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Xerfi Canal a reçu Alain Bauer, professeur de criminologie du Conservatoire National des Arts et métiers (CNAM), pour parler des leçons de la guerre en Ukraine. Une interview menée par Jean-Philippe Denis.

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Transcription
00:00 Bonjour Alain Bauer.
00:09 Bonjour.
00:10 Alain Bauer, professeur du Conservatoire national des arts et métiers.
00:13 Alain Bauer, "Au commencement était la guerre", édition Fayard.
00:18 Un objet éditorial non identifié qu'il faut absolument lire pour comprendre le
00:22 monde actuel.
00:23 Alain Bauer, quelle leçon on peut tirer aujourd'hui de la guerre en Ukraine ?
00:30 Alors c'était intéressant parce que pendant longtemps je me suis demandé
00:32 ce qu'était cette guerre.
00:33 Tous les penseurs militaires, les penseurs de la stratégie, il y a plus
00:38 de penseurs et d'historiens de la stratégie qu'il y a de stratèges.
00:40 Depuis Poirier, Galois ou Aron, on a à peu près arrêté la production
00:44 en France et c'est dommage.
00:45 Mais il y a beaucoup d'historiens de la stratégie qui font un travail tout
00:47 à fait remarquable.
00:49 Et je me suis demandé si c'était la Première Guerre mondiale, Verdun,
00:53 Bakhmout, le conflit, la boucherie actuelle, est-ce que c'est Verdun ?
00:59 Est-ce que c'est l'Afghanistan, un long conflit entre une puissance
01:02 surarmée et des groupes très autonomes, eux-mêmes équipés de matériel
01:09 moderne qui leur permettent de détruire la suprématie aérienne,
01:12 puis de reconquérir leur territoire avant on ne sait pas très bien quoi.
01:15 Et en fait, après un long débat, je me suis convaincu que c'était
01:19 la Corée.
01:20 La guerre de Corée est une des guerres les plus méconnues et les plus
01:23 meurtrières de l'après Deuxième Guerre mondiale, 3 millions de morts.
01:25 C'est où les prises et reprises quatre fois.
01:29 C'est un conflit conventionnel entre des puissances nucléaires qui
01:34 décident de ne pas utiliser l'arme nucléaire parce qu'elles ont
01:37 choisi un terrain d'exercice qui n'est pas leur territoire national,
01:41 mais un territoire convoité.
01:43 C'est une guerre qui n'a pas de paix.
01:45 Il n'y a qu'un cessez-le-feu entre les deux Corées.
01:48 C'est une guerre qui continue avec des escarmouches, des anicroches,
01:52 des lancements de missiles des uns et des manœuvres des autres.
01:55 C'est une guerre extraordinairement meurtrière et totalement permanente.
02:00 Et je crois que la première leçon de cette guerre, c'est qu'elle va être
02:02 une guerre longue, qu'elle va durer longtemps et qu'à la différence
02:06 de tous les autres conflits qu'on a plus ou moins bien géré,
02:08 et il y en a eu beaucoup des conflits durant les dividendes de la paix,
02:12 cet espace merveilleux de la chute du mur où il ne se sera rien passé.
02:15 J'en fais la liste d'ailleurs, juste pour rappeler que côté conflit,
02:18 on a été à peu près bien garni autour de l'Europe et en Europe.
02:22 Mais on a fait comme si ce n'était que des petites escarmouches
02:26 sans intérêt, alors qu'elles construisaient la guerre à venir.
02:29 En grande partie, notamment la Yougoslavie, l'ex-Yougoslavie.
02:33 Les deuxièmes leçons, c'est la drônisation.
02:36 L'arrivée du drone, attendue depuis des années.
02:39 Un de mes étudiants à l'Air Force Academy avait sorti
02:44 une thèse d'un millier de pages sur l'effet du drone sur le champ de bataille,
02:51 que personne n'a lu et que personne n'a probablement traduit,
02:53 mais qui montrait à quel point ce sujet allait changer la nature même de la bataille.
02:57 Alors ça, ça la change du point de vue de l'information, du renseignement,
03:00 du drone kamikaze, de la destruction, du drone tireur de missiles à longue portée,
03:07 bref, du drone support d'opérations terrestres.
03:10 Mais surtout, ce qui change tout, c'est le prix du drone.
03:12 Parce qu'on peut faire la guerre avec un drone à 300 euros
03:16 et on peut faire la guerre avec un drone à 3 millions d'euros.
