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00:00Bienvenue dans les récits extraordinaires de Pierre Bellemare, un podcast issu des archives d'Europe 1.
00:15Un matin à Munich en 1971.
00:19Des voitures de la police stationnent depuis 3h du matin devant une bâtisse en briques de 3 étages qui ressemble à une vieille fabrique.
00:27Elle appartient à une veuve de 70 ans qui loue une vingtaine de chambres à toutes sortes de personnes et notamment à des étudiants de l'Académie des Sports de Munich.
00:38Une affaire tellement extraordinaire s'est déroulée cette nuit dans cette bâtisse que les premiers enquêteurs viennent d'appeler à leur secours un important fonctionnaire de la police, un magistrat et un psychiatre.
00:53Tous ces gens se sont installés dans le bureau de la propriétaire qui n'a pas pu quitter sa chambre car elle a une arthrose du dos.
01:03Frappés par l'étrangeté de l'affaire, ils ont voulu réunir pour quelques instants pêle-mêle, avant qu'ils s'en aillent aux quatre coins de la ville, tous les acteurs et tous les témoins.
01:14Ils ont même fait venir d'une petite ville à 200 kilomètres de Munich un homme et une femme d'environ 45 ans, les parents du principal personnage de l'affaire.
01:26Ceux-ci viennent tout juste d'arriver pour entendre, cloué par la stupeur, le récit du drame incroyable dont leur fils est le héros.
01:33Maintenant, un enquêteur leur demande, parlez-nous de votre fils.
01:43C'est la mère qui va répondre, une créature maigre qui fut sans doute jolie mais qui semble avoir combattu avec ardeur toute féminité.
01:51Elle a le visage blanc d'un pierrot sévère, les cheveux si courts qu'ils sont presque rats et une robe noire dissimule tout attrait, on la croirait échapper d'un carmel.
02:00« Nous avons été très vite, » dit-elle, « très fiers de notre fils. »
02:06Elle parle d'un ton monocorde sans faire un geste, sans doute pour mieux contenir une agitation dont les manifestations pourraient paraître déplacées.
02:15« Armin, » dit-elle encore, « Armin est le prénom de son fils et le héros de cette histoire. »
02:21Armin était très doué du point de vue sportif, en cela il ressemblait beaucoup à son père.
02:25« Armin, » dit le père qui vient de se laisser tomber dans un fauteuil de velours rusé, « Armin faisait partie, comme moi, des meilleurs sportifs de toute la Bavière. »
02:35« C'est sur le plan intellectuel qu'il était bien différent, » explique la mère avec candeire.
02:41Le père n'a pas un geste de protestation.
02:42« C'est un grand bonhomme, fonctionnaire paisible, vêtu de sombre, aux cheveux frisés, poivre et sel. Il semble très affecté par ce qui arrive. »
02:52« Je veux dire, » reprend la mère dont le visage blanc ne montre aucune gêne, « qu'il a suffi qu'Armin entre au lycée pour que nous nous apercevions très rapidement, les professeurs et moi, mais aussi son père, de son intelligence exceptionnelle. »
03:05« Il paraît qu'Armin était gaucher, » remarque l'un des enquêteurs.
03:09« Oui, mais il s'en est bien guéri. »
03:13« Vous noterez, chers amis, que la mère utilise le mot « guéri » comme si c'était une maladie d'être gaucher. »
03:19« Mais comment ça ? » demandent les enquêteurs.
03:22« Eh bien, je lui ai fait faire des quantités d'exercice. Par exemple, je lui ai lancé une balle qu'il devait rattraper d'abord des deux mains, puis de la main droite. »
03:31« Parlez-nous de ses études, » demande l'inspecteur.
03:33« Oh, excellente, bien entendu, excellente. »
03:36Hélas, très vite, il s'est intéressé à la littérature philosophique.
03:40Une passion qui le menait de Platon à Marcuse.
03:43Le comble, c'est que c'est à ce moment qu'Armin s'est lié d'amitié avec ce Peter.
03:47Il fréquentait le même lycée.
03:49Disant cela, la mère d'Armin se tourne, les sourcils foncés, subitement dures, presque agressives,
03:54vers un jeune homme sympathique qui se tient dans un angle du bureau.
03:58C'est Peter, le principal témoin du drame.
