
00:18Personnalité à la fois majeure et controversée, condamnée à plusieurs reprises pour des
00:23propos d'essaïs racistes, antisémites, négationnistes, pardon.
00:29L'apogée de sa vie politique sera le 21 avril 2002, quand il accède au second tour
00:34de l'élection présidentielle face à Jacques Chirac.
00:38Quel est l'héritage de Jean-Marie Le Pen ? Sa mort marque-t-elle l'ultime étape
00:43de la dédiabolisation voulue par sa fille au Rassemblement National ? On va en parler
00:49ce matin avec Pascal Perrineau que je salue, bonjour, politologue, professeur des universités
00:55à Sciences Po, le goût de la politique chez Odile Jacob, et le titre de votre dernier
01:00livre, Françoise Fressoz, bonjour, éditorialiste politique au quotidien Le Monde, et pour finir
01:07ce tour de table, Thomas Legrand, bonjour Thomas, producteur d'enquête de politique
01:13sur France Inter, éditorialiste à Libération, merci à tous les trois d'être au micro d'Inter
01:19pour commencer, même question qu'aura incarnée, selon vous, Jean-Marie Le Pen dans la vie
01:24politique de ces 60 dernières années ? Françoise Fressoz.
01:28Moi ce que je retiens c'est le côté aventurier, c'est un aventurier de la politique et c'est
01:34un aventurier de la politique dont pratiquement toutes les étapes du parcours prétapolémique
01:39sont sulfureuses, la vie familiale, la vie politique, c'est ça y est, vous avez rappelé,
01:47les conditions de sa fortune aussi, mais c'est aussi un aventurier de la politique
01:51qui a rencontré les institutions de la Vème République, j'ai l'impression que ce personnage
01:55qui aurait pu rester très marginal sous la IVème République, au fond a trouvé de quoi
02:02s'épanouir sous la Vème République, en raison sans doute de la personnalisation du pouvoir,
02:07de ses talents de provocateur, de sa capacité aussi à sentir, au moment où la France s'ouvre
02:13à l'Europe, qui a une peur des classes moyennes, et donc il va s'emparer de ces
02:18sujets, se réinventer et finalement installer une marque qui est la marque Le Pen.
02:23Et pour vous, Pascal Perrineau, qu'aura-t-il incarné ?
02:26Sur la longue période que vous mentionniez, 60 ans de vie politique, quelque chose aussi
02:32qu'on ne remarque pas c'est l'homme politique qui existait encore et qui était né en 1928,
02:39c'est le dernier homme politique né dans l'entre-deux-guerres, maintenant nous n'avons
02:42plus que des hommes politiques nés beaucoup plus récemment et bien sûr dans les années
02:4760, 70 ou 80.
02:49Ça c'est la première chose, la deuxième chose c'est, quand on regarde ça du point
02:53de vue de ce qu'il représentait au-delà de l'homme, et je partage l'analyse en effet
02:58de François Sfresso sur « Je suis celui par lequel le scandale arrive », il en jouissait
03:04presque de cette fonction, et c'est le retour dans le paysage politique français
03:11d'un tempérament politique qu'on croyait quasi disparu, qu'était le vieux nationalisme
03:18d'extrême-droite, qui a marqué beaucoup la fin du 19e siècle et le début du 20e
03:23siècle en France, qui a marqué bien sûr l'entre-deux-guerres et qu'on croyait marginalisé
03:29avec au fond la fin de l'aventure coloniale française.
03:32Au fond, dans les années 70, on se dit tout ça est terminé, d'ailleurs Jean-Marie
03:37qui, presque la politique, qui fonde une petite boîte pour essayer de vendre des disques,
03:43lui-même en effet semblant tirer les conséquences, et tout d'un coup, à la fin des années
03:4880, et au début des années 80 d'ailleurs plutôt, une problématique sociale, celle
03:55de l'immigration, celle de l'insécurité, va remettre ce courant politique au cœur
04:01de la vie politique française.
04:02Et au fond, la réussite, le peine, avec des guillemets, c'est celle-là.
04:07Qu'aura-t-il incarné Thomas Legrand ? Je vous pose la même question, en précisant
04:12que vous l'avez suivi quand vous étiez journaliste politique.
04:16Il y a très longtemps, entre 88 et 83, j'ai fait des livres, des documentaires, je l'ai
04:21suivi pour une autre radio, bien sûr, et je l'ai connu de près, et j'ai pu vérifier.
