Pour ce nouvel épisode de "Chocs du monde", le magazine des crises et de la prospective internationales, Edouard Chanot reçoit Jean-Robert Raviot.
Peut-on écarter le manichéisme et tenter, deux ans après le début du conflit en Ukraine, de comprendre le "logiciel impérial russe" de manière dépassionnée ? Ce n’est certainement pas ce qu’Emmanuel Macron a fait le 26 février au soir, en refusant d’écarter un envoi de troupes européennes en Ukraine, mais c’est le titre et l’intention du dernier ouvrage du professeur Jean-Robert Raviot, publié aux éditions L’Artilleur. L’invité de "Chocs du monde" a l’ambition de "relier le temps présent à la trajectoire politique dans le temps long".
Peut-on écarter le manichéisme et tenter, deux ans après le début du conflit en Ukraine, de comprendre le "logiciel impérial russe" de manière dépassionnée ? Ce n’est certainement pas ce qu’Emmanuel Macron a fait le 26 février au soir, en refusant d’écarter un envoi de troupes européennes en Ukraine, mais c’est le titre et l’intention du dernier ouvrage du professeur Jean-Robert Raviot, publié aux éditions L’Artilleur. L’invité de "Chocs du monde" a l’ambition de "relier le temps présent à la trajectoire politique dans le temps long".
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00:00 [Générique]
00:22 Bonsoir à tous et bienvenue dans Chocs du Monde,
00:24 le magazine des crises et de la prospective internationale de TVL.
00:28 Peut-on écarter le manichéisme et tenter, deux ans après le début du conflit en Ukraine,
00:33 de comprendre le logiciel impérial russe de manière dépassionnée ?
00:38 Ce n'est certainement pas ce qu'Emmanuel Macron a fait le 26 février au soir
00:42 en évoquant l'envoi de troupes occidentales en Ukraine,
00:45 mais c'est en tout cas le titre et l'intention du dernier ouvrage de l'universitaire Jean-Robert Raviot
00:50 qui nous fait le plaisir de nous répondre ce soir.
00:53 Jean-Robert Raviot, bonsoir.
00:55 Et merci de votre présence dans Chocs du Monde.
00:58 Deux ans de guerre donc, une guerre qui a surpris bien sûr.
01:01 D'abord, l'on pouvait croire que la Russie n'attaquerait pas.
01:04 Ensuite, l'on pouvait penser que l'Ukraine ne résisterait pas.
01:07 Et enfin, on pouvait penser que c'est la Russie qui ne résisterait pas à l'Occident.
01:11 Une chose est sûre donc, c'est que les faits invitent à la modestie.
01:15 Aujourd'hui, à l'heure actuelle, la situation semble difficile pour Kiev
01:19 qui réclame davantage d'aide occidentale alors que ses troupes sont en difficulté sur le front semble-t-il.
01:24 La Russie, je le rappelle, contrôle 20% du territoire ukrainien
01:28 comme nous pouvons d'ailleurs le constater sur cette carte réalisée par Chocs du Monde.
01:32 Ça, c'est l'actualité.
01:33 Mais le livre de Jean-Robert Raviot a l'ambition de, je cite,
01:37 "relier le temps présent à la trajectoire politique dans le temps long".
01:42 Professeur, vous cherchez à comprendre la Russie, les Russes, le pouvoir russe
01:46 tel qu'ils se comprennent eux-mêmes si vous me permettez l'expression.
01:50 Ma première question sera très simple et presque personnelle.
01:53 Cela vous a-t-il valu, vous vaut-il des inimitiés à l'heure actuelle ?
01:57 Ce livre, je ne sais pas encore, parce qu'il est sorti il y a quelques semaines,
02:01 mais les quelques analyses que j'ai pu produire au lendemain de l'invasion russe de l'Ukraine,
02:07 donc il y a deux ans, m'ont valu des inimitiés et même des haines assez tenaces
02:13 qui m'ont à la fois surpris et pas trop, mais c'est vrai que ce conflit,
02:19 cet entrée en guerre de la Russie contre l'Ukraine, vous disiez tout à l'heure
02:24 que moi aussi personnellement m'a surpris, j'étais parmi ceux qui ne croyaient pas
02:28 à une telle invasion, donc je me suis bien trompé.
02:32 Je pourrais expliquer tout à l'heure pourquoi, mais j'ai fait partie des gens
02:38 qui ont essayé de restituer les causalités de cet entrée en guerre
02:43 et qui ont essayé de comprendre cet entrée en guerre dans le temps long,
02:48 c'est-à-dire la conflictualité de la guerre froide et puis de l'après-guerre froide
02:53 ou de la nouvelle guerre froide.
02:54 Et ça c'est quelque chose qui était très mal reçu au lendemain de l'invasion
03:00 où on était beaucoup dans l'émotion, et je dirais même dans une émotion exacerbée,
03:04 et où côté français, une nuance majorité a pris le parti de l'Ukraine envahi.
03:10 Et donc mettre à distance cette invasion, mettre à distance les belligérants,
03:15 c'était en quelque sorte prendre le parti de la Russie
03:18 et être pour une analyse froide et distanciée.
03:22 Le réalisme géopolitique n'était pas très bien porté,
03:25 il est peut-être un peu mieux aujourd'hui accepté,
03:28 mais à l'époque c'était totalement inacceptable.
03:30 Et effectivement, j'ai ressenti personnellement une animosité,
03:34 voire une imitié très forte.
03:35 – Alors beaucoup d'animosité, vous plaidez donc pour le réalisme politique, géopolitique.
03:39 Nous allons en reparler dans quelques instants.
03:41 Je vais rentrer dans le vif de votre ouvrage, je vais encore vous le citer.
03:46 "Le logiciel impérial est caractérisé par une dynamique politique
03:49 que vous avez qualifiée de krémlinocentrisme,
03:52 et par une dynamique géopolitique que vous appelez moscopolitisme".