04:01« Qu'est-ce que vous reprochez à Peter ? » demandait l'enquêteur.
04:05« Il s'entendait trop bien. »
04:08« Je ne l'ai jamais vu d'un très bon oeil, parce que Peter avait lui aussi une passion exagérée pour la philosophie. »
04:16« Vous condamnez la philosophie ? » demandait l'enquêteur.
04:18« C'est la philosophie, monsieur, qui l'a rendu fou. »
04:24Le psychiatre intervient.
04:26« La philosophie ne rend pas fous les philosophes, dit-il. Elle ne rend fous que les malades. »
04:33Cette fois, c'est le père qui conclut avec bon sens.
04:36« Oh, nous ne nous sommes pas contre la philosophie, mais cette passion, dépassée de beaucoup le niveau de leurs études scolaires,
04:43elle les absorbait trop, ce n'était pas bon. »
04:48Inutile, chers amis, de nous étendre davantage sur ce dialogue.
04:53Comme vous le voyez, il y a trois personnages.
04:55Le père, plein de bon sens, mais sans autorité.
04:57La mère qui dirige la famille et croit être la plus intelligente,
05:02alors qu'elle n'est qu'autoritaire et surtout aveugle, dès qu'il s'agit de son fils.
05:06Enfin, Peter, ce garçon blond, assez beau garçon, grand et solide.
05:11Il est effondré par ce qui vient de se passer.
05:14Il se sent en grande partie responsable.
05:16Grâce à lui, grâce à sa bonne volonté et à sa franchise,
05:20les enquêteurs vont pouvoir réaliser une sorte de reconstitution
05:23qui est le sujet même de ce dossier extraordinaire que nous raconte Jacques-Antoine.
05:28Dans le bureau de la vieille pension de famille de Munich,
05:49les enquêteurs apprennent en quelques minutes
05:51ce qu'il leur faut savoir sur Armin, le héros de cette affaire exceptionnelle.
05:55Avec eux, chers amis, vous allez voir l'aveuglement, la paralysie et le mépris des gens,
06:01bref, leur incompréhension devant une crise de folie dont l'évolution pourtant crevait les yeux.
06:09Au moment du baccalauréat, qu'il aurait dû obtenir au la main,
06:13Armin se fit remarquer pour la première fois par un comportement inattendu,
06:17ce que sa mère qualifie de comportement négatif.
06:20Comprenant qu'il s'était mal engagé dans l'épreuve de mathématiques,
06:24Armin flanqua ses copies par terre, quitta la salle et partie.
06:27Et il partit pour la Turquie.
06:30Après avoir vagabondé pendant six semaines,
06:32il revint redoubler la neuvième année et obtenir cette fois un baccalauréat bien noté.
06:39En 1969, les tests classiques du service militaire lui attribuent un quotient d'intelligence extrêmement élevé.
06:45Mais l'enfant sage est devenu associable, indiscipliné.
06:50Il est quatre fois sanctionné pour insoumission.
06:53Ses camarades de Chambray se souviendront seulement de sa passion pour les lettres et pour la philosophie,
06:59car la philosophie joue un rôle étrange dans ce drame.
07:02Elle va masquer la maladie aux yeux de ses proches.
07:07En octobre 1970, Armin souhaite commencer ses études d'éducation physique à l'Académie sportive de Munich.
07:13Le père voudrait s'y opposer.
07:15Il préférerait que son fils s'inscrive dans une ville voisine.
07:18Il pense qu'Armin doit échapper au climat familial, mais voudrait tout de même maintenir un contact.
07:23Il ne peut pas avoir de grandes discussions philosophiques avec son fils,
07:26mais il sent que celui-ci va traverser des moments difficiles et que sa présence pourrait l'aider.
07:31Hélas, la mère considère l'école de Munich, où s'est inscrit, Armin, comme beaucoup plus prestigieuse.
07:37Et le père, qui devrait insister, n'insiste pas.
07:43Après l'examen d'entrée, Armin, premier avec félicitation du jury,
07:47vient louer une chambre ici, dans cette bâtisse en briques, le lieu du drame.
07:52Une chambre modeste, de 4 mètres sur 4, non chauffée, douche, lavabo, quichonette, un sol carrelé,
07:59un grand placard, un lit assez confortable pour une seule personne.
08:03La fenêtre donne au second étage, sur une rue très bruyante durant la journée,
08:07et sinistre durant la nuit.