04:25Alors qu'est-ce qu'il a incarné ? Qu'est-ce que vous avez vu ?
04:28Alors, qu'est-ce qu'il a incarné ? J'ai l'impression qu'il a réussi à refermer
04:33la parenthèse de l'interdit nationaliste d'extrême-droite qui s'était ouverte,
04:37à mon avis, en 1945, à la libération, où, entre la libération et les années Le Pen,
04:45personne ne se disait de droite.
04:46Même les gens de droite se disaient du centre, mais le mot « droite » avait été banni
04:50quasiment, on n'en a pas conscience aujourd'hui, banni parce qu'une grosse partie de la droite,
04:55une grande partie de la droite s'était fourvoyée dans la collaboration, et lui a
04:59remis la droite et l'extrême-droite au pouvoir, ou en tout cas au pouvoir des idées,
05:05et pour moi, ce qu'il a incarné, c'est finalement ce qu'il a réussi à faire en
05:092007.
05:10Il y a un paradoxe.
05:11Alors expliquez-nous, expliquez-nous.
05:12Pour moi, la grande réussite de Jean-Marie Le Pen, le grand tournant, sa victoire politique
05:17et idéologique, c'est 2007, c'est le moment où il perd les élections de façon assez
05:20pitoyable, il ne fait que 10% grâce à Nicolas Sarkozy, et il gagne pourquoi ? Selon moi,
05:30parce qu'à ce moment-là, Nicolas Sarkozy fait le ministère de l'immigration et de
05:35l'identité.
05:36C'est-à-dire qu'il lit, du verbe « lier », l'immigration et l'identité.
05:39Avant Jean-Marie Le Pen, l'identité de la France, on parlait de l'identité de
05:44la France, et non pas de l'identité française, l'identité de la France au sens Fernand
05:46Brandel.
05:47L'identité de la France, notre diversité, notre caractère, nos paysages, notre histoire.
05:52Qu'est-ce que l'identité française ? Nos racines, notre religion, peut-être même
05:56notre couleur, le sang, la terre.
06:00Et changer l'acception du mot « identité », c'est sa grande réussite politique.
06:05Vous savez, en politique, les mots sont comme des véhicules qui ont une cargaison.
06:10Et celui qui arrive à capter la cargaison, à changer la cargaison, eh bien, il a gagné
06:15quelque chose.
06:17C'est ça qu'il a installé, et on vit depuis là-dessus.
06:19Quand on parle d'identité, eh bien, c'est cette acception-là qui a gagné.
06:23Vous êtes d'accord, Françoise Fresso ? Ce n'est pas le 21 avril 2002, le sommet
06:28de sa carrière, mais c'est ce que vient de dire Thomas Legrand, à savoir être capable
06:32de changer la définition des mots même qui circulent dans l'espace public ?
06:36C'est vrai que pendant toute la période de cette ascension, c'est-à-dire à partir
06:40du milieu des années 1980, mais moi je le lis quand même aussi beaucoup à l'aventure
06:45de Mitterrand.
06:46Qu'est-ce qui se passe dans les années 1983, au moment où Le Pen prend de l'envergure
06:53électoralement ? C'est le tournant de la rigueur et c'est aussi le choix européen
06:58par François Mitterrand.
06:59Et je pense que c'est un moment clé d'ouverture de la France au monde extérieur.
07:05Et ça, ça crée immédiatement dans les milieux populaires une peur, une peur de la
07:10déstabilisation.
07:11C'est-à-dire qu'on est sorti du schéma des Trente Glorieuses où on pouvait avoir
07:15une ascension sociale.
07:17C'est aussi l'époque de la fermeture de l'assidéurgie, des mines de charbon.
07:21Et il y a une inquiétude.
07:22Peur qu'il s'est capté et formulé.
07:24Et il s'est la capté.
07:25Et il s'est la capté justement en étant à ce moment-là dans une posture populiste
07:31d'attaque du système.
07:33Et je pense qu'il a quand même, à partir de ce moment-là, il imprègne profondément,
07:38on parle de la lepénisation des esprits à ce moment-là.
07:40Et il structure aussi le paysage politique dans la mesure où on n'en est pas encore
07:44au front républicain, mais on en est au cordon sanitaire.