03:55 Ce sont des concepts qui peuvent paraître assez obscurs
03:58 pour la plupart de nos téléspectateurs.
04:01 "Vous nous dites que ces termes ne sont pas synonymes de centralisation.
04:04 Pouvez-vous nous expliquer comment vous caractérisez,
04:06 comment vous décrivez cette Russie avec ces concepts ?"
04:10 – Alors, effectivement, ce sont des néologismes qui sont de moi,
04:14 donc je m'excuse du côté peut-être un peu extravagant de ces néologismes.
04:18 Moscopolitisme, krémlinocentrisme, qu'est-ce que ça veut dire ?
04:22 J'essaie d'expliquer dans ce livre que l'État russe,
04:24 qui c'est l'État russe actuel, qui est l'héritier à la fois de l'URSS
04:28 et de l'Empire de Russie, qui a existé avant 1917,
04:32 est le produit d'une dynamique, d'une même dynamique,
04:35 donc krémlinocentrique, moscopolite, une même dynamique
04:38 avec pour centre, Moscou, la capitale et en particulier le Krémlin.
04:42 Qu'est-ce que ça veut dire ?
04:43 Ça veut dire que c'est un État qui s'est constitué
04:46 à partir de la Grande Principauté de Moscou à la fin du XVe siècle,
04:50 dans une expansion territoriale continue entre la fin du XVe siècle
04:55 et la fin du XIXe, avec des successions de conquêtes territoriales,
05:01 et que ces conquêtes territoriales, cette expansion territoriale,
05:04 c'est le logiciel impérial, on va dire,
05:07 c'est l'État russe lui-même s'est formé autour de cet impératif
05:13 de conquête territoriale et ensuite de sécurisation de ces conquêtes territoriales,
05:18 c'est pas le tout de conquérir un vaste territoire,
05:21 celui d'un État-continent aujourd'hui, qui était au maximum,
05:25 de son histoire, on était dans les années à la fin des années 1850,
05:29 on était à 24 millions de kilomètres carrés,
05:31 puis la vente de l'Alaska aux États-Unis par la Russie
05:34 a réduit un peu le territoire, puis la chute de la RSS.
05:37 – Je vais vous interrompre pendant ce temps Jean-Robert Raviot,
05:39 parce que justement nous avons une carte qui est réalisée par l'Histoire.fr
05:42 et qui nous permettra de parfaitement comprendre ce que vous nous dites,
05:45 une carte donc de la Russie historique antérieure au premier conflit mondial,
05:51 enfin de l'Empire russe.
05:52 – Alors c'est parfaitement ça, donc cette expansion elle part de Moscou,
05:55 on voit cette petite tâche rouge, et puis à partir de la fin du XVe siècle,
05:59 Moscou commence à rassembler autour de l'autorité politique de Moscou
06:03 toutes ces terres qui vont devenir un gigantesque état-continent
06:08 qui est un peu moins grand aujourd'hui, 17 millions de kilomètres carrés tout de même.
06:12 Et ce qu'il faut bien comprendre c'est que c'est une dynamique centralisatrice
06:16 qui ne veut pas forcément dire qu'il y a une centralisation absolue,
06:19 c'est une dynamique centralisatrice, c'est-à-dire qu'il y a une volonté toujours
06:22 de garder le contrôle de ces territoires,
06:25 quitte à pratiquer une politique différentielle en fonction des territoires
06:29 qu'on va conquérir ou qu'on va mettre en valeur.
06:34 Mais quand on a un si vaste territoire, la difficulté c'est de le mettre en valeur,
06:38 pour le mettre en valeur il faut le gouverner,
06:41 gouverner un tel territoire c'est un défi permanent,
06:44 de la fin du XVe, XVIe, XVIIe, la conquête de la Sibérie,
06:48 gouverner la Sibérie c'est un défi encore aujourd'hui pour la Russie,
06:52 et que ça entraîne une fragilité de cet état,
06:54 et une conscience par les dirigeants de la fragilité de cet état.
06:58 Ça veut dire qu'il faut aussi peupler cet espace,
07:01 c'est aussi un défi permanent qui traverse toute l'histoire de la Russie.
07:05 Comment peupler ce territoire, comment le mettre en valeur,
07:07 comment assurer sa sécurité, comment faire en sorte
07:10 qu'il n'y ait pas des éléments extérieurs ou des puissances extérieures voisines
07:15 qui viennent mordre.
07:17 Donc on est dans cette dynamique moscopolite qui n'est pas véritablement...
07:22 Alors j'ai essayé de réactualiser une notion qui n'est pas de moi,
07:26 qui est d'un historien américain qui s'appelle Marc Raef,
07:29 qui avait conclu à l'existence d'un impérialisme russe,
07:32 mais d'un impérialisme essentiellement défensif.
07:35 C'est-à-dire qu'en fait, la logique, le logiciel impérial russe,
07:38 il a pour objectif de conserver les acquis de l'État
07:42 avec une conscience que cet État est une création fragile
07:46 et peut s'effondrer très facilement.
07:49 L'histoire de la Russie est jalonnée de conquêtes,
07:52 mais il est aussi jalonné de catastrophes politiques majeures.
07:56 – Comment parvenez-vous à résoudre ce paradoxe d'un impérialisme défensif
08:00 et de cet appétit, je dis appétit,
08:03 puisque en couverture de votre livre vous avez donc le Kremlin
08:07 qui tient une fourchette et un couteau entre les mains.
08:10 – Je ne suis pas responsable entièrement de la couverture,
08:12 mais la couverture a le mérite de mettre la tour du Kremlin bien en évidence,
08:16 et la tête, alors le couteau, la fourchette, y a-t-il un appétit ?
08:20 Il y a forcément un appétit quand même,
08:23 parce que ces conquêtes territoriales,
08:25 elles ne se sont pas faites de manière purement par hasard.