08:09« Lesquels d'entre vous connaissaient Armin ? » demandent les enquêteurs aux étudiants qui demeurent dans la maison.
08:16Ceux-ci déclarent qu'Armin n'a jamais cherché à avoir le moindre rapport.
08:20Les conversations avec lui étaient tout à fait fortuites.
08:22Cependant, il eut l'occasion de parler un jour à l'un d'entre eux d'un complexe qui ne lâchait pas.
08:29« Quel complexe ? » demande le psychiatre.
08:32L'étudiant qui rapporte ce propos s'excuse par avance.
08:36« Oh, vous savez, moi, je suis sportif, je ne pourrais pas vous donner beaucoup d'explications. »
08:40« Il m'a dit que c'était le complexe de la mer. »
08:45Un autre étudiant déclare qu'Armin lui aurait un jour confié qu'une jeune fille l'avait autrefois profondément déçue.
08:54Un autre signal que pendant les deux jours qui ont précédé le drame, prétextant qu'il était malade,
08:58Armin n'a pas été à l'académie.
09:00Mais en réalité, Armin s'est voué pendant ces deux jours tout entiers à la philosophie,
09:05cherchant dans les librairies de Munich les œuvres d'un philosophe russe.
09:10Venons-en au fait.
09:12Nous allons les connaître grâce au témoin principal du drame, le jeune Peter,
09:16et aux notes griffonnées par Armin lui-même et qu'on vient de saisir dans sa chambre.
09:22Ce sont des feuillets arrachés à des blocs de différents formats sur lesquels,
09:26dans les quinze jours qui ont précédé le drame, il jetait à tout moment des réflexions souvent illisibles.
09:34Ces notes constituent un effort désespéré d'atteindre la clarté et la méthode.
09:39Par exemple, il y a une feuille où il essaie laborieusement de classer les sciences abstraites et spirituelles.
09:46Quinze jours avant le drame, Peter, qui effectuait son service militaire,
09:50reçut un petit mot d'Armin qui voulait le voir car il se sentait mal dans sa peau
09:54et avait besoin de s'expliquer avec lui.
09:58Il se retrouvait donc le week-end suivant et passait la journée en des discussions d'ordre intellectuel
10:04qu'Armin dans ses notes qualifie d'interminables et stériles.
10:09La conversation portait aussi sur les drogues dont Armin croyait qu'elle pourrait l'aider
10:14à voir les problèmes de la vie sous leur véritable aspect et à mieux les maîtriser.
10:19« Par exemple, » explique-t-il à Peter, « je voudrais pouvoir me rapprocher des femmes.
10:24Je n'y arrive pas.
10:25Chaque fois que je rencontre une jeune fille, l'image de ma mère d'une façon ou d'une autre
10:29vient toujours s'interposer. »
10:33« Quel souvenir avez-vous gardé de cette journée ? » demande à Peter l'un des enquêteurs.
10:39« Je n'en garde pas un très bon souvenir. »
10:42« Carmine m'est parue dans l'ensemble préoccupée. Après tout, c'est normal. Nous sommes à l'âge des problèmes.
10:48Mais on aurait dit qu'il tombait. Oui, qu'il tombait. Qu'il cherchait à se raccrocher à des branches qui n'existaient pas.
10:57Mais vous n'avez pas songé à entrer en rapport avec son père ? »
11:02« Non, non, il m'avait dit que son père ne le comprenait pas. »
11:06« Mais est-ce qu'il se droguait ? » demande le psychiatre.