07:48Et au fond, ça contribue aussi à le diaboliser, mais aussi à mettre dans le débat ce dont
07:54parle Thomas Legrand, c'est-à-dire effectivement cette question d'immigration et d'identité.
07:59Pascal Perrineau, est-ce qu'on n'appellerait pas une figure de ce type tout simplement
08:04un populiste aujourd'hui ?
08:05Oui, bien sûr.
08:06Bien sûr, c'est ce qu'on a appelé, d'ailleurs d'autres que moi, on a appelé le national-populisme.
08:11Je crois que pour qualifier politiquement le phénomène Le Pen, et aujourd'hui le
08:16Rassemblement National, la catégorie de national-populisme est plus exacte, elle nous en apprend plus
08:23que la catégorie d'extrême-droite, même si ce national-populisme est aussi l'héritier
08:29d'un très vieux courant d'extrême-droite qui avait toujours existé en France depuis
08:33la fin du XIXe siècle et qui était porteur de ce que certains appelaient un nationalisme
08:38de fermeture.
08:39Parce que dans le nationalisme, il y avait un nationalisme d'ouverture.
08:42Face à cela, à la fin du XIXe siècle, un nationalisme de fermeture s'invente.
08:47Et quelque part, qu'est-ce qui se passe avec la mondialisation ? Avec la mondialisation,
08:53ça va redonner un espace dans la vie politique française à ce nationalisme de fermeture.
09:00Parce qu'au fond, on dit que c'est l'extrême-droite.
09:03Mais on s'aperçoit depuis maintenant 20 ans, même trois décennies, qu'un nouveau
09:10clivage est essentiel dans nos démocraties, c'est le clivage entre ce que j'appelle
09:14la société ouverte et la société fermée.
09:16Ceux qui croient à gauche et à droite que l'avenir est dans l'ouverture de nos
09:21sociétés et ceux qui croient à gauche et à droite dans nos sociétés qu'il faut
09:26revenir vers un protectionnisme à la fois économique, politique et culturel.
09:30Et la force et l'intelligence politique de Jean-Marie Le Pen, c'est de s'être
09:35mis à l'avant-garde de ce camp de la société fermée et sa fille, aujourd'hui, continue
09:41ce combat.
09:42C'est ce qui fait que c'est devenu le Premier Parti Français.
09:44J'ai des questions à vous poser sur le RN, mais Thomas Legrand, vous souhaiteriez ?
09:47Oui, la nation, c'est très intéressant parce que c'est vrai que la nation au XIXe
09:50siècle, c'était quelque chose de grand.
09:53On était d'une province, d'une ville et quand on était nationaliste, ça veut dire
09:58qu'on était républicain et révolutionnaire au XVIIIe et au XIXe siècle, on voyait plus
10:02grand.
10:03La nation, au moment de la mondialisation, c'est voire plus petit.
10:05Et au moment où on sait bien que les solutions de tous nos grands problèmes, l'énergie,
10:13l'environnement, l'immigration, sont soit très locales, soit très globales, la circonscription
10:18de notre légitimité est nationale, mais ce n'est pas la circonscription la plus
10:22efficace pour régler les problèmes.
10:24Et donc, il y a une sorte de sentiment d'impuissance qui se règle en disant, soit on fait du local
10:30et du très global, soit on revient à la nation en lui donnant beaucoup plus de pouvoir.
10:35Et c'est ce qu'incarnent Jean-Marie Le Pen et les nationalistes et les souverainistes.
10:40C'est la version enjolivée du mot nationaliste.
10:44Françoise Fressoz, la mort de Jean-Marie Le Pen achève-t-elle la dédiabolisation,
10:50beaucoup de guillemets, voulue par sa fille, Marine Le Pen, qui a débaptisé le Front
10:56National pour en faire le Rassemblement National, et qui en a tout de même écarté son père ?
11:00Et bien, je ne crois pas, et je pense que c'est là peut-être l'héritage de Jean-Marie
11:05Le Pen, c'est qu'il a construit autour de son nom, du nom Le Pen, une marque, et
11:10que cette marque, elle reste quand même très négative, dans la mesure où, on a parlé
11:14de cette irruption du nationalisme, mais il y a quand même ses racines d'extrême droite
11:19et je veux dire, toutes les saillies de Jean-Marie Le Pen, qui étaient à la fois racistes,
11:24antisémites, négationnistes par moment, je pense que ça continue à imprégner fortement.