08:29 Mais l'objectif, je pense qu'il y a quelque chose de paradoxal,
08:33 vous l'avez dit, c'est d'ailleurs tout l'intérêt d'être un spécialiste de la Russie,
08:37 c'est qu'on est tout le temps dans le paradoxe,
08:39 et on n'est jamais dans les certitudes.
08:41 Et ça c'est quelque chose qui personnellement me plaît beaucoup,
08:43 d'être remis, de ne pas avoir de certitudes,
08:46 parce que elles peuvent tout le temps être mises en complètement démolie par les faits.
08:52 Mais effectivement, cette conquête territoriale, c'est pour avancer,
08:58 c'est à la fois pour sécuriser Moscou, dynamique moscopolite,
09:03 mais c'est aussi pour rejoindre les autres puissances.
09:06 Parce que ce qu'il faut bien voir aussi, c'est un autre aspect,
09:10 de la géopolitique de la Russie, des fondements géopolitiques de la Russie,
09:14 c'est le caractère continental,
09:16 et c'est un état-continent, mais un état relativement loin de ses voisins, paradoxalement.
09:22 Moscou, c'est quand même assez loin de l'Europe,
09:25 des centres de civilisation européens, c'est assez loin du Moyen-Orient,
09:28 c'est assez loin de l'Asie.
09:30 Donc l'objectif de ces conquêtes, c'est aussi de se rapprocher,
09:34 et notamment de se rapprocher de l'Europe.
09:35 Je pense qu'on ne comprend pas très bien l'histoire de la Russie,
09:38 l'histoire politique de la Russie, sans comprendre la volonté de Moscou
09:42 de faire partie de cette Europe et d'être une puissance européenne à part entière.
09:47 Il va falloir environ trois siècles pour y arriver,
09:50 du XVIe, on va y arriver finalement en 1815,
09:54 au moment où Alexandre Ier s'assoit à la table du Congrès de Vienne,
09:58 et la Russie devient véritablement une puissance dans le concert européen,
10:03 mais il va falloir beaucoup de travail de longue haleine pour y parvenir.
10:07 – Et la question qui se pose aujourd'hui, c'est d'un nouveau divorce avec l'Europe,
10:10 mais nous allons revenir là-dessus dans quelques minutes.
10:14 L'Occident juge souvent la Russie sauvage, barbare et même arriérée,
10:19 je passe les épithètes.
10:21 Son pouvoir, selon les détracteurs de la Russie, serait despotique, archaïque,
10:26 mais vous relativisez cela, vous relativisez cela, Jean-Robert Raviot,
10:29 vous dites que le pouvoir russe a conservé ses formes anciennes,
10:32 mais qu'elles ne sont pas forcément anachroniques.
10:35 – Alors, je pense que toute l'ambiguïté de cette perception occidentale de la Russie,
10:41 qui ne date pas d'aujourd'hui, qui ne date même pas du 19ème siècle,
10:45 avec le marquis de Kustin dans son célèbre ouvrage "La Russie en division 39",
10:50 qui dépeint un empire russe autocratique, extrêmement répressif, etc.,
10:56 et qui envoie les traits les plus sombres, à juste titre d'ailleurs,
11:00 comment dire, ça existe, ça fait partie de la Russie.
11:04 Mais cette vision d'une Russie arriérée, barbare, lointaine, disons archaïque,
11:13 elle est déjà très présente dans des récits connus du 16ème ou du 17ème siècle
11:18 de voyageurs occidentaux.
11:20 Sur quoi ça se base ?
11:21 Je pense que, moi je reviens toujours à l'histoire de l'État,
11:24 qui est un peu ma grille d'analyse à moi.
11:27 L'État russe est associé encore de paradoxal que c'est un empire archaïque
11:33 qui se constitue comme un État moderne.
11:36 Empire archaïque parce que c'est un empire qui se constitue
11:38 dans la continuité territoriale, comme les grands empires romains,
11:42 les grands empires de l'Antiquité, l'Empire chinois aussi.
11:45 Donc c'est un empire d'expansion territoriale continue,
11:48 dans lesquels il y a une difficulté à distinguer ce qui relève de la métropole
11:55 et ce qui relève des côtes territoires conquis.
11:57 Ça n'a rien à voir avec les empires ultramarins, modernes, d'Occident,
12:00 les Anglais, Espagnols, etc.
12:02 Mais c'est un empire archaïque sous cette forme,
12:04 géopolitiquement archaïque mais politiquement moderne,
12:07 puisque dès le début de sa constitution en tant qu'État moderne,
12:12 vers le XVIe siècle, cet État moscovite, cet empire de Russie,
12:17 va essayer d'adopter des techniques administratives,
12:23 d'importer un savoir politique et administratif européen,
12:28 avec un certain retard sur les États européens.
12:32 Mais l'Europe a toujours été le modèle politique à suivre.
12:37 Déjà, même avant Pierre Le Grand, on se souvient de la fondation de Saint-Pétersbourg,
12:42 la fenêtre sur l'Europe, la volonté de faire de Saint-Pétersbourg
12:45 une ville parfaitement européenne.
12:47 Mais bien avant, le père…
12:48 – En comparaison à Moscou, ce que vous dites en retracé.
12:50 – Par rapport à Moscou, ville un peu, disons, traditionnelle russe,
12:53 avec un Kremlin en pierre, entourée de quartiers en bois.
12:58 Saint-Pétersbourg, c'est la ville de pierre dans les deux sens du terme,
13:01 ville de Pierre Le Grand, mais ville aussi entièrement en pierre,
13:03 ce qui est une nouveauté à l'époque pour les villes russes,
13:06 mais c'est une nouveauté urbanistique.
13:08 Et donc, pendant très longtemps, je pense, pour la Russie,
13:14 pour les élites russes, l'européanisation, l'occidentalisation
13:19 étaient synonymes de modernisation.
13:21 Il n'y avait pas de modernisation sans occidentalisation.
