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L'édito de Mathieu Bock-Côté, sociologue-essayiste, dans l'émission Face à l'info : «Crépol : «rixe», «fait divers», à quand la fin du déni ?».

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Transcription
00:00 Laissez-moi vous raconter en quelque sorte l'histoire d'une invisibilisation,
00:03 l'histoire de neutralisation,
00:05 l'histoire d'une mise à l'écart du réel
00:08 pour s'assurer que le grand récit médiatique dominant
00:11 domine et demeure.
00:13 Alors le point de départ, c'est presque l'histoire des mots qu'il faut raconter.
00:16 L'histoire du mot d'hier, c'était le mot "ricks".
00:19 Et là tout le monde répétait "ricks, ricks, ricks, ricks".
00:22 Et quelques-uns disaient "mais êtes-vous certains que c'est le bon terme ?"
00:25 Mais plus on en doutait, plus le commun des mortels disaient
00:28 "ce n'est pas le bon mot", je précise, plus les principales victimes
00:32 disaient "ce n'est pas le bon mot",
00:34 et bien au même moment, le système médiatique répétait "ricks" encore plus fort.
00:38 Alors c'était assez fascinant.
00:40 Et ce matin, vous avez raison, Eric Coquerel, de La France Insoumise,
00:44 a dit, bon, il refuse de tirer mensauvagement,
00:47 il nous dit "c'est un fait divers abominable, mais ce n'est qu'un fait divers".
00:51 Il faut toujours le dire comme ça, "fait divers abominable, mais ce n'est qu'un fait divers".
00:55 Autrement dit, c'est très très grave, mais on passe à autre chose.
00:58 Et, nous le dit, des ricks comme ça, ça survient,
01:01 il a prétexté son grand âge en disant "vous savez, j'ai toujours vu ça d'une manière ou de l'autre".
01:06 C'est reconnu, des bandes qui se présentent avec des couteaux
01:09 pour poignarder tout le monde dans une fête municipale,
01:12 c'est une tradition française comme une autre.
01:14 Et, en dernière instance, nous le disait-il, mais il n'était pas le seul,
01:18 le véritable enjeu de la journée, il y a des autres, c'est celui de Mourad.
01:22 Donc on comprend, son récit, qui n'était pas un détail, soit dit en passant, évidemment.
01:26 Là, aujourd'hui, un autre mot est apparu, un mot dont nous sommes familiers,
01:31 parce que le mot "rick" s'est éparpillé, donc un deuxième s'ajoute, et c'est le mot "fait divers".
01:35 Alors, si vous voulez avoir l'air très tragique, vous dites "fait divers très très grave",
01:40 "fait divers abominable", "fait divers absolument abominable",
01:44 mais plus vous dites "fait divers" et plus vous en rajoutez,
01:46 plus c'est pour dépolitiser l'événement,
01:49 plus c'est pour nous expliquer que ce qui s'est passé, finalement, c'est plutôt mineur.
01:54 Et là, j'ai déjà eu l'occasion de faire cette démonstration,
01:56 mais je suis obligé d'y revenir un instant pour voir comment le terme de "fait divers"
02:00 sert aujourd'hui plus que jamais à effacer la réalité.
02:04 Première étape, on l'a vu ces dernières années, mais ça continue jusqu'à tout récemment,
02:09 le concept de "sentiment d'insécurité".
02:12 Alors là, est-ce qu'il y avait de l'insécurité en France ? Non, les Français étaient paranoïaques.
02:15 Les Français étaient fous. Les Français croyaient qu'il y avait de l'insécurité,
02:19 mais c'est simplement parce qu'ils regardaient trop les séries américaines,
02:23 ou alors ils décidaient de prendre un "fait divers",
02:26 et de lui donner une importance considérable.
02:28 Mais la France allait bien. La France n'était pas un coup de gorge.
02:32 On ne risquait rien en France, et on était en sécurité dans le métro,
02:35 on était en sécurité dans le 9-3, on était en sécurité à Sarcelles,
02:38 on était en sécurité partout.
02:40 Et pour penser le contraire, il fallait être probablement d'extrême droite.
02:43 Bon, ça, on le sait.
02:45 Le réel, et cela dit, t'es tu.
02:47 Le réel s'est imposé.
02:49 Il n'était plus possible de parler simplement de sentiments d'insécurité
02:53 sans avoir l'air d'un parfait crétin.
02:55 Ou d'un parfait menteur.
02:57 Les menteurs sont rarement de purs crétins.
02:59 Les menteurs savent ce qu'ils font. Les crétins, pas nécessairement.
03:02 Alors on a dû imposer un autre terme.
03:04 Quel est l'autre terme ?
03:06 C'est le terme de "faits divers".
03:08 Pourquoi parle-t-on de "faits divers" ?
03:10 Pour dire qu'on est obligé d'en parler. Non, il n'y a pas moyen.
03:12 On ne peut plus contourner, on ne peut plus invisibiliser.
03:15 Donc on va nommer les faits. On va les nommer.