11:30Et il y a sans doute aussi une différence entre l'appareil RN, qui est sans doute
11:35resté très Jean-Marie Le Pen, et l'évolution sociologique voulue par sa fille.
11:41Et on le voit, à chaque élection, tout d'un coup, le vernis de la dédiabolisation saute,
11:46il craque.
11:47Et on voit aussi, moi ce qui m'a frappée aux dernières législatives, c'est au fond
11:51ce sursaut des Français, contre le Rassemblement National, parce que je pense qu'ils le perçoivent
11:57encore comme un mouvement d'extrême droite, et cette racine-là, elle reste assez profondément
12:01ancrée.
12:02Sur la dédiabolisation, Pascal Perrineau, est-ce qu'on peut d'ailleurs employer le
12:07mot quand la préférence nationale reste commune aux deux formes du parti, Front National
12:12et Rassemblement National ?
12:13Il y a un processus tout de même.
12:17Depuis 2012, la première candidature à la présidentielle de Marine Le Pen, et ensuite
12:22les deux présidentielles qui ont suivi, il y a une montée en puissance impressionnante
12:27du parti, que n'avait pas réussi Jean-Marie Le Pen.
12:30Jean-Marie Le Pen stagne toujours autour d'un niveau de 10%, c'est l'étiage,
12:35et puis 17%, c'est le sommet.
12:37Là, avec Marine Le Pen, on passe à autre chose, et cela accompagne ce qu'on a appelé
12:43la dédiabolisation, mais qui n'est jamais un processus terminé.
12:47Je partage tout à fait ce que vient de dire François Sressoz, et le meilleur exemple,
12:51en effet, c'est l'entre-deux-tours des dernières législatives, où à l'issue
12:57du premier tour, c'était un parti qui devait gagner, et puis il échouera dans l'entre-deux-tours.
13:03Donc, le plafond de verre existe toujours, mais simplement, il est craquelé de plus
13:09en plus.
13:10Pourquoi ? Parce que vous savez, la force d'un courant
13:13politique, ce n'est pas simplement les hommes et les femmes qui l'animent, les courants
13:17sociaux sur lesquels il sait s'articuler, c'est aussi les erreurs de ceux qu'il
13:23a en face de lui.
13:24Et il faut bien reconnaître que le succès du Front National, puis du Rassemblement National,
13:29s'est nourri des erreurs, des renoncements de la droite et de la gauche à aborder de
13:36grands problèmes qui préoccupent les Français, l'insécurité, l'immigration, ce que
13:44Laurent Bouvet appelait jadis l'insécurité culturelle, qui sont de vraies questions que
13:49les Français se posent.
13:50Thomas Legrand, sur la dédiabolisation d'un mot, je ne sais pas, parce que franchement,
13:56est-ce que c'est le nom Le Pen qui faisait peur, et là, il y en a un de moins, donc
14:00ça fait un peu moins peur, ou est-ce que c'est le fond des idées ? Finalement, il
14:06y a une vague mondiale de conservatisme, de réactionnaire, d'extrême-droite, de populisme,
14:11il n'y a pas de raison que ça échappe à la France, peut-être que c'est justement
14:16le mot Le Pen qui pose un problème.
14:19C'est quand même étonnant de voir Bardella, qui est quand même le vide abyssal de Conceptuel,
14:25et qui au-delà de sa belle gueule, on se demande pourquoi ça marche.
14:28Ça marche parce que ce n'est pas Le Pen peut-être, parce qu'il y a ce grand mouvement
14:31et ce n'est pas Le Pen.
14:32Donc, il va falloir comprendre, et peut-être que Marie Le Pen sera inéligible bientôt,
14:39il va falloir voir qui peut remplacer la marque Le Pen dans la compagnie Rassemblement National,
14:47et je n'arrive pas à savoir si la mort de Jean-Marie Le Pen est une bonne nouvelle
14:52pour la dédiabolisation ou une mauvaise nouvelle pour la dédiabolisation.
14:55Merci à tous les trois, Thomas Legrand vous retrouvera ce dimanche à 18h pour un numéro
15:00d'enquête de politique consacré à Jean-Marie Le Pen.
15:04Merci Françoise Fressoz, on vous lit dans les colonnes du monde.
15:10Merci Pascal Perrineau, le goût de la politique chez Odile Jacob et le titre de votre dernier livre.