11:09« Oh ! »
11:11« Rien de bien méchant. Depuis quelques semaines, il avait dû fumer de temps en temps une cigarette de hachiche. »
11:18« Continuez. »
11:20« Le week-end suivant, lorsque j'ai retrouvé Armin, celui-ci avait un air absent. Il ne s'intéressait plus du tout aux choses matérielles. »
11:28« Le psychiatre s'agit de sur sa chaise. »
11:31« Mais là, il aurait fallu agir, dit-il. Ce détachement du monde, cette rupture de contact, était très mauvais signe. »
11:39« Et pourtant, en vous appelant vers lui et votre camarade, essayait de se raccrocher au dernier lien. »
11:43« Qu'est-ce que vous avez fait ? »
11:45« Ah, rien. »
11:48« Je ne savais pas qu'il fallait faire quelque chose. »
11:52« J'ai seulement pensé qu'Armin traversait une mauvaise passe. »
11:57« Alors, nous avons occupé notre temps à chercher dans les librairies, toujours des livres de philosophie. »
12:02« Et le soir, dans sa chambre, nous avons fumé deux cigarettes de hachiche. »
12:07« Armin écrivait ses idées sur ses petites fiches. »
12:11« Comme il n'y a qu'un lit, on a dormi ensemble. »
12:14« Et puis hier, on a été voir le concert pop de Frank Zappa. »
12:17« Nous avons gagné le centre de la ville en courant le long de la rivière. »
12:24« Déchiffrait les inscriptions sur les vieilles pierres tombales cassées avec lesquelles on a pavé le chemin. »
12:31« Les mots qu'ils pouvaient traduire, des pensées assez confuses. »
12:35« Puis au concert pop, il était encore plus bizarre, encore plus différent. »
12:40« Chaque fois que Frank Zappa s'adressait au public, il se condisait comme si c'était à lui en particulier. »
12:47« Il criait et puis subitement me demandait, par exemple, le nom des douze apôtres. »
12:53« Après le concert pop, qu'est-ce que vous avez fait ? »
12:56« On a été à la taverne de la Munchstrasse. »
13:00« Qu'est-ce que c'est que cette taverne ? » demande le psychiatre.
13:02Le policier répond.
13:03« Oh, c'est un lieu fréquenté par les vagabonds, les drogués, les hippies. »
13:07« Je suppose que vous avez encore acheté du hachiche. »
13:10« Oui. Avec les cinquante marques qui nous restaient, nous avons acheté dix grammes. »
13:15« Et puis on est retourné à la chambre d'Armine et on s'est roulé deux cigarettes. »
13:20« Et c'est là que vous êtes parti pour le voyage dont il n'est pas revenu ? »
13:26« Oui. »
13:31« Les récits extraordinaires de Pierre Delmar, un podcast européen. »
13:39Armin avait emmené pour tout bagage dans le voyage terrifiant qu'il allait accomplir
13:43ces inséparables petites fiches pour y jeter des notes et des croquis.
13:48Ces croquis, les enquêteurs, les ont entre les mains.
13:51Ce sont des cercles.
13:53Ce qu'Armin appelle ces cercles de problèmes.
13:57Au milieu de chaque cercle, il inscrit ses idées subites.
14:02« Ces cercles sont très révélateurs, » explique le psychiatre.
14:05« Ils sont caractéristiques d'un repli brutal de votre camarade sur lui-même. »
14:11« Une maladie s'était brusquement aggravée en lui, sous vos yeux. »
14:14« Il était en train de s'engager dans une crise très grave, visible. »
14:18« Une anomalie du comportement, un changement aussi rapide de la personnalité sont un symptôme médical évident. »
14:24« Voyons aussi, si il s'était mis à étouffer, ou à vomir, ou à se paralyser, vous auriez fait quelque chose, appelé un médecin par exemple. »
14:31« Et là, vous n'avez rien fait. »
14:34« Non, le pauvre Peter n'a rien fait. Il se rendait compte que son camarade ne tournait pas rond. »
14:38« Il pensait qu'il était devenu un peu fou. »
14:41« Mais il ne comprenait pas que ce n'était qu'un début, que la crise pouvait aller plus loin. »
14:46« Il ne savait pas qu'il suffirait peut-être d'appeler sinon un psychiatre, du moins un médecin, pour le sauver. »
14:53Lorsqu'Armine essayait de se lancer dans une nouvelle discussion, Peter, très fatigué, préférait se reposer.
14:58Alors les pensées d'Armine changeaient. Il palissait, son souffle devenait court.
15:03Il se dirigeait vers la porte pour s'enfuir. Peter s'interposait, parvenait à le faire coucher.
15:09Petit à petit, il semblait se calmer, mais il ne dormait pas.
15:13Peter, dans un demi-sommeil, entendait parler de l'immortalité de l'âme.
15:16Et de la continuité de la vie après la mort.
15:20Peter, toujours dans un demi-sommeil, sans doute, encore sous l'effet de la drogue, sentait Armine se lever.
15:25Mais enfin, il y a pourtant des règles alimentaires d'une psychiatre.