13:25 La modernisation de l'État, on avait conscience du retard économique,
13:28 politique, administratif, passé par l'occidentalisation.
13:32 Et aujourd'hui, pour la première fois, je dirais au XXIème siècle,
13:36 l'occidentalisation n'est plus le synonyme de la modernisation.
13:39 Il y a d'autres modernisations.
13:41 On regarde aussi du côté chinois, du côté de l'Asie,
13:45 et bientôt aussi du côté d'autres pays.
13:48 Et je pense que c'est quelque chose qui marque notre époque.
13:52 On est dans une véritable rupture, où pendant des siècles,
13:55 occidentalisation et modernisation ont rimé,
13:58 et aujourd'hui, ce n'est plus tellement vrai.
14:00 Et je pense que ça, pour la Russie, c'est un vrai changement aussi.
14:03 C'est un changement pour le monde, mais c'est un changement pour la Russie
14:07 et pour la manière dont la Russie se pense elle-même.
14:10 – De quand percevez-vous ce basculement dans la pensée russe,
14:14 dans cette prise de conscience, à vrai dire, appelons-le tel qu'il est,
14:17 du déclin de l'Occident ?
14:19 – Alors, du déclin de l'Occident, moi j'ai un peu du mal avec cette formule,
14:24 parce que c'est un peu polysémique.
14:28 Qu'est-ce que ça veut dire le déclin de l'Occident ?
14:31 Aujourd'hui, c'est une rhétorique conservatrice de Poutine,
14:35 qui consiste à dire "l'Occident est en déclin, ses valeurs sont..."
14:39 Enfin, Poutine dit "l'Occident est en déclin",
14:42 mais il dit "les valeurs occidentales", on va dire traditionnelles,
14:46 c'est nous qui les représentons davantage que vous.
14:48 Donc il y a une ambiguité là-dessus.
14:50 Moi je raisonne plutôt en termes de rapports de force géopolitiques ou économiques.
14:55 À partir de quand la Russie va-t-elle prendre conscience
14:59 que le centre de croissance mondial, le centre d'innovation mondial
15:03 est en train de basculer vers l'Asie ?
15:05 Je dirais que ça commence chez certaines élites dans les années 90,
15:09 dès les années 90, et puis ça va vraiment monter dans les années 2000-2010.
15:13 Et je pense qu'effectivement, les diplomates ou les experts russes
15:17 regardent la montée en puissance de la Chine très sérieusement
15:20 dans les années 2000-2010, et donc observent ce basculement du monde.
15:24 Mais en même temps, il ne faut pas oublier que néanmoins,
15:28 la Russie reste occidentale, reste européenne.
15:31 Mais vous dites qu'elle est eurasiatique.
15:34 On a quand même le sentiment d'une lutte existentielle,
15:37 aujourd'hui elle est évidente, entre l'Occident, la Russie aujourd'hui.
15:40 Dans votre essai, vous dites que c'est à partir de la conquête
15:43 d'ailleurs de l'Asie centrale que l'Empire russe a ouvert une ère
15:46 de conflictualité et de rivalité avec l'Empire britannique.
15:49 Est-ce le début justement de ce bras de fer quasi continuel
15:56 entre l'Occident et la Russie ?
15:59 Je pense, et je pense qu'il faut aller chercher les origines
16:03 de cette conflictualité russo-occidentale dans le grand jeu
16:07 qui s'ouvre à la fin du 19ème siècle entre l'Empire britannique,
16:12 l'Empire global, Empire par les mers, créé et façonné
16:18 par la domination économique et militaire des mers,
16:22 et puis cet Empire continental qui va, tout d'un coup, russe,
16:26 qui va pousser jusqu'à l'Asie centrale et qui va rencontrer
16:29 les Britanniques, ou ça, en Asie centrale.
16:33 Et là, il y a un pays clé qui est clé depuis le 19ème siècle,
16:37 c'est l'Afghanistan qui est un état charnière entre l'Asie centrale,
16:42 ce qu'on appelait l'Asie moyenne autrefois, c'est l'Asie centrale
16:45 turquestan-russe à partir des années 1860, et puis les Indes britanniques.
16:50 Et c'est vraiment là que s'ouvre, je dirais, la nouvelle ère
16:53 de rivalité globale entre l'Empire russe et l'Empire britannique.
16:57 On va le voir pendant la Première Guerre mondiale,
17:00 Bakou en Azerbaïdjan qui est, juste après la Première Guerre mondiale,
17:05 le théâtre de conflits nationaux, mais aussi pétroliers, on va dire.
17:10 Les enjeux économiques, géoéconomiques, sont importants,
17:14 les Anglais sont présents pour essayer de…
17:18 L'intervention britannique contre la révolution bolchevique
17:21 en 1818-1919, elle est aussi fondée sur la défense des intérêts britanniques,
17:27 capitalisme britannique dans le pétrole.
17:30 Tout ça fait que, effectivement, la guerre froide américano-soviétique,
17:35 c'est aussi la continuation de ce conflit-là.
17:39 Et puis, la conflictualité actuelle entre ce que Poutine appelle
17:43 l'Occident collectif, alors l'Occident collectif, c'est l'Occident historique
17:47 plus les États-Unis, plus les alliés, l'Australie, le Japon, la Corée du Sud.
17:53 Ça c'est l'Occident collectif. L'Occident collectif forme un tout,
17:57 enfin formerait un tout, opposé à la Russie et dont l'objectif serait
18:01 d'affaiblir, voire de détruire la Russie. Je reprends les termes officiels russes.
18:06 C'est comme ça que se décrit la conflictualité russo-occidentale à Moscou,
18:11 tout du moins dans les cercles du pouvoir.
18:14 Et, fort c'est de constater que cette conflictualité se pose dans des termes
18:19 qui ne sont pas exactement identiques mais qui ont vraiment quelque chose à voir
18:23 avec ceux du XIXe siècle. Il y a une véritable continuité
18:26 de la conflictualité russo-occidentale.
