Isabelle Lasserre, correspondante diplomatique du Figaro et Gérard Araud, ancien ambassadeur de France à Tel Aviv, aux Nations-Unies et à Washington sont nos invités. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-jeudi-06-fevrier-2025-5624000
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00:00Et tout de suite, le débat du 7-10.
00:02France Inter, Léa Salamé, Nicolas Demorand, le 7-10.
00:08Débat sur les déclarations du président Donald Trump qui a affirmé hier, je recite
00:14ses propos, que les Etats-Unis allaient prendre le contrôle de la bande de Gaza pour transformer
00:20ce territoire en côte d'azur du Moyen-Orient.
00:23Les deux millions de Palestiniens vivant là seront, eux, déplacés en Égypte et
00:28en Jordanie.
00:29Ces propos que personne n'avait vu venir ont suscité la stupeur dans la région et
00:36une condamnation internationale unanime depuis la Maison-Blanche a légèrement nuancé.
00:44On va en parler tout de suite avec Isabelle Lasserre, correspondante diplomatique du Figaro
00:51et avec Gérard Arraud, ancien ambassadeur de France à Tel-Aviv, aux Nations-Unis et
00:58à Washington.
00:59Merci à tous les deux d'être au micro d'Inter.
01:02Comment avez-vous reçu les propos du président Trump, Isabelle Lasserre ? Quel crédit leur
01:09a porté ?
01:10Écoutez, en deux temps, d'abord je me suis dit que ça contredisait complètement tout
01:15ce qu'il était en train de monter dans la région, c'est-à-dire un rapprochement entre
01:20l'Arabie Saoudite et Israël pour en fait peaufiner les accords d'Abraham et ça contredisait
01:27aussi sa volonté de ne plus intervenir ailleurs que dans le Pacifique et notamment surtout
01:33pas au Moyen-Orient.
01:34Ensuite, je pense qu'il faut vraiment sortir de l'émotion et au-delà des propos extrêmement
01:41outranciers de Trump et la manière totalement caricaturale dont il lance cette balle, sachant
01:49qu'elle va de toute façon revenir, je pense qu'il y a des choses intéressantes et notamment
01:55je pense qu'en fait les propositions de Trump sont basées sur un constat d'échec.
02:03C'est-à-dire que la solution à deux États, celle qui est défendue par les Européens
02:07aujourd'hui, ne peut pas fonctionner.
02:09Il suffit d'aller trois jours en Israël après le 7 octobre pour voir que pour l'instant
02:13ce n'est pas possible.
02:14Rien ne marche, il n'y a aucune proposition des Européens et surtout aucune proposition
02:18des pays arabes.
02:19Donc je pense que c'est une pression extrêmement forte sur les pays arabes modérés et notamment
02:26sur l'Arabie Saoudite pour en fait les réengager complètement dans le dossier et par la menace
02:33essayer d'infléchir leur position.
02:35Il y a une deuxième chose, la Maison-Blanche a modéré les propos mais quand on écoute
02:42l'interview, Trump les avait déjà modérés, c'est-à-dire qu'il n'a jamais été
02:45question dans ses propos de chasser les Palestiniens de manière permanente.
02:53Pour lui c'était une transition politique, c'est-à-dire qu'en fait il appuie quand
02:59même là où ça fait mal.
03:00C'est-à-dire comment on fait pour reconstruire Gaza avec deux millions de personnes qui sont
03:05sur des ruines.
03:06Tout ça évidemment est très très compliqué mais il faut sortir de l'émotion pour analyser.
03:11Sortir du message, sortir de la bombe qu'ont été ses affirmations et y trouver du sens.
03:20Gérard Haraud ?
03:21Non, je dois avouer que je trouve que c'est une rationalisation un peu excessive.
03:25J'ai vécu le premier mandat de Donald Trump et lorsque j'ai entendu ce qu'il a dit,
03:30j'ai eu tendance, excusez-moi, à sourire et enlever les yeux au ciel.
03:34Donald Trump, c'est une déclaration tonitruante par jour.
03:39Il dit ce qu'il pense au moment où il le pense.
03:43Il lance comme ça son idée et puis à mon avis il a oublié le lendemain ou si le lendemain
03:51il se rend compte que ça ne marche pas, ça ne marche pas.