15:28Quand deux hommes sont sur un bateau et décident de nager, ils ne nachent pas ensemble.
15:32Il faut qu'il y en ait un qui reste dans le bateau.
15:35Ah, quel dommage que vous ayez fumé ensemble.
15:40Donc Armine s'était levé.
15:43Il enlevait son pullover, fouillait dans le placard.
15:46Il en revenait avec un couteau.
15:48Dans une attitude quasi rituelle, il s'agenouillait devant la porte et appuyait son couteau sur ses côtes.
15:59Pendant quelques instants, il promenait la pointe de ci, de là, essayant de trouver le meilleur endroit où la lame pourrait pénétrer dans son corps.
16:07Peter, qui, jusqu'à présent, n'avait fait que noter dans son subconscient la conduite de son ami,
16:15était alors brusquement arraché de sa torpeur par la précision et l'horreur du geste.
16:20Il se dressait sur son lit et, voyant qu'Armine s'apprêtait à enfoncer le couteau, il criait.
16:25« Qu'est-ce que vous avez crié ? » demande l'enquêteur.
16:28Peter ne se souvient pas.
16:29« Par contre, les témoins sont là, qui confirment. »
16:34« Oh oui, oui, il a crié, il a crié ! Ne le fais pas ! »
16:38Mais au même moment, Armin se laissait tomber en avant
16:41et le couteau disparaissait comme s'il s'enfonçait jusqu'aux manches dans son ventre.
16:50Peter croyait que son ami venait de lui faire une blague.
16:53Il haussait ses épaules et disait « T'es con ! »
16:58Mais Armin, toujours à genoux, ne bougeait pas.
17:02Les yeux de Peter alors s'agrandissaient.
17:05Une goutte puis deux gouttes puis trois,
17:07puis un filet de sang commençait à tomber sur le carrelage de la chambre.
17:11Mais Armin n'était pas mort.
17:13Toujours à genoux, il arrachait le couteau de son ventre,
17:16tournait la tête.
17:18Et sans rien dire, regardait Peter,
17:19qui voyait avec horreur que la lame toute entière était sortie de son ventre.
17:24La lame toute entière !
17:26Peter bondissait du lit et affolait.
17:28Il en trouvait la porte, se glissait dans le couloir, réveillait son voisin.
17:31« Qu'est-ce qu'il y a ? » demandait le voisin.
17:32« Mon camarade s'est blessé. »
17:35Des pas lourds dans la chambre, le voisin se levait.
17:37C'est un vieux danseur russe, chauve, avec une moustache grise.
17:40Handicapé par un accident de la circulation,
17:42le danseur boiteux est devenu chorégraphe.
17:44Il est bourru et gris.
17:46Lorsqu'il ouvrait sa porte,
17:47il regardait Peter avec des yeux dénus d'indulgence.
17:50« Je vous en supplie, aidez-moi ! » disait Peter.
17:53Mais la porte de la chambre d'Armin s'était ouverte en grand.
17:56Armin, debout, perdant son sang, courait vers lui.
18:01« Est-ce possible ? » demande l'un des enquêteurs.
18:03« Oui, oui, c'est vrai, confirme le chorégraphe boiteux qui est là parmi les témoins. »
18:08Le psychiatre explique.
18:09« Je pense que l'euphorie qu'amène l'ivresse de la drogue
18:11avait pour ainsi dire anesthésié la douleur. »
18:15« Et après ? » demande l'enquêteur.
18:17« Eh bien après, non seulement Armin était debout, mais il parlait à Peter. »
18:21« Mais pourquoi est-ce que tu racontes ça à cet homme ? » disait-il.
18:23« Ces choses-là, il faut les garder pour nous.
18:25Ça ne regarde personne. »
18:28Mais Peter ne l'écoutait pas.
18:29Il disait au vieux danseur boiteux.
18:30« Je vous en prie, vous voyez bien qu'il faut faire quelque chose. »
18:33Mais le vieil homme, voyant couler le sang, avait un mouvement de recul.
18:37Il saisissait la poignée de la porte, la refermait, repoussant les deux jeunes gens sans ménagement.
18:42« Pourquoi avez-vous fait ça ? » demande l'enquêteur.