18:28 – Donc, dans les deux camps, vous dites qu'il y a une continuité
18:32 entre l'Empire britannique et l'Empire américain,
18:36 qui se traduit donc par la guerre froide. Mais qu'en est-il de la Russie ?
18:41 Y a-t-il ensuite eu une continuité entre l'URSS ?
18:45 Quelle continuité y a-t-il entre l'URSS et la Russie contemporaine,
18:48 celle de Vladimir Poutine ?
18:50 – Alors, vaste question. Je vous remercie de me l'avoir posée.
18:54 Je vais essayer d'y répondre de manière simple.
18:58 Là encore, excusez-moi, paradoxe, parce que la Russie est à la fois
19:02 issue d'une rupture avec le Nord-soviétique.
19:05 Il ne faut pas oublier que la Fédération de Russie a fait sécession de l'URSS,
19:09 ce qui paraît aujourd'hui très étrange, mais ça s'est passé en 1991,
19:13 dans un contexte politique très complexe, sur lequel je ne reviendrai pas en détail.
19:17 Mais elle est en même temps l'héritière de l'URSS.
19:20 La Russie, c'est un élément de l'URSS qui s'est détaché de l'URSS,
19:23 qui a rompu avec l'URSS. Il y a eu le signe rompait avec Gorbatchev,
19:27 et puis en même temps, elle a assumé, la Russie,
19:31 la continuité des obligations internationales de l'URSS,
19:34 en droit international, la Russie est le successeur de l'URSS.
19:37 Donc c'est très paradoxal.
19:39 Et je dirais que l'héritage, la continuité soviétique russe, post-soviétique,
19:45 est un élément, en soi déjà, contradictoire, plein de contradictions.
19:51 Mais les continuités sont nombreuses, elles se manifestent d'abord,
19:55 je dirais d'abord sur le plan militaro-stratégique,
19:58 parce que la Russie hérite de l'arsenal nucléaire et stratégique de l'URSS.
20:03 Donc à partir, vous avez tout ça, il faut bien en faire quelque chose,
20:06 définir une doctrine, qu'est-ce qu'on va en faire,
20:08 comment va-t-on définir notre intérêt national,
20:11 comment va-t-on définir les intérêts vitaux de ces nouveaux États qu'est la Russie.
20:16 Forcément, les définitions soviétiques vont jouer un rôle majeur.
20:23 Et je pense qu'effectivement, cette continuité URSS-Fédération de Russie,
20:29 elle est souvent dépeinte sous des traits un peu caricaturaux.
20:34 Il y aurait un atavisme un peu.
20:36 En réalité, ce n'est pas vraiment un atavisme, c'est surtout un poids,
20:41 un héritage lourd à porter et un peu finalement inévitable
20:45 quand vous avez toute cette gestion matérielle,
20:48 des bâtiments, de l'industrie, de l'énergie,
20:51 tout ça, il a fallu en faire quelque chose,
20:54 et la Russie est donc la continuation de l'URSS.
20:57 Intéressant de voir que Poutine, dans son discours de 2022
21:01 au moment de l'invasion de l'Ukraine, je crois la veille ou le lendemain,
21:05 je ne sais plus très bien, de cette invasion,
21:07 - Ou la nuit, la nuit.
21:09 - Le jour le lendemain, je crois, en expliquant à la télévision,
21:11 aux citoyens russes, pourquoi on avait fait ça, etc.
21:14 Il est longuement revenu sur l'héritage économique et en disant,
21:19 voilà, les Ukrainiens, ils n'ont pas su faire fructifier ce qu'on leur a donné.
21:25 "On", c'est qui "on" ? C'est l'URSS.
21:28 Donc là, ils se positionnaient en fédération de Russie, héritière de l'URSS.
21:34 Dans la même phrase, ou presque dans le même discours, 5 minutes après,
21:37 il disait, l'Ukraine, en fait, l'Ukraine dans ses frontières de 1991,
21:43 dans ses frontières post-soviétiques, c'est une création de Lénine.
21:47 Donc c'est, en quelque sorte, pas légitime.
21:49 Donc là, ils se positionnaient en rupture avec l'URSS.
21:52 Donc vous voyez qu'à chaque fois, dans le même discours,
21:54 on peut voir à la fois que le président de la Russie
21:57 se situe dans l'héritage soviétique et en rupture avec l'héritage soviétique.
22:02 – Oui, Poutine disait d'ailleurs qu'il voulait en finir
22:04 avec l'héritage de la guerre froide.
22:06 C'est une des justifications.
22:07 – Alors la guerre froide, oui, bien sûr, mais il n'en a pas fini.
22:10 Je ne pense pas qu'on puisse finir avec un héritage de la guerre froide.
22:13 La conflictualité, on est deux, enfin même plus que deux.
22:17 Il y a les Russes et puis les Occidentaux, qui sont nombreux aussi.
22:21 On ne peut pas dire "là, on va sortir de la guerre froide tout seul".
22:24 Je pense que c'était un peu l'erreur de Gorbatchev d'avoir pensé,
22:27 d'ailleurs je le dis, dans le livre, qu'on pouvait mettre fin
22:30 à la guerre froide de manière unilatérale, en disant
22:32 "Allez, on sort de là, on arrête tout ça et on remet les cartes à zéro".
22:35 C'était un pari qui était un pari fou et qui n'a pas,
22:39 dont on voit aujourd'hui, qu'il était complètement insensé.
22:42 – Alors vous évoquez beaucoup l'histoire de la Russie dans votre essai.
22:45 Ici aussi, vous évoquez à l'instant Vladimir Poutine.
22:49 L'entretien avec le journaliste américain Tucker Carlson
22:53 a fait énormément de bruit il y a deux semaines.
22:56 Un milliard de personnes à travers le monde l'auraient visionné.