03:19 Et les principaux opérateurs,
03:21 fournisseurs de drones, ne sont pas les fournisseurs ordinaires.
03:24 On a notamment la place très importante de la Turquie dans ces opérations,
03:28 qui avait déjà fait cette démonstration en Libye,
03:30 contre les troupes du général Haftar, qui l'avait faite aussi en Azerbaïdjan,
03:34 contre les Arméniens, et qui a fourni là,
03:37 d'un autre côté, beaucoup d'équipement aux Ukrainiens.
03:41 En fait, la dronisation change tout dans le champ de bataille.
03:43 Tout. Dronisation aérienne, terrestre et maritime.
03:47 On a pu voir, par exemple, que des bâtiments de guerre russes étaient coulés
03:52 par une espèce de pédalo ukrainien, un jet ski,
03:55 avec des contacteurs de porte de garage,
03:58 une liaison Starlink et un GPS.
04:02 Et puis, troisièmement, c'est la défense opérationnelle du territoire.
04:04 800 000 Ukrainiens mobilisés, non pas dans l'armée en tant que tel,
04:09 mais comme des opérateurs de prise de contrôle du territoire,
04:13 libérés par les armées ou de support à leurs propres armées.
04:17 C'est l'extraordinaire décentralisation du commandement et des opérations.
04:22 La capacité à fonctionner en essaim.
04:25 C'est à la fois des opérations de commando qui ressemblent un peu
04:28 à ce qu'on a connu en Indochine ou au Vietnam,
04:32 qui a abouti au désastre de Dien Bien Phu.
04:34 C'est quand vous avez des petits commandos très agiles et très mobiles
04:38 qui sont face à une armée de chars lourdes et mobilisés.
04:41 C'est le concept d'Azincourt.
04:43 Des choses que nous avons oubliées parce que nous pensions
04:45 qu'il n'y aurait plus que des conflits de haute intensité
04:48 entre des équipements de haute technologie.
04:51 On a oublié le facteur humain.
04:53 Et ça, c'est la troisième leçon.
04:55 La quatrième, c'est les hackers.
04:56 Les hackers ukrainiens, qui sont parmi les meilleurs du monde
04:59 pour voler, piller, détourner, buguer, tout ce qu'on veut,
05:03 se sont transformés en résistants.
05:05 Ça n'est pas nouveau.
05:07 On a vu ça dans tous les pays qui ont été envahis ou occupés.
05:10 Les forces de la résistance ne regardent pas le Pédigré, le CV ou le casier.
05:15 On prend tout ce qui est prêt à résister.
05:17 Et eux, ils ont réussi à contrer
05:20 une des forces les plus importantes du monde en hackers militaires
05:24 parce qu'eux, ils défendent quelque chose.
05:26 Ils ne sont pas juste des mercenaires tarifés.
05:29 Il y a quelque chose d'autre dans leur volonté.
05:31 Ils ont non seulement contrecarré, mais vraiment attaqué
05:34 et détruit une partie des équipements cyber russes
05:38 dans des conditions tout à fait remarquables.
05:40 Donc, des éléments qui sont d'autant plus intéressants que
05:43 nous n'en tenons aucun compte.
05:45 Nous avons en France, parce que les comptables de Bercy l'ont décidé,
05:49 pas les militaires, une armée échantillonnaire et expéditionnaire
05:53 qui est dotée d'un peu de tout et de beaucoup de rien,
05:56 qui a abandonné parce qu'elle a été dépouillée
06:00 jusqu'à Jean-Yves Le Drian, qui l'a sauvée au moment des attentats
06:03 en récupérant ce qu'il pouvait de milliers de militaires
06:06 qu'on allait supprimer à Bercy pour l'armée de terre,
06:10 qui est aujourd'hui en situation de devoir être reconstruite
06:13 totalement, non seulement pour la haute intensité,
06:15 comme le dit très justement le chef d'état-major des armées,
06:17 c'est assez rare qu'on ait un chef d'état-major des armées
06:19 qui pense et qui écrive une stratégie qui lui est propre.
06:23 La doctrine Burkhardt est un sujet tout à fait presque inédit,
06:26 pas tout à fait inédit.
06:27 Il l'avait déjà fait comme chef d'état-major de l'armée de terre,
06:30 bien avant lui, dans les années 60-70, on a vu le général Ayré,
06:34 mais c'est assez rare que ce soit aussi clairement affirmé.
06:36 Mais le problème, c'est non seulement la haute intensité,
06:38 mais la longue intensité.
