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À 9h05, les débatteurs du jour sont : Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde », Lucile Commeaux, critique de cinéma dans la matinale de France Culture et Jordan Mintzer, critique de cinéma et journaliste au « Hollywood Reporter ». Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-mardi-11-fevrier-2025-1830034

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00:00Débat ce matin sur Emilia Pérez, la comédie musicale de Jacques Audillard sur un narco-trafiquant
00:07mexicain transgenre.
00:09Ce film a reçu deux prix à Cannes, quatre Golden Globe et il filait à grande vitesse
00:16vers les Oscars avec 13 nominations.
00:19Mais au Mexique, le film passe mal car il est accusé de porter un regard positif sur
00:26un narco-banditisme sanguinaire.
00:28Et, fin janvier, des tweets racistes et islamophobes de l'actrice principale, Carla Sophia Gascogne,
00:37ont été déterrées par une journaliste américaine.
00:40Est-ce la faute à pas de chance ? La poisse après les récompenses ? On va en parler
00:46ce matin avec Michel Guérin, bonjour, rédacteur en chef au Monde, chroniqueur culturel.
00:52Lucille Comeau, bonjour, critique de cinéma chroniqueuse du regard culturel dans la matinée
00:58finale de France Culture, vous collaborez également à plusieurs journaux dont les
01:03cahiers du cinéma et Libération.
01:05Et on termine ce tour de table avec Jordan Mintzer, bonjour, critique cinéma journaliste
01:11au Hollywood Reporter, bienvenue au micro d'Inter, partons de ces tweets postés en
01:172020 et 2021 où Carla Sophia Gascogne qualifiait l'islam de foyer d'infection pour l'humanité,
01:26elle moquait le mouvement antiraciste aux Etats-Unis après la mort de George Floyd,
01:31toxicomane et escroc selon elle, ou encore stigmatisait les Chinois pour la pandémie
01:37de Covid.
01:38Sale nouvelle pour le film, Jordan Mintzer ? Oui, autant que parmi ces tweets qui ont
01:44été découverts, il y avait aussi une tweet où elle a cité la cérémonie des Oscars
01:49de 2019-2020 en disant que c'était une cérémonie afro-coréenne parce que c'est
01:54l'année où Parasite avait gagné le prix des meilleurs films.
01:57Donc déjà d'insulter l'Académie et les Oscars, ce n'est pas une très bonne idée
02:01pour un candidat aux Oscars.
02:03Donc oui, je pense qu'on peut voir ça comme une campagne politique où quelques semaines
02:08avant l'élection, on découvre que le candidat en question a une maîtresse ou a commis un
02:14crime et donc ça met tout en question pour le film et en sachant que Netflix qui a acheté
02:19le film à Cannes, ils ont dépensé déjà beaucoup d'argent sur la campagne des Oscars
02:24pour le film.
02:25On va venir sur le point Netflix, polémique de comptoir ou scandale qui risque d'enterrer
02:33la carrière du film aux Oscars d'après vous Michel Guérin ?
02:36Sur ce point-là ? Ah là, je pense que le film est enterré, je pense que c'est quand
02:41même… Ah c'est cuit ?
02:42Oui, là je pense qu'autant le film est… Aux Etats-Unis ?
02:44Oui, le film est totalement défendable mais ce qu'a dit l'actrice est totalement
02:48indéfendable donc je pense qu'ils n'ont strictement aucune chance maintenant.
02:52Et dans une interview au Média Deadline, Jacques Audiard a coupé les ponts immédiatement.
02:57Lucille Comeau, je ne lui ai pas parlé et je n'en ai pas envie, elle a fait du mal
03:03à l'équipe et à tous les gens qui ont travaillé incroyablement dur sur ce film.
03:09Ce genre de déclaration, c'est quoi ? C'est le plan hors-sec pour sauver le film ?
03:13C'est bien commode mais je pense que pour les Etats-Unis, en effet, c'est complètement
03:17fichu.
03:18Après, il faut voir ce qu'il se passe au César.
03:19Là, j'ai appris hier soir que par exemple, le film avait obtenu, bon ça n'a rien à
03:23voir, mais le prix du syndicat des critiques de cinéma français.