23:00 Qu'avez-vous pensé d'ailleurs de cet entretien ?
23:02 Est-il si scandaleux, comme le disent les détracteurs de Carlson et de Poutine ?
23:06 Ou est-ce vraiment historique, comme veulent le penser,
23:11 disons plutôt ceux qui sont favorables à la Russie,
23:13 ou en tout cas même aux Kremlin ?
23:16 – Alors moi je pense que c'était ni scandaleux ni historique.
23:20 C'était une stratégie de communication voulue par Poutine
23:28 qui s'adressait à un journaliste américain très connu,
23:31 qui a une surface médiatique importante aux États-Unis.
23:34 Donc par son intermédiaire, il s'adresse aux Américains,
23:37 et pas à n'importe quels Américains, je dirais à l'électorat de Fox News,
23:41 dont Tucker Carlson a été pendant des années une sorte de star,
23:44 et qui est suivi en tant que tel comme un des journalistes les plus connus
23:48 dans les milieux conservateurs américains.
23:51 L'objectif de Poutine c'était d'expliquer aux électeurs de Trump,
23:56 enfin mon analyse, donc qui vont peser de manière très importante
24:02 dans la présidentielle américaine qui s'annonce,
24:05 la position russe de manière la plus objective possible.
24:09 Alors il a choisi de reprendre un à un tous les arguments
24:12 qu'il a déjà développés dans les discours antérieurs.
24:15 Il n'y avait rien de nouveau dans son discours, rien de nouveau en tout cas pour moi.
24:19 C'était juste essayer de faire passer au public américain et anglophone,
24:25 occidental de manière générale, l'explication de la position
24:30 de la politique de la Russie en Ukraine, de cette guerre, des motifs, voilà.
24:34 Il a commencé par 45 minutes de cours d'histoire.
24:38 Et moi ça m'a beaucoup surpris parce que ça s'est passé exactement
24:41 le jour de la sortie du livre et comme au départ,
24:44 je n'avais pas vraiment prévu de faire une moitié un peu historique
24:47 et une autre moitié plus… je me suis dit finalement
24:50 je ne me suis pas complètement trompé parce que les arguments historiques
24:53 sont absolument ramenés sans cesse dans la politique
24:57 ou dans la justification de la politique de la Russie.
25:00 Et il est allé dans des détails à mon avis peut-être trop complexes
25:04 pour le public américain mais en tout cas il a montré en fait,
25:08 je pense qu'un des objectifs de Poutine c'était de montrer
25:12 qu'il était sain d'esprit, en bonne santé, capable de tenir
25:17 deux heures d'interview sans note et capable de parler d'un sujet complexe
25:21 allant d'un sujet à l'autre. Je pense que c'était une volonté
25:25 de communication parce qu'il faut voir qu'aux États-Unis,
25:28 depuis deux ans, même depuis un peu plus longtemps,
25:31 il y a aussi des médias qui dépayent Poutine
25:36 comme la thèse sur laquelle Poutine serait mort
25:40 et il y aurait plusieurs sosies en activité est une thèse largement répandue,
25:46 y compris dans des milieux trompistes ou conservateurs un peu.
25:50 Donc l'objectif c'était de montrer, je ne suis pas, je ne suis ni fou,
25:55 ni malade, ni… bon bref, en état de gouverner la Russie.
25:59 – Alors on ne sait pas si Joe Biden aurait tenu deux heures et sept minutes en effet.
26:02 – Oui, il y avait aussi une volonté de faire un contraste avec Joe Biden.
26:06 Il y avait, à plusieurs reprises, il a évoqué le nom de Joe Biden,
26:10 je ne sais pas si vous avez remarqué, pour rien dire de spécial, mais quand même.
26:14 Donc voilà, ni historique, ni scandaleux, le milliard de personnes
26:20 qui l'a suivi met un bon coup de communication, incontestablement.
26:24 – Alors dans votre essai, vous citez Fyodor Lukyanov
26:27 qui est membre du club Val d'Aille.
26:29 Lui-ci, l'Ukraine a fait le choix inconditionnel de l'Occident
26:32 et il a qualifié, vous le dites, l'Ukraine d'état kamikaze.
26:37 La Russie justifie son opération militaire spéciale,
26:41 dénoncée encore une fois en Occident comme une invasion,
26:43 comme étant, et vous l'avez rappelé, une offensive défensive.
26:47 L'Ukraine a-t-elle vraiment pris la voie kamikaze ?
26:52 – Alors moi j'aime beaucoup Fyodor Lukyanov parce que c'est un spécialiste,
26:57 enfin un politiste, spécialiste des relations internationales,
27:01 qui n'est pas du tout dans la dissidence en Russie,
27:04 il est même très officiel, enfin je veux dire, c'est quelqu'un proche du pouvoir,
27:07 mais qui garde une certaine liberté d'analyse.
27:10 Et je suis assez… alors quand il dit "l'Ukraine est un état kamikaze",
27:14 moi je dirais l'état ukrainien, c'est-à-dire les dirigeants ukrainiens
27:17 ont choisi une stratégie kamikaze, je ne dirais pas l'Ukraine.
27:21 Je dissocierais fortement les dirigeants de la population,
27:26 c'est une autre affaire, peut-être j'y reviendrai tout à l'heure.
27:29 Mais effectivement on peut voir ça comme une stratégie kamikaze,
27:32 surtout depuis 2014, j'irais surtout depuis 2021,
27:38 parce que les dirigeants ukrainiens se sont engagés dans un combat
27:43 qui était celui de la reconquête des territoires de l'Est,
27:47 Donbass et Luhansk, et la Crimée aussi,
27:51 qui reste des objectifs de guerre affichés,
27:54 mais qui était un peu… la Crimée par exemple, elle était un peu oubliée.
27:58 En 2021, le président Zelensky a décrété qu'il allait relancer
28:04 la conquête de la Crimée.