03:54On a eu pendant le premier mandat de Donald Trump tout un ensemble de déclarations avec
04:00après, comme vous le signalez cette fois-ci, un rétro-pédalage désespéré de la Maison-Blanche
04:06en disant mais non, il n'a pas dit ça et puis ce n'est pas si grave que ça, en essayant
04:09de tordre ce qu'avait dit le patron.
04:12Je dirais qu'il faut plutôt serrer la ceinture de sécurité et se dire que pendant quatre
04:18ans, on va avoir ces déclarations allant porte-pièce qui vont à chaque fois susciter notre vie.
04:24Et vous dites qu'il ne faut pas rationaliser a posteriori ?
04:27Non, je pense qu'il n'y a pas de grand plan de Donald Trump.
04:30Donald Trump, ça lui est passé par la tête parce qu'il y a Jared Kushner, son beau-fils
04:35qui l'a dit, c'est tous des gens de l'immobilier qui a dit, tiens, si on faisait ça.
04:44Pour moi, l'intérêt de cette déclaration, c'est plutôt à nous de nous mettre, les
04:48Européens, face à nos responsabilités.
04:50Parce que le Donald Trump, avec son côté je mets les pieds dans le plat, de temps en
04:54temps, il sort du conformisme ambiant et il dit ce que disait Isabelle, il dit une évidence
05:01qu'on ne veut pas voir, c'est le cas, c'est Gaza.
05:042 millions de Palestiniens vivant dans des conditions abjectes, c'est rasé, vous avez
05:09des centaines de tonnes d'explosifs à désamorcer, des milliers de corps en décomposition, qu'est-ce
05:14qu'on fait là-dedans ? Et j'entends bien les Européens dire « la solution de Trump
05:20est mauvaise », mais je n'entends pas les Européens dire « quelle est la solution ? ».
05:24Personne ne formule de solution pour Gaza, Isabelle Lasserre ?
05:28Les Européens formulent une solution, la France formule une solution, qui est la solution
05:34à deux États, et cette solution aujourd'hui est absolument inapplicable.
05:38Et on refuse de penser en dehors de la boxe, « to think out of the box », comme on dit
05:43en anglais, et alors c'est ce qu'essaye de faire Trump à sa manière, c'est-à-dire
05:51totalement un peu hystérique, très très simpliste, hyper violente, et en plus en méprisant
05:56absolument le droit des gens, le droit international dont il se contrefiche, etc., il dit « bon,
06:02ça ça marche pas, je lance une bombe, et ensuite j'essaye de recomposer ». Ça a
06:07beaucoup d'inconvénients, ça a juste un tout petit avantage, c'est de faire un petit
06:12peu bouger les choses, alors si ça marche pas il fera autre chose, mais là on est bloqué
06:17en fait.
06:18Oui, s'il n'y a plus de solution à deux États, il reste quoi alors, Gérard Arros ?
06:24C'est une tragédie, une tragédie, ces deux peuples pour la même terre, moi je suis
06:28convaincu, vous savez j'étais ambassadeur il y a déjà longtemps, mais déjà quand
06:33j'avais quitté mon poste, un ambassadeur ça fait son rapport de fin de mission, et
06:37j'avais dit qu'à mon avis la solution des deux États était morte, et les choses
06:41n'ont fait que s'aggraver aujourd'hui.
06:43Moi je dis pas qu'elle est impossible aujourd'hui, j'aurais tendance à dire qu'elle est morte.
06:47Les Israéliens notamment, en Cisjordanie, sont en train vraiment de faire du nettoyage
06:52ethnique au détail, village par village, ils ne partiront pas, les Américains ne
06:58leur torderont pas le bras pour accepter la solution des deux États, et donc je dirais
07:04que la communauté internationale, en répétant la solution à deux États comme une entienne,
07:09on l'a entendu beaucoup, mais honnêtement personne ne se fait plus d'illusion, c'est
07:14un petit peu une manière de cacher le fait qu'il n'y aura pas de solution, et que
07:19les malheureux Palestiniens rejoignent la théorie des peuples abandonnés comme les
07:23Kurdes, comme les Tibétains.