03:27Donc ça veut dire qu'il existe et qu'il peut encore obtenir un prix en France du moins.
03:30Les questions ne se posent pas du tout de la même manière.
03:32Je crois que les votes ont eu lieu avant.
03:33Ah, alors, c'est possible ! Ceux-ci expliquent cela !
03:37Ça veut dire que les votes ont eu lieu là extrêmement longtemps, c'est important pour le cinéma.
03:41Netflix.
03:42Pourquoi Netflix et Emilia Perez ? Est-ce que quelqu'un peut m'expliquer ça ?
03:47Déjà, il faut quand même parler de cette actrice qui, avant qu'on découvre ça, a
03:51été une égérie du discours progressiste et du discours pro-trans, pro-minorité, à
03:57la fois aux Etats-Unis et dans le monde entier où elle a fait la promotion du film.
04:00Et c'est ça qui est intéressant en fait.
04:02C'est que c'est une actrice qu'on ne connaissait pas avant, pour la plupart d'entre nous, dans
04:05tout pays confondu pour le coup, et qui était Emilia Perez, donc une égérie du progressisme
04:11à l'américaine dans tout ce qu'on peut faire de mieux dans les cérémonies de ce
04:14type-là.
04:15Netflix est à fond derrière ce type de discours et qui, d'un coup, se confond avec son personnage.
04:20Et donc, en fait, ça invalide aussi la trajectoire d'Emilia Perez qui, je le rappelle, dans
04:24le film, est quand même un personnage qui passe des ténèbres à la lumière dans une
04:28trajectoire.
04:29Moi, je n'aime pas beaucoup le film de rédemption assez simple où, en gros, elle passe du pire
04:35être sur Terre à une directrice d'ONG.
04:38Là, ça invalide presque l'extérieur, les conditions extérieures de ce qui se passe
04:42autour du film, invalide presque l'intérieur du film.
04:44Et c'est ça qui est passionnant et excitant.
04:46Oui, il faut penser que Netflix a fait toute sa campagne, au début, sur l'actrice.
04:51Ça allait totalement dans leur sens de mettre en avant les minorités.
04:55Ça montre aussi une chose intéressante, c'est qu'on peut appartenir à une minorité
04:59et faire un acte raciste, c'est-à-dire que les minorités sont des gens comme tout
05:02le monde.
05:03C'est quand même aussi intéressant à raconter, c'est une façon de faire progresser
05:05aussi les minorités.
05:06Ça les banalise, je trouve ça intéressant.
05:07Je ne suis pas sûr que les gens du film soient contents de ce que je vais dire, mais j'essaie
05:11de positifier un peu ce qui leur arrive, sans faire de cynisme aucun, bien sûr.
05:15Oui, bien sûr.
05:16Dites, Jordan, pardon, Minter, pardon.
05:20Oui, en fait, je voulais dire aussi, vous avez dit pourquoi Netflix et ses films.
05:23Netflix, en fait, ils veulent rivaliser les grands studios.
05:27Ça fait des années qu'ils veulent avoir l'Oscar des meilleurs films.
05:29Ils ont vu le film « Hakan », ils ont dit ça, c'est une chance d'avoir enfin l'Oscar
05:34des meilleurs films.
05:35Donc, quand ils l'ont acheté, ils ont décidé de mener une campagne, une des campagnes les
05:39plus chères de l'histoire du cinéma, pour gagner l'Oscar des meilleurs films.
05:43Et en fait, c'est parce qu'un Oscar, ça ne se traduit pas forcément en box-office
05:47pour un film.
05:48Aujourd'hui, surtout le film « Emile Perez » n'est quasiment pas sorti en Etats-Unis,
05:53mais ça se traduit par un prestige pour le studio, pour que Netflix puisse dire on est
05:57au niveau du Universal, de Warner Brothers, des majeurs, en fait.
06:01Et il faut penser aussi que tout allait très bien pour le film jusqu'à la sortie de
06:06l'actrice.
06:07C'était quasiment gagné.
06:08Mais c'est ça qui est étonnant, moi je trouve, parce que dès que le film est sorti,
06:11moi je l'ai vu presque il y a un an, là, maintenant, et je trouve qu'à l'intérieur
06:15du film, il y a déjà les problèmes qu'on pose maintenant, alors que les circonstances
06:19extérieures se déchaînent.
