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Le débat du 7/10 ce matin avec Laurence De Nervaux, directrice du think tank Destin commun et Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion et stratégies d’entreprise de l’Ifop, auteur de Métamorphoses françaises (Seuil, 2024).

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Transcription
00:00Ce matin sur deux enquêtes d'opinion qui cherchent à cerner le moral des français,
00:04on va dire.
00:05Ceux qui les réjouissent, ceux qui les inquiètent, ceux qui les désespèrent.
00:08Paysage étonnant, paradoxal, on va le voir tout de suite et en parler avec Laurence Denervaux.
00:13Bonjour.
00:14Bonjour Nicolas Demorand.
00:15Vous dirigez le think-tank « Destin commun » et vous publiez l'un des sondages dont
00:21on va parler.
00:22Jérôme Fourquet, bonjour.
00:23Bonjour.
00:24Directeur du département opinion de l'IFOP, votre dernier livre « Métamorphose française
00:29» est publié aux éditions du Seuil.
00:32Merci d'être au micro d'Inter.
00:34Partons donc de l'enquête « Destin commun » en partenariat avec TEDxParis, une enquête
00:41que vous avez dirigée, Laurence Denervaux, l'un des enseignements majeurs et que huit
00:46français interrogés sur dix se déclarent heureux.
00:50Alors j'avoue avoir sursauté en lisant ça, ça semble tellement contre-intuitif.
00:57Expliquez-nous.
00:58Expliquez-nous.
01:00Absolument.
01:01Ça semble paradoxal.
01:02On ne s'y attend pas.
01:03Et justement, c'est ça qu'on a voulu creuser, expliquer.
01:05Pourtant, je peux vous dire que c'est du solide, c'est une enquête réalisée auprès
01:08de 3000 personnes il y a quelques semaines à peine.
01:10Donc 79% des français, effectivement, se disent heureux.
01:14Et en même temps, on a 84% des français qui disent que notre pays va dans la mauvaise
01:20direction.
01:21Et je pense que c'est justement à cause de ce pessimisme qui est viscéral, qui est
01:25« so French » en quelque sorte, extrêmement français, que l'on a du mal à croire que
01:30huit français sur dix sont heureux.
01:32Et pourtant, c'est vrai.
01:33Alors ensuite, il faut regarder d'un peu plus près, on a un bonheur qui est largement
01:37partagé, mais en même temps, qui est d'une intensité variable et qui est modérée,
01:44en fait, pour une grande partie des français.
01:46Ça vous a étonné, Jérôme Fourquet, ce résultat ?
01:48Non, non, parce que c'est assez conforme avec ce qui est mesuré depuis longtemps.
01:53C'est-à-dire que tout dépend, comme souvent dans les sondages, de la nature de la question
01:58qui est posée.
01:59Et donc si on voulait résumer d'une formule, et ce que le rapport de Destin Commun fait
02:05d'ailleurs, c'est ce paradoxe entre un bonheur privé et un malheur public.
02:10En fait, il y a cette espèce de dichotomie qui est très forte.
02:12Et un des éléments aussi peut-être du bonheur privé, c'est le fait qu'il y a un surinvestissement
02:18sur sa vie personnelle, familiale, amicale.
02:21Cette société du cocon, comme dirait Vincent Coquebert, parce que quand on regarde par
02:25la fenêtre, et on est assez servi en ce moment en termes d'actualité, l'actualité internationale,
02:32l'actualité économique, tous les nuages sont assez sombres, et donc les français
02:36se referment et confortent leur bulle de bonheur collectif, personnel, familial ou affectif.
02:44C'est ça le mouvement que vous avez pu repérer et analyser, à savoir, on peut dire
02:51que c'est un hyper-individualisme aussi, qui fait qu'on se regroupe entre soi, quoi,
02:57non ?
02:58Alors, soi et ses proches ?
02:59Oui, voilà.
03:00Oui, alors effectivement, il y a une tendance au repli sur le cocon.
03:02À quoi correspond cette tendance ? Pourquoi est-ce que les français vont chercher un
03:07refuge qui les rassure ? Parce qu'ils sont marqués par une grande anxiété d'une part,
03:13et aussi par un grand sentiment d'impuissance, un sentiment de perte de contrôle sur leur
03:16vie, sur leur destin, et cette anxiété est en partie liée à leur rapport à l'information.