07:25Oui, je pense qu'aujourd'hui, mais vous savez, je parle pour les vingt ans qui viennent,
07:33mais je ne vois absolument pas de solution, si ce n'est cette prolongation de bouffée
07:38de violence après bouffée de violence.
07:42Vous étiez en Israël récemment Isabelle Lasserre, l'idée d'une solution à deux
07:47États là-bas, plus personne n'en parle ni ne l'envisage ?
07:52Non, même les plus modérés se sont complètement radicalisés, il faut bien voir, il faut aller
07:57quand même dans les kiboutz, écouter les survivants, c'est une chose de le voir à
08:03la télé, et c'est une autre chose de le ressentir, tout a changé, pour les Israéliens,
08:10c'est une autre Shoah, il y a même certains Israéliens qui disent finalement que c'est
08:17pire que la Shoah, évidemment c'est dans l'outrance, parce qu'en fait la notion
08:23de refuge d'Israël a été brisée, mais aujourd'hui, il est très difficile de trouver
08:31des gens qui envisagent une vie commune avec les Palestiniens, une fois qu'on a dit ça,
08:38il faut aller plus en profondeur, c'est-à-dire qu'en fait, ce qui n'est pas possible aujourd'hui,
08:43c'est pas la vie avec les Palestiniens, et c'est pas forcément un État palestinien,
08:47c'est la vie à côté du Hamas et des islamistes, c'est ça qui n'est absolument plus possible
08:54depuis le 7 octobre, et c'est ça aussi dont parle, indirectement et de manière encore
08:59une fois très mauvaise, Donald Trump, c'est-à-dire que c'est une espèce de main de fer qui
09:05dit bon maintenant il faut remplacer le business, le Hamas, par le business en fait, alors évidemment
09:10ça marche pas comme ça, notamment parce que les Palestiniens, on peut pas leur proposer
09:14uniquement un projet économique, c'est des gens qui sont attachés à la terre de
09:18leurs grands-parents, ils ont besoin aussi de leur identité palestinienne, et pour l'instant
09:23Trump n'en parle absolument pas, parce que le deuxième constat d'échec sur lequel
09:29s'appuie Trump, c'est que l'éradication du Hamas promise par les Israéliens ne fonctionne
09:34pas, elle fonctionne au niveau militaire, mais quand on voit les scènes de l'IES pro-Hamas
09:40qui ont accompagné la libération des otages, on voit bien que l'esprit du Hamas est toujours
09:44là et que donc il peut se reconstituer militairement dans les années qui viennent, donc en fait
09:49c'est ça qu'il faut éradiquer, parce qu'il ne peut pas y avoir de vie commune si proche
09:55avec les islamistes.
09:56Faire la guerre à un esprit compliqué pour une armée ?
10:01Depuis le début, il était aisé de voir que la stratégie israélienne ne menait nulle
10:06part, parce qu'on ne peut se débarrasser du Hamas que par une solution militaire d'abord
10:11pour l'affaiblir, puis ensuite politique.
10:13Or le gouvernement de Benjamin Netanyahou refuse une solution politique par définition
10:18parce qu'elle conduirait inévitablement à parler de l'état palestinien, donc c'est
10:25aujourd'hui une évidence, en Israël moi aussi j'y étais, l'extrême droite a pris
10:31le pouvoir, elle est là, et de l'autre côté la population à cause du traumatisme
10:37majeur du 7 octobre considère qu'on ne peut rien faire.
10:41Mais Israël d'une certaine manière est aussi dans une sorte d'impasse militaire,
10:45parce qu'il fait du tout militaire, mais avec un marteau vous ne pouvez pas construire
10:51quelque chose vraiment, vous détruisez mais vous ne construisez pas, on est donc dans
10:56cette situation extrêmement mouvante et qui va bien au-delà de Gaza, vous avez derrière
11:00la Syrie, vous avez derrière l'Iran, et on n'a pas assez souligné un tweet de Donald
11:05Trump où il dit « tout le monde dit que Benjamin Netanyahou m'a convaincu de bombarder
11:11l'Iran, je ne le ferai pas ». Ça aussi c'est quand même une nouvelle essentielle,
11:16qui d'ailleurs ne me surprend pas, Donald Trump n'est pas un belliciste, il veut la
11:23paix et il ne suivra pas Benjamin Netanyahou derrière son projet cosmique de redéfinition
11:30de l'ensemble du Moyen-Orient.