06:20C'est-à-dire que la question de l'appropriation, par exemple, vous avez parlé du Mexique tout
06:23à l'heure, Nicolas.
06:24Voilà, la question de l'appropriation, mais c'est aussi la question de l'identité
06:27trans.
06:28Il y en a deux, des questions d'appropriation.
06:29C'est un type français, Jacques Audillard, qui met un personnage trans, donc ce n'est
06:33pas son expérience à lui, qui, en Amérique latine, en l'occurrence au Mexique, Dieu
06:37sait que le Mexique en ce moment c'est compliqué en termes de positionnement dans les cas internationales,
06:42et personne ne s'est vraiment posé la question de la question de l'appropriation, y compris
06:48dans la forme.
06:49C'est-à-dire que c'est une forme qui se revendique comme une forme baroque à la mexicaine.
06:54Personnellement, je trouve que c'est vraiment du folklore et je trouve que la question de
06:59la suspicion de l'appropriation culturelle, elle se posait largement avant tout ce qui
07:04vient, un peu de manière coïncidente, confirmer tout ça.
07:07Oui, parce que le film est donc mal accueilli au Mexique, accusé de manquer de respect
07:11aux 30 000 victimes du narcotrafic chaque année.
07:15Artemisa Belmonte, auteur d'une pétition pour s'opposer à sa sortie en salle, le
07:23résume ainsi « le film trivialise le problème des disparus au Mexique ». Michel Guérin,
07:29vous comprenez cette critique alors que les narcotrafiquants sont par ailleurs présentés
07:36dans mille et une séries comme des héros positifs ?
07:40Non, je ne la comprends absolument pas.
07:42Jacques Audiard est quand même très clair depuis qu'il fait du cinéma.
07:45Tous ses films sont des films, comment dire, presque des films de genre, où il s'approprie
07:51complètement les choses, absolument, où il a toujours marqué une distinction très
07:55forte entre la réalité et la fiction.
07:58Et en plus, franchement, il tourne en France, dans un studio en banlieue parisienne, avec
08:03des actrices non mexicaines.
08:05Il utilise la forme de la comédie musicale.
08:09Il invente une histoire totalement invraisemblable, totalement invraisemblable, mais qui joue
08:18émotionnellement sur des choses très très fortes, et il joue des stéréotypes.
08:21C'est-à-dire qu'en gros, quelque chose qui est très mal vu aujourd'hui sur les
08:24stéréotypes.
08:25Et à l'arrivée, évidemment, certains lui tombent dessus.
08:27Mais je pense que c'est très typique d'une époque, d'une époque pour moi d'espèce
08:35de retour à l'ordre, où le sujet l'emporte sur la forme.
08:38Et c'est très inquiétant, c'est-à-dire que les gens s'identifient à tout ce qu'ils
08:43voient et voient les choses en fonction de leur propre histoire uniquement.
08:47Et non, il n'y a plus cette distanciation artistique qui est centrale et qui fait quand
08:51même qu'on peut à la fois s'interroger sur sa propre vie, mais aussi se dire « tiens,
08:56on peut aller vers autre chose ». Et ça, c'est totalement à la question.
09:01Je veux dire, dans ce cas-là, ça veut dire quoi ? Ça veut dire que ce film ne peut être
09:04fait que par un Mexicain.
09:05Mais non, ça doit être fait par un Mexicain, au Mexique, qui a connu la question, ou bien
09:11la question trans, ou bien la question du narcotrafic.
09:14Et là, je veux dire, on arrive vers une épuration générale, et on restreint le champ des possibles.
09:20Et ce qui est grave, pour voir d'autres choses, c'est que tout ça est vrai également
09:23dans les arts plastiques, au théâtre, etc.
09:25C'est-à-dire qu'on va de plus en plus le sujet, on ne parle de moins en moins de
09:29comment on raconte une histoire et quelle forme de distance on donne à une histoire.
09:33Et c'est ça qui est central avec ce film.
09:35Alors, qui veut révolucer le commo ?
09:37Je vais juste faire une petite distinction, parce que quand j'ai parlé de la question
09:39de l'appropriation, je me mettais à la place justement d'une culture américaine qui
09:43est extrêmement attentive à ça dans les objets artistiques.