28:06 Je pense que c'est ça qui a véritablement décidé le Kremlin
28:11 à préparer une offensive.
28:13 Donc ça, c'est décrété en mars 2021, l'offensive a lieu presque un an après,
28:17 mais cette offensive a été magnifiquement préparée depuis longtemps.
28:20 Donc cette relance, on va dire, les Russes s'attendaient à ce que
28:26 les Ukrainiens relancent une offensive à la fois dans Donbass et en Crimée
28:30 avec l'appui et l'aide logistique et de renseignement des États-Unis.
28:35 Tout ça pour dire qu'effectivement, quand Loukianov dit stratégie kamikaze,
28:42 ça veut dire suivre, on va dire, être dans une offensive face à la Russie,
28:49 cette stratégie kamikaze, on peut la voir commencer peut-être en 2014,
28:53 mais surtout après 2021.
28:55 Je suis assez d'accord avec ça.
28:58 Il y a quelque chose d'étonnant, en fait.
29:02 Et encore aujourd'hui, encore plus étonnant.
29:05 Il y a encore quelques semaines, Zelensky, même quelques jours,
29:08 a dit que l'objectif final de l'Ukraine, du président ukrainien,
29:13 des dirigeants ukrainiens, c'était vraiment la reconquête
29:16 de la totalité du territoire.
29:18 Alors, je ne dis pas que ce n'est pas légitime,
29:20 en droit international, c'est complètement justifié,
29:23 mais est-ce que c'est réaliste d'un point de vue géopolitique ?
29:26 Non.
29:27 Et pourtant, continue dans cette optique.
29:30 Et les dirigeants occidentaux continuent d'appuyer ces stratégies
29:35 et il y a quelque chose d'un peu kamikaze, effectivement.
29:38 Je suis d'accord avec Sodor Loukianov.
29:40 Donc, vous établissez un contraste entre le manque de réalisme ukraino-occidental
29:44 et le réalisme russe.
29:46 On va utiliser la carte de l'expansion de l'OTAN à l'Est,
29:51 qui est constamment rappelée du côté russe,
29:54 peut-être un peu moins en Europe, un peu moins en France,
29:57 mais qui est évidemment parlante,
30:00 d'autant plus que la Suède, visiblement,
30:04 est sur le point d'entrer au sein de l'Alliance atlantique,
30:08 puisque l'Angrie a validé hier, le Parlement anglois a validé hier
30:12 l'entrée de la Suède.
30:14 Donnez-vous raison, à Moscou, sur cette expansion de l'OTAN vers ses frontières ?
30:22 Alors moi, je ne donne pas raison ou tort, je suis un analyste,
30:25 mais je pense que la perception russe,
30:30 ce que les dirigeants russes disent depuis au moins 20 ans,
30:35 au moins 18 ans, c'est que cette extension de l'OTAN vers l'Est
30:40 constitue une menace pour la Russie.
30:42 Et en 2008, l'Union Rouge a été clairement indiquée par Poutine,
30:47 avec l'Ukraine et la Géorgie.
30:50 Lorsque l'Ukraine et la Géorgie ont posé leur candidature
30:54 à l'entrée dans l'OTAN au sommet de Bucarest,
30:57 et que cette candidature a été acceptée, sauf par la France et l'Allemagne d'ailleurs,
31:01 il y a eu vraiment une déclaration de Poutine très immédiate,
31:04 quasiment, à Bucarest même, en disant "c'est inacceptable,
31:07 nous n'accepterons pas".
31:08 Donc c'était clair, en 2008.
31:10 Et donc ça c'est la perception russe,
31:12 c'est que l'expansion de l'OTAN vers l'Est finira un jour par,
31:17 disons, être constituée une menace pour la Russie.
31:22 C'est ça, et ça a été dit et redit.
31:25 Alors là, le discours occidental va dire "oui, mais c'est pas à la Russie
31:30 de décider ce que ses voisins doivent faire,
31:33 il y a un droit des pays à définir ce que c'est
31:37 que leur appartenance géopolitique".
31:40 Alors un droit, certes, on peut y croire,
31:44 mais la réalité historique et géopolitique, c'est pas ça.
31:47 C'est qu'il y a des rapports de force,
31:50 que l'Ukraine, face à la Russie, est dans un rapport de force,
31:53 à tous les points de vue, défavorable.
31:56 Elle a un voisinage, plus de 1000 km de frontière commune avec la Russie,
32:00 elle dépend d'elle, la Russie, de point de vue énergétique,
32:03 industriel, économique, etc.
32:05 Donc effectivement, là, je reviens sur le kamikaze,
32:08 c'est-à-dire, peut-on entrer dans une conflictualité majeure
32:13 avec un voisin dont on dépend ?
32:15 Alors, pourquoi pas ?
32:17 Mais disons qu'il y a quelque chose d'un peu paradoxal et kamikaze.
32:20 Donc, effectivement, on peut y voir,
32:23 certains vont dire "voilà, l'Occident a poussé pour des raisons X ou Y".
32:27 Peut-être, peut-être pas, tout ça, ça reste à étudier en détail.
32:30 Moi, je suis pas un partisan du complot américain derrière tout ça,
32:34 c'est plus complexe que ça.
32:36 Il y a des forces américaines à l'œuvre dès 2004 en Ukraine,
32:39 et même avant, c'est vrai, mais ça mériterait d'être démêlé,
32:43 d'être étudié de manière très précise.
32:46 Mais en tout cas, l'Ukraine post-soviétique n'est pas,
32:50 comment dire, elle est dans un champ de force entre l'Occident et la Russie,
32:54 et elle devient l'objet d'un conflit et d'un rapport de force qui s'accentue.
33:00 Et à chaque fois, le dialogue de sourds commence en 2008.
33:04 Ce que la Russie dit en 2008 n'est pas entendu par l'Occident.
33:09 Alors, est-ce que l'Occident ne l'entend pas, ne veut pas l'entendre,
33:13 ou n'est pas en mesure de l'entendre ?