03:2360% des français aujourd'hui disent qu'ils se détachent de l'actu parce qu'elle serait
03:27trop déprimante, ça c'est des chiffres qui sont connus par ailleurs.
03:30Un phénomène sur lequel on réfléchit évidemment quand on est journaliste, la dimension anxiogène
03:37de l'information.
03:39Mais là où il y a quelque chose de paradoxal aussi, c'est que ce repli sur le cocon qui
03:44serait rassurant, qui apporterait du bien-être aux français, en même temps, on voit qu'il
03:48peut glisser vers plutôt une forme d'isolement relationnel, voire de solitude, qui au contraire
03:54est, d'après notre enquête, le premier obstacle au bonheur.
03:57Parce que toutes catégories confondues, la catégorie de personnes où il y a le plus
04:02de personnes qui ne se disent pas heureuses, ce sont chez les personnes qui se sentent
04:06seules ou très seules.
04:07Et donc là, on voit bien qu'il y a une corrélation entre l'absence de lien social et l'absence
04:14de bonheur.
04:15Il y a quelque chose, Jérôme Fourquet, de cassé entre le bonheur intime et le malheur
04:22collectif ? Est-ce que normalement ces deux sphères ne devraient pas pouvoir coulisser
04:28plus simplement ? Est-ce que ça signifie quelque chose ?
04:31Dans un monde idéal sans doute, maintenant ce n'est pas les mêmes ressorts qui sont
04:35actionnés.
04:36Si on parle de l'autre enquête que vous avez citée, le baromètre de la confiance
04:42pour le Cevipof, il y a une dimension qui est très intéressante dans cette enquête,
04:48c'est une dimension de comparaison internationale.
04:49Et donc là aussi, il n'y a pas de scoop, en ce sens que sur le destin collectif, le
04:57bonheur collectif, c'est en France que les indicateurs sont les plus dégradés.
05:01Donc la question qui se pose, c'est pourquoi est-ce aussi profond chez nous en France ?
05:06Il y a deux explications de mon point de vue, de longue durée.
05:10La première peut se résumer à la fameuse formule « être et avoir été ». C'est-à-dire
05:17que si vous prenez des pays voisins, l'Espagne ou l'Italie, sans faire offense ou insulte
05:21à personne, ça fait très longtemps dans ces pays qu'on sait qu'on est en deuxième
05:25division au niveau mondial.
05:26Nous, jusqu'à très peu de temps, on s'est pensé, collectivement on s'est perçu comme
05:31étant une grande puissance.
05:32On a l'arme nucléaire, on a le siège de membres permanents du conseil de sécurité
05:36dès qu'il y a une crise quelque part dans le monde, le président de la république
05:40français se déplace, on organise des sommets internationaux quasiment tous les mois à
05:45Paris.
05:46Et donc le jour où on prend conscience que nous ne sommes qu'une puissance moyenne,
05:51et en fait c'est pas si grave que ça, à l'échelle de la planète il y a plus de
05:557 milliards d'habitants, on est 70 millions, donc on revient à notre place, c'est très
05:58compliqué à accepter.
05:59Un effondrement narcissique ! Très fort ! L'Espagne et l'Italie, ça fait très
06:05longtemps qu'ils ne se piquent plus de vouloir réjanter les affaires internationales.
06:09Le deuxième élément, là aussi dans notre perception qu'on s'est construite de notre
06:15nation, même si c'était beaucoup moins vrai que ce qui s'était raconté, nous étions
06:19tous persuadés que la France était une et indivisible.
06:22Ce qu'on a raconté depuis qu'on était petits.
06:24Et on prend conscience aujourd'hui, comme dans d'autres pays, de ce que j'appelle
06:29l'archipélisation du pays, et nous sommes moins armés psychologiquement et politiquement
06:34pour faire face à cette situation-là.
06:36Quand vous prenez tous les pays voisins de la France, ce sont tous des pays fédérés.
06:39Et donc en Espagne, il y a des guerres incessantes, des tensions incessantes entre les Catalans,
06:45les Basques et les Castillans, l'Italie, le Nord et le Sud, la Grande-Bretagne, c'est
06:49un royaume avec des entités qui ont été rassemblées.
06:54Les Belges, il y a un mode au moins binaire à chaque fois.
06:56Et donc le jour où vous prenez conscience de votre archipélisation, le logiciel national
07:01est plus adapté à ça.