18:44« J'ai horreur du sang, » dit le vieil homme, « surtout quand il est aussi bête. »
18:53Peter se précipitait à la porte d'une autre chambre, où vit un jeune couple de fonctionnaires qui attendent un appartement.
18:58À travers la porte, Peter entendait la jeune femme s'écrier.
19:00« N'y va pas, n'y va pas ! Ils ont dû se battre ! »
19:02Peter insistait.
19:03« On ne s'est pas battu, aidez-moi ! »
19:05Derrière la porte, le jeune homme répondait.
19:07« Allez-vous-en ! Je ne peux rien pour vous ! »
19:10Pendant ce temps, Armin essayait de tirer Peter par le bras.
19:12« Laisse tomber, Peter, mais laisse tomber ! »
19:15Autre passage, Peter frappait à une autre porte.
19:18On ne répondait pas.
19:20Une autre encore.
19:20Elle s'ouvrait.
19:21Un homme paraissait en pyjama, mal réveillé, l'air sévère.
19:23Il considérait Armin et déclarait « Quand on fait des conneries, on les répare ! Allez à l'hôpital ! »
19:30Dans son affolement, Peter pensait soudain au téléphone.
19:32La vieille propriétaire a le téléphone.
19:34« Il fallait téléphoner ! »
19:35Mais la vieille dame habite à l'étage au-dessous.
19:38Il fallait quitter Armin.
19:39Il se retournait vers Armin, sanglant, appuyé contre le mur.
19:42Il criait dans le couloir désert, où toutes les portes s'étaient refermées.
19:46« Mais surveillez-le, bon Dieu, surveillez-le ! Je vais téléphoner ! »
19:50Puis il sautait dans l'escalier pour aller frapper à la porte de la vieille dame.
19:54« Qu'est-ce qui se passe ? » criait la vieille dame, qui avait entendu des bruits.
19:59« Mon camarade s'est blessé, je voudrais téléphoner. »
20:01« Mais impossible ! » répondait la vieille dame.
20:03« Je ne peux pas me lever. »
20:04« Mais je veux seulement téléphoner, madame ! »
20:06« Impossible ! » répétait la vieille dame.
20:07« Je ne peux pas vous ouvrir. »
20:08« Je ne peux pas me lever. »
20:09« J'ai une arthrose du dos. »
20:10« Allez dans la maison d'en face, appelez la police. »
20:12« Chez le gardien ! »
20:15En désespoir de cause, Peter décidait de suivre ce conseil et se précipiter dans la rue.
20:19Mais au moment même, où il surgissait sur le trottoir,
20:22il entendait le bruit d'une fenêtre qu'on ouvre.
20:23Il levait la tête pour voir à cinq mètres au-dessus de lui, Armin !
20:27« Se jeter dans le vide. »
20:33« Avez-vous eu l'impression qu'il voulait mourir ? » demande le psychiatre.
20:38Non, la mort n'était qu'un aller-retour pendant lequel
20:41il pouvait trouver la solution de ses problèmes.
20:46Votre camarade, explique le psychiatre,
20:48avait en lui une maladie mentale endormie,
20:50probablement la schizophrénie.
20:53La drogue a réveillé cette maladie,
20:54le hachiche a exacerbé ses idées philosophiques,
20:57jusqu'à l'incohérence mentale
20:59et à la rupture définitive du contact avec le monde extérieur.
21:04Armin meurt deux jours plus tard, à l'hôpital,
21:07des suites des graves blessures provoquées par son coup de couteau,
21:11sans avoir pu échanger une seule parole avec son père
21:14qui le veillait et répéter à qui voulait l'entendre.
21:18« J'aurais dû l'empêcher. »
21:21Il y avait sûrement un moyen de l'empêcher.
21:23Vous venez d'écouter les récits extraordinaires de Pierre Bellemare,
21:47un podcast issu des archives d'Europe 1.
21:51Réalisation et composition musicale,
21:53Julien Tarot.
21:55Production, Estelle Lafon.
21:57Patrimoine sonore,
21:59Sylvaine Denis,
22:00Laetitia Casanova,
22:01Antoine Reclus.
22:03Remerciements à Roselyne Bellemare.
22:05Les récits extraordinaires sont disponibles
22:07sur le site et l'appli Europe 1.
22:10Écoutez aussi le prochain épisode
22:12en vous abonnant gratuitement
22:14sur votre plateforme d'écoute préférée.