33:15 C'est une question ouverte que je pose aux chercheurs
33:18 qui travaillent sur la politique occidentale.
33:21 – Alors, malheureusement, l'heure tourne.
33:23 Nous avons assez peu la possibilité d'évoquer l'essor du Sud global,
33:27 qui, évidemment, encore une fois, saute aux yeux aujourd'hui en 2024.
33:32 Mais je vais vous citer pour conclure.
33:34 Vous dites que la Russie a vocation à devenir une puissance d'équilibre
33:37 entre l'Occident et le monde occidental.
33:39 Alors ça, pour le coup, c'est une conclusion qui surprend.
33:41 C'est encore une fois un paradoxe russe, peut-être,
33:43 mais au vu de la situation actuelle, donc du conflit entre l'Ukraine et la Russie,
33:48 et plus généralement aussi entre l'Occident et la Russie,
33:51 une telle conclusion peut étonner.
33:52 Encore une fois, vous dites que la Russie peut devenir une puissance d'équilibre
33:55 entre l'Occident et le monde non-occidental.
33:58 Vous dites cela en lien avec l'essor du reste du monde ?
34:02 – Oui, je dis cela à deux titres, enfin, je dirais.
34:05 La Russie se voit comme une puissante…
34:06 Alors, c'est un État continental, un peu enclavé,
34:09 qui cherche, évidemment, à sortir de cet enclavement.
34:11 C'est assez historique.
34:12 Mais cette continentalité eurasiatique, on va dire,
34:16 la Russie, aujourd'hui, cherche à en faire…
34:18 à la transformer en espace de connectivité.
34:20 Je pense qu'un des défis de la Russie, c'est de faire de ce territoire énorme
34:24 et très difficile à gérer, donc j'ai commencé là-dessus,
34:28 un espace de connectivité entre l'Europe, l'Asie, etc.
34:31 Je pense qu'il y a vraiment cette idée-là.
34:33 Alors, défi majeur, ça va être très compliqué.
34:35 Il y a les routes de la soie, il y a tout ça,
34:37 il y a des projets de devenir une puissance exportatrice
34:41 d'hydrocarbures à la fois vers l'Europe, mais aussi vers l'Asie.
34:44 Il y a les routes numériques qui passent par la Russie, etc.
34:49 Il y a des grands projets, il y a des grandes idées.
34:51 Donc, devenir un espace de connectivité.
34:53 De la même manière, dans les relations internationales,
34:56 la diplomatie russe est très pragmatique,
34:58 et je pense que les diplomates russes sont dans l'idée
35:00 d'utiliser la position actuelle pour être une puissance d'équilibre
35:06 entre l'Occident, le Sud global, le Sud global c'est un vaste groupe,
35:14 exemple précis, la manière dont la Russie a développé
35:21 au sein des BRICS un volet politique.
35:23 La Russie a accueilli le premier sommet des BRICS en 2008 à Ekaterinbourg,
35:28 et elle n'a eu de cesse de faire des BRICS un espace plus politique.
35:32 Les Chinois, pour eux, les BRICS étaient d'abord économiques, financiers,
35:36 il s'agissait de mettre en place des coopérations,
35:39 des ententes essentiellement économiques et financières.
35:42 La Russie a toujours voulu ajouter un volet politique aux BRICS,
35:45 et je pense qu'aujourd'hui, effectivement,
35:47 il y a cette volonté russe de faire de la Russie conscience
35:52 que la Russie n'est pas une superpuissance,
35:55 les superpuissances c'est clairement la Chine et les États-Unis,
35:57 c'est une puissance régionale avec ses faiblesses et ses forces,
36:00 mais qui peut jouer un rôle de pivot et d'interface entre d'autres puissances.
36:10 Regardez l'action russe en Afrique, l'influence russe en Afrique qui se développe,
36:14 être présent sur des terrains qui ne gênent pas les Chinois,
36:18 mais qui rivalisent en fait avec l'Occident,
36:21 parce que la Russie se situe très clairement dans une volonté d'influence politique.
36:25 Donc effectivement, il faut regarder avec réalisme et détachement
36:31 la politique extérieure russe dans différentes régions
36:36 pour s'apercevoir effectivement qu'il y a la guerre en Ukraine,
36:40 il y a cette épouvantable guerre, il faut quand même le dire,
36:42 qui se déroule non pas sous nos yeux, parce qu'on ne voit pas d'image,
36:45 très peu, le téléspectateur est un peu protégé de tout ça,
36:49 mais une guerre qui aura à mon avis des implications très importantes
36:52 pour les sociétés russes et ukrainiennes dans les 20 années qui viennent,
36:55 ça va vraiment peser sur les sociétés, sur la politique, on le verra,
37:00 mais il ne faut pas s'arrêter à cette guerre,
37:03 si on prend une vision plus globale de la politique russe,
37:06 on voit que la Russie cherche effectivement à,
37:09 non pas du tout à se reconstituer comme une superpuissance face à l'Occident,
37:13 mais plutôt à devenir une puissance d'équilibre effectivement
37:16 sur différents théâtres, eurasiatiques, on le voit au Moyen-Orient, en Afrique, etc.
37:21 Une puissance d'équilibre plutôt qu'une puissance adversaire.
37:25 Jean-Robert Raviot, ce sera le mot de la fin.
37:28 Je vous remercie infiniment pour cet exposé dépassionné.
37:31 Je rappelle que vous êtes l'auteur de l'essai "Le logiciel impaye à la Russe"
37:35 publié aux éditions L'Artilleur.
37:37 Merci encore, M. le Professeur.
37:39 Merci à tous d'avoir suivi cette émission.
37:41 Surtout, n'oubliez pas de liker, de partager et de commenter.
37:44 Merci à tous d'avoir suivi le magazine des crises
37:47 et de la prospective internationale de TVL.
37:49 [Musique]