11:31Isabelle Lasserre ?
11:32Je crois vraiment que la clé c'est l'Arabie Saoudite, et que seule l'Arabie Saoudite
11:36aujourd'hui peut faire avec Donald Trump bouger le dossier, et c'est vraiment l'objectif
11:41de Donald Trump.
11:42Pour quelle raison elle peut peser ?
11:44Parce qu'en fait elle peut peser parce que sur la solution justement à deux états,
11:51alors après il faut voir quel état ça désigne, est-ce que c'est un état groupion, un véritable
11:56état ou pas.
11:57Mais l'idée de faire rejoindre l'Arabie Saoudite dans les accords d'Abraham, qui
12:03était l'objectif de Trump, qui a été mis entre parenthèses en fait le 7 octobre
12:082023, et après avec l'intervention israélienne, est à nouveau aujourd'hui sur la table.
12:14L'Arabie Saoudite a déjà fait glisser un petit peu son discours en disant « je rejoins
12:21les accords d'Abraham à partir du moment où il y a la création d'un état palestinien »,
12:24mais c'est s'il existe un chemin vers la création d'un état palestinien.
12:29Donc en fait Trump est en train d'utiliser un levier pour faire plier l'Arabie Saoudite.
12:34Et c'est en fait l'intervention des pays arabes modérés dans la région qui pourra
12:39en fait faire partir le Hamas et proposer, enfin pousser une solution politique.
12:45Mais c'est absolument pas sûr que ça fonctionne.
12:47Gérard, de nouveau je reviens, c'est à mon avis une rationalisation vraiment très
12:51excessive de ce qu'a dit Donald Trump.
12:53Je ne suis pas sûr que derrière cela il y ait toute cette manœuvre diplomatique.
12:59Un mot sur deux mots.
13:01On entend « transaction transactionnelle » pour définir la manière de faire de Donald
13:07Trump et on entend « néo-impérialisme » depuis 15 jours, 3 semaines qu'il est revenu
13:13au pouvoir.
13:14Qu'en pensez-vous l'un et l'autre ?
13:16D'abord, on a un exemple.
13:18Il a commencé 25% de droits de loi sur le Mexique et le Canada.
13:21C'était la guerre.
13:23Et puis d'un seul coup il a lâché en disant « bon, on va discuter pendant un mois »,
13:28alors qu'il n'avait rien obtenu de substantiel ni du Mexique ni du Canada.
13:32Donc on peut se dire qu'il est encore dans la même logique que dans son premier mandat.
13:36C'est « je demande 100, je suis une grande gueule, il faut le dire, c'est ça, et puis
13:41j'obtiens 10 et je vais sur Fox News et je crie victoire ».
13:45Donc j'espère qu'on est toujours dans cette logique et que sur le Groenland, en
13:50réalité ce qu'il veut, parce que le Groenland est déjà américain, il y a 3000 soldats
13:55là-bas, qu'il veut c'est l'accès sans doute aux minéraux.
13:59Mais nous le verrons dans les semaines qui viennent avec le Mexique et le Canada.
14:02Transactionnel, néo-impérialiste d'un mot, Isabelle Lasserre ?
14:05Il est davantage impérialiste qu'isolationniste.
14:08Mais je pense que quand il propose d'acheter le Groenland ou le canal de Panama, ou bien
14:17de faire un deal avec Volodymyr Zelensky pour mettre la main sur les minerais.
14:25En fait, il lutte à la fois contre les deux empires qui sont forts dans ces régions,
14:29c'est-à-dire la Russie et la Chine.
14:31Et en fait, c'est des endroits, par exemple le Groenland, où les Etats-Unis n'avaient
14:37pas autant investi que la Chine et la Russie, et donc il remet les Etats-Unis dans cette
14:42compétition à trois.
14:43Merci à tous les deux, Isabelle Lasserre, Gérard Arraud, merci d'avoir été dans ce
14:48studio ce matin.