03:17 Mais à condition, on les nomme à condition d'expliquer qu'ils ne sont pas importants.
03:21 Donc on dit "faits divers".
03:23 Quand on dit "faits divers", ça veut dire qu'il n'y a pas de signification politique,
03:25 il n'y a pas de signification sociologique.
03:27 C'est simplement le tragique et l'absurde de l'existence qui se manifeste à nous.
03:31 Un fait divers comme un autre.
03:33 Un fait divers qui ne veut rien dire.
03:35 C'est ça qu'on dit quand on dit "faits divers".
03:37 Quand on dit "faits divers", ça veut dire oui, oui, pleurez, pleurez.
03:39 Faites une marche blanche s'il le faut.
03:41 Mais sur le fond des choses, ça n'a rien à voir.
03:43 Circulez, il n'y a rien à voir.
03:45 Les faits divers se multiplient.
03:47 Les faits divers s'additionnent.
03:49 Les faits divers occupent tout le quotidien.
03:52 Donc là, on commence à devenir compliqué.
03:54 Les faits divers sont de plus en plus nombreux.
03:56 Normalement, un esprit sociologique minimal dirait
03:59 des tonnes de faits divers, ça commence à faire un fait de société.
04:02 Ça commence à faire une tendance sociologique.
04:04 Ça commence même à faire un fait politique.
04:06 Alors certains ont cherché, certains ont cherché à nommer cette réalité,
04:10 c'est la tentative de Zemmour en la matière,
04:12 qui a parlé de francocide.
04:14 Mais on lui avait dit que c'était un concept,
04:16 et moi j'avais été critique envers ce concept.
04:18 Je trouvais qu'il n'était pas adéquat.
04:20 Je trouvais qu'il était inadéquat sociologiquement.
04:22 Je note que ceux qui l'ont critiqué avaient normalement un autre angle
04:25 en disant que c'est un concept terrible, d'extrême droite, haineux,
04:28 parce que vous savez, féminicide, ce n'est pas haineux,
04:31 écocide, ce n'est pas haineux, mais francocide, ça, c'est haineux.
04:35 Ne l'oubliez jamais, sinon vous serez d'extrême droite vous aussi.
04:37 Alors francocide, francocide, ça ne passait pas.
04:40 Donc là, comment nommer ces faits divers qui s'accumulent,
04:43 ces faits divers qui coupent la gorge,
04:45 ces faits divers qui coupent les doigts,
04:47 ces faits divers qui sifflent les femmes dans le métro
04:49 et qui rendent le métro dangereux pour plusieurs d'entre elles,
04:52 comment on les nomme?
04:53 Moi, je propose un concept, mais il y en a d'autres.
04:55 On pourrait parler de délinquance conquérante,
04:57 de délinquance d'occupation,
04:58 de différents types de délinquance d'occupation de territoire, évidemment.
05:02 Mais ce qui est certain, c'est que le système ne veut pas nommer politiquement
05:05 ces faits divers qui s'accumulent
05:07 et qui créent non seulement un sentiment d'insécurité,
05:09 mais des territoires où il ne fait plus bon être français.
05:12 Alors, on touche à un autre mot de la journée.
05:14 Ce sont des mots qu'on connaît déjà,
05:16 mais c'est l'autre mot de la journée qui est très important.
05:18 C'est « pas de récupération ».
05:20 J'en ai déjà parlé, « pas de récupération »
05:22 « is the new »
05:23 « pas d'amalgame ».
05:24 Pas de récupération, c'est ne pensez pas politiquement ce qui arrive.
05:28 Ne pensez pas sociologiquement ce qui arrive.
05:30 Ne voyez pas dans ce fait divers autre chose qu'un fait divers.
05:33 Et là, sur une autre chaîne info,
05:35 que la politesse et la décence m'empêchent de nommer,
05:38 une militante, pardon, journaliste,
05:40 racontant les événements,
05:42 nous dit, je la cite,
05:44 parce que là, plusieurs personnes à droite et à l'extrême droite,
05:47 on dit, se sont inquiétées de ce qui s'est passé à Crépole.
05:49 Des gens un peu limités d'esprit
05:51 qui s'inquiétaient de ce qui se passait là-bas.
05:53 Elle nous dit,
05:54 « C'est la réaction désormais classique
05:56 sur le réseau social de la droite et de l'extrême droite.
05:59 On est dans une politisation de plus en plus importante du fait divers. »
06:04 Alors là, la journaliste qui l'interview,
06:06 de manière candide, dit,
06:07 « Mais pourquoi la droite et l'extrême droite s'intéressent-elles autant
06:09 au fait divers? Que se passe-t-il? Nous sommes perplexes. »
06:12 Réponse de la journaliste militante,
06:14 « C'est parce qu'ils veulent créer l'image artificielle,
06:17 qui ne veut rien dire, d'une France tranquille
06:20 qui serait agressée par une France conquérante,
06:23 une France plus agressive. »
06:25 [Musique]
06:29 [SILENCE]

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