07:03Et donc je pense qu'il y a ces spécificités historiques qui pèsent dans le fait que collectivement
07:08on boit du noir plus que les autres.
07:09Laurence de Nervaux, vous êtes d'accord ?
07:11Pour revenir en partie, je vais compléter, peut-être prolonger, ce que vient de dire
07:16Jérôme Fourquet sur cette différence entre bonheur individuel et pessimisme collectif.
07:20Moi, je vois trois grandes catégories de raisons.
07:22La première, elle est vraiment d'ordre psychologique, voire cognitif, et ça c'est intéressant
07:26je pense de l'expliquer.
07:27En fait, on a chacun deux biais cognitifs qui jouent l'un contre l'autre.
07:31On a un biais, ce qui s'appelle un biais d'optimisme, qui se joue au niveau individuel,
07:35qui fait que notre esprit, pour nous procurer du confort, de la tranquillité, nous rassurer,
07:41nous laisse penser qu'on est tous plutôt mieux lotis que les autres.
07:45Et ça, si vous voulez, si ce n'était pas le cas, la vie serait dure, la vie serait
07:49compliquée si on avait toujours l'impression qu'on est plus nul que les autres, grosso
07:52modo.
07:53Et en même temps, on a un biais de négativité qui fait que notre esprit va être plus attiré
07:57là, au niveau collectif, par les informations, les nouvelles, qui sont négatives.
08:01Donc ça, un niveau vraiment cognitif, ça explique une grande partie de ce décalage.
08:05Ensuite, il y a des raisons plutôt d'ordre sociologique, c'est ce que j'ai commencé
08:09à expliquer tout à l'heure avec cette idée du cercle vicieux, du cocon et de l'isolement.
08:13Pourquoi ? Parce que l'isolement augmente le sentiment de menace et donc la défiance
08:19à l'égard des autres, ce qui donne encore moins envie de les rencontrer et de développer
08:23une sociabilité.
08:24Et puis la troisième raison est plutôt d'ordre politique.
08:26Là, ça rejoint ce que disait Jérôme Fourquet, je pense qu'on est principalement dans un
08:31cadrage autour de cette idée de déclin, de nostalgie, de la grandeur.
08:34Alors, on peut rester là-dedans ou on peut se dire qu'on a amorcé aujourd'hui des
08:40transitions.
08:41Cette phase de transition, elle est en partie douloureuse, effectivement, mais toute la
08:45difficulté, c'est qu'on n'a pas encore réussi à dépasser la vision des 30 glorieuses
08:50qui étaient censurées sur la consommation et à se projeter dans une nouvelle vision
08:53positive.
08:54Le baromètre OpinionWay, c'est Vipoff dont vous parliez, Jérôme Fourquet et auquel
08:59Patrick Cohen a consacré son édito ce matin.
09:03On y lit que la dissolution de l'Assemblée nationale a accéléré le malaise politique
09:07des Français.
09:08Méfiance, lassitude, morosité, peur sont des indicateurs en progression vive, prise
09:18quand même majeure.
09:19Oui, alors, l'autre intérêt de cette étude, c'est que comme son nom l'indique, c'est
09:23un baromètre, donc il y a des vagues d'enquêtes antérieures qui montrent que déjà sur ces
09:27indicateurs-là, les chiffres n'étaient pas roses.
09:31Mais effectivement, nous avons collectivement franchi un nouveau palier depuis cet été.
09:36Donc il y a eu la parenthèse enchantée des JO, il y a eu une bonne dose de dopamine
09:39qui a été insufflée dans le corps social et ça a fait du bien, mais on le voit aussi
09:44dans d'autres enquêtes, typiquement une que l'IFOP avait faite pour Ouest-France,
09:47comme on fait chaque année en fin d'année, quand on fait le bilan de l'année, on demande
09:50aux Français qu'est-ce qui vous a le plus marqué ? Ce qui sortait en 1, c'était
09:53la dissolution de l'Assemblée nationale.
09:54Et donc, si on veut essayer d'être positif, on peut se dire aussi sur cet événement-là
10:01que, alors même que les Français sont dans une forme de retrait vis-à-vis de l'information,
10:06vis-à-vis de la politique politicienne, n'empêche que quand le Président a appuyé sur le bouton
10:11de la dissolution, nous étions en plein été, enfin début juillet, on a plus de deux tiers
10:15de Français qui se sont mobilisés pour aller aux urnes et donc ils savaient que l'heure
10:19était grave.