09:45Moi, d'un point de vue de critique de cinéma, c'est-à-dire d'observation des formes,
09:49en fait, à la limite, je m'en fous des intentions de Jacques Audiard, ce n'est pas ma question.
09:52Ma question, c'est qu'est-ce que c'est le film et qu'est-ce que ces formes ?
09:55Donc, en effet, cette espèce de tournoiement des genres, et on utilise de la fumée quand
09:59on ne sait pas exactement quoi faire, et la communauté musicale vient concurrencer une
10:05autre forme qui est le film de Narco, qui vient lui-même concurrencer une autre forme
10:09qui est le mélodrame, est à mon avis un montage, et Audiard fait systématiquement
10:13quasiment ça.
10:14Ces films ne sont pas des grands films, à mon avis, c'est-à-dire noyer une espèce
10:19de poisson narratif sous des tas de formes.
10:21Le film a été flingué !
10:22Non, mais en fait, on a été assez peu à le dire, et c'est un peu cruel de ma part,
10:28mais cette espèce de polémique qui arrive, encore une fois, par l'extérieur du film,
10:32elle rejoint, et c'est super intéressant, une critique qui est interne, et qu'on peut
10:36voir en regardant la forme, encore une fois.
10:39Alors, Michel Guérin, puis Jordan Mintzer.
10:41Vous pensez, comme vous voulez, ce qui est pour moi le plus dangereux, c'est de faire
10:43un lien entre ce qui arrive à l'actrice, c'est ça que vous dites ?
10:46Mais non, je dis que c'est une coïncidence, j'en ai aucun doute !
10:49Dites bien que c'est une coïncidence, parce que j'ai cru qu'il y avait un lien entre
10:53les tweets de l'actrice et le contenu du film.
10:56Jordan Mintzer, sur les questions d'appropriation, la réaction mexicaine ?
11:00En fait, ce qui est surtout intéressant, c'est qu'avant, ces grands débats, plutôt
11:06sur les tweets de l'actrice, il y avait très peu de débats, je trouve qu'en Mexique,
11:10il y a eu des critiques, mais même le film a été bien reçu en Mexique par certains
11:14membres de l'industrie.
11:15Aux Etats-Unis, il n'y avait quasiment pas de débats, ça ne posait pas de problème
11:19pour les Oscars, qu'il y ait ce problème-là d'appropriation culturelle.
11:22Peut-être parce que c'est un film étranger, parce qu'il n'y a pas vraiment des Américains
11:27dans le film.
11:28En même temps, je trouve qu'Audiard a peut-être fait exprès pour choisir un sujet un peu
11:33casse-gueule, et avec sa mise en scène, qui est quand même son plus grand talent, il
11:39arrive un peu à aller au-delà du scénario, presque.
11:42Mais on trouve que, quand je suis d'accord avec vous, Lucille, il a été un peu rattrapé
11:46par le scénario de son propre film, dans la vraie histoire du film, après la sortie
11:51du film.
11:52On a compris que Lucille Como n'avait pas apprécié ce film, et vous Michel Guérin,
11:56vous l'avez aimé ? C'est un bon film ? Ce n'est pas son meilleur film, pour moi
12:00« Derouillé d'os » ou par exemple aussi « Un prophète » sont des films meilleurs,
12:04mais je trouve que c'est un film, de toute façon un film d'Audiard, comme on ne sait
12:07jamais ce qu'il va faire.
12:09Déjà, pour moi, un cinéaste passionnant.
12:10Et vous, Jordan ? Moi, si on parle d'un meilleur film d'Audiard,
12:14je vais même avant, sur mes lèvres, « De battre mon cœur, c'est arrêté », c'est
12:18un peu sa meilleure période.
12:19Donc, moi, je trouve que la mise en scène, comme j'ai dit, est plus forte que le sujet
12:24du scénario.
12:25Allez, merci à tous les trois, Michel Guérin, rédacteur en chef au Monde, Lucille Como
12:31critique de Cinéma Chroniqueuse, à la Maison de la Radio, dans le même bâtiment, à France
12:37Culture, et Jordan Minzer, critique de cinéma également, et journaliste au Hollywood Reporter.

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