10:20Le problème, c'est que quand vous regardez le paysage électoral aujourd'hui, vous avez
10:25à minima deux tiers des Français qui considèrent qu'on leur a volé leur élection.
10:29L'électorat du Rassemblement national se dit « on avait gagné les européennes, on
10:32avait très largement gagné le premier tour des législatives et il y a eu cette histoire
10:36de front républicain, donc on s'est fait voler au coin du bois », un tiers des voix,
10:40et l'électorat de gauche, un autre tiers des voix se dit « nous c'est à la suite
10:43du deuxième tour puisqu'on arrive en tête et notre candidate pour Matignon n'a même
10:50pas été reçue par le Président de la République, donc il y a une étape supplémentaire dans
10:55la défiance politique qui s'est instaurée.
10:57Si on revient sur le baromètre Sevipov, ils ont un item intéressant qui dit « est-ce
11:01que vous êtes d'accord avec l'idée ? On a tout intérêt à se mettre à l'écart
11:04de la vie politique et à se consacrer à sa vie personnelle, c'est plus de 60% ».
11:08Incroyable !
11:09Donc ça, les mêmes vont quand même aller voter aux législatives, mais le théâtre
11:14qui est donné en spectacle aujourd'hui, on parlerait en Italie de la combinazione,
11:20les nominations des uns et des autres, etc., tout ça provoque un sentiment d'écœurement
11:27chez les Français, ils ont le sentiment que le pays est à l'arrêt.
11:29Laurence de Nerveau, réaction ?
11:31Oui, une des principales dimensions qui est mesurée dans ce baromètre Sevipov qui est
11:35très utile, c'est la confiance.
11:36Cette notion de confiance, c'est une notion qui tend au niveau collectif qu'interpersonnel
11:42se construit dans la durée.
11:43Or, il faut tout simplement rappeler que sur l'année 2024, on a eu quatre premiers
11:49ministres.
11:50Donc le fait que la confiance des Français dans la politique, dans la vie politique,
11:53dans le personnel politique, chute, c'est absolument logique et même mécanique, parce
11:58qu'on ne peut pas construire une confiance sur quelque chose d'aussi haché.
12:02Ensuite, sur la question des préoccupations des Français, je pense qu'une chose que
12:10notre enquête rappelle, et qui est peut-être justement moins intuitive pour les auditeurs
12:15de France Inter qui s'intéressent plus que la moyenne, je pense notamment à l'actualité
12:18internationale, c'est que les Français, dans leur majorité, sont plus préoccupés
12:23par les sujets nationaux qu'internationaux.
12:26On le voit dans notre sondage, c'est la vie chère avant les guerres en Ukraine ou au
12:31Proche-Orient, c'est la vie politique française avant la réélection de Donald Trump.
12:36Il y a aussi ce recentrage national qui est très tangible.
12:40Dernière question rapide, l'enquête Opinion US Sevipov dit que 73% des Français veulent
12:47un vrai chef pour remettre de l'ordre.
12:50Ce désir d'autorité, d'efficacité, Jérôme Fourquet ?
12:55Là aussi, attention au paradoxe, je pense que vous avez bien souligné le terme important,
13:00c'est un désir d'efficacité.
13:01C'est du résultat.
13:03Parce que je ne suis pas convaincu que si on allait vers une solution assez autoritaire,
13:10les mêmes Français qui disent qu'il faut un chef pour que ça marche mieux seraient
13:13ravis.
13:14On est dans une société qui est très individualiste et on voit que toutes les figures d'autorité
13:20aujourd'hui sont mises à mal.
13:21Cette adhésion massive à cet item, à mon avis, il faut plus aller en creux sur un
13:26appel à l'efficacité, plus qu'à quelqu'un à poignes.
13:29Un mot là-dessus ?
13:31Oui, je voudrais terminer.
13:33Le bonheur déclaré par les Français est quand même assez généralisé, y compris
13:37d'ailleurs selon les électorats, il y a peu de variations.
13:39Les électeurs du RN se disent quasiment aussi heureux que ceux de LFI et que la moyenne
13:43des Français.
13:44Donc ça reste quand même une nouvelle assez positive.

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