06:40 Et c'est le moment où on découvre qu'on a traité nos armées
06:42 comme on a traité notre système sanitaire, hospitalier, sécuritaire.
06:46 Bref, on l'a dépouillé.
06:48 On a abandonné des plantées de souveraineté industrielle,
06:51 de stocks, de munitions, de gestion, d'anticipation,
06:54 pour des raisons purement comptables ou avec cette idée formidable
06:57 qu'on allait tout externaliser et que ça n'avait aucune importance
07:00 que ça soit fabriqué loin et pas cher par des gens qui pouvaient
07:03 tout d'un coup arrêter la production, arrêter la distribution,
07:06 arrêter la distribution ou entrer en guerre ou devenir
07:08 le soutien d'adversaires.
07:10 Et donc que les ennemis, les amis de nos ennemis,
07:14 ne sont pas toujours nos amis.
07:15 Il y avait un sujet qui s'est révélé comme cela et dont nous n'avons
07:18 pas tiré grand compte.
07:19 Donc il y a beaucoup de leçons à prendre de la guerre en Ukraine.
07:22 Et il n'est pas sûr qu'elle soit tirée.
07:24 D'abord, il a fallu attendre des semaines pour que l'on décide
07:27 d'envoyer des observateurs, non pas pour faire la guerre,
07:30 mais pour regarder, comprendre et analyser la guerre,
07:34 comme on avait des observateurs avant la guerre.
07:37 La plupart de ceux qui regardaient le conflit ukrainien
07:40 n'ont pas cru à l'intervention russe.
07:42 Moi-même, je n'ai pas cru à la moitié de l'intervention russe.
07:44 Le maire Dazov, j'y ai cru tout de suite.
07:46 L'intervention sur Kiev, pour moi, n'avait aucun sens.
07:48 Alors les faits m'ont plutôt donné raison, sauf qu'il l'a fait quand même.
07:51 Donc j'ai tort dans
07:54 la capacité à démontrer ou à
07:58 envisager un sujet, même si les faits donnent
08:01 plutôt raison, parce qu'effectivement, ça ne pouvait pas marcher.
08:03 Mais il y a cette difficulté que nous avons
08:05 à tirer les leçons de cette guerre, tant nous avons
08:09 une situation où les industriels nous vendent ce qu'ils savent fabriquer,
08:11 les militaires utilisent ce que les industriels leur vendent
08:14 et les comptables expliquent aux deux premiers qu'il faut s'en passer.
08:17 Mais personne ne regarde le bouleversement
08:20 de la guerre en Ukraine, la révolution que ça va représenter,
08:23 notamment pour les équipements lourds, technologiquement
08:26 complexes, etc.
08:27 Récemment, un très grand industriel expliquait que pour faire voler
08:30 un Mirage F1, il y a quelques dizaines
08:33 d'années, il fallait une dizaine de personnes plus le pilote, plus le pilote.
08:37 Un Mirage 2000, une vingtaine de personnes plus le pilote.
08:39 Un Rafale, une quarantaine de personnes plus le pilote.
08:42 Qu'est-ce que nous démontrent les Ukrainiens ?
08:44 Que certes, il faut une force aérienne moderne et efficace,
08:47 mais c'est le résilient qui est important.
08:49 C'est plus le gros rouge qui tâche que
08:52 la Romane et Conti.
08:53 Il en faut, mais les proportions sont très différentes.
08:55 Nous avons misé dans la haute technologie, dans des choses très
08:58 coûteuses, très lentes, très complexes à créer
09:01 et qui sont extrêmement importantes en termes de défense
09:03 de souveraineté, mais pas pour faire la guerre au quotidien.
09:06 Et donc, le retour de la guerre de longue intensité
09:09 est un sujet aussi important que la guerre de
09:11 haute intensité. Et ça, c'est la leçon essentielle,
09:14 je crois, de ce qui se passe en Ukraine.
09:18 La politique, c'était... Non, pardon, c'était la guerre,
09:21 c'est la politique continuée par d'autres moyens.
09:22 C'est ça, Klaus Witts ? Maintenant, c'est...
09:25 Je cite, je crois, Richelieu qui dit
09:29 le problème de la guerre, ce n'est pas les moyens qu'on lui donne,
09:31 c'est les moyens qu'on doit lui donner.
09:33 Alain Bauer, "Au commencement était la guerre". Merci Alain Bauer.
09:35 Merci.
09:37 Sous-titrage Société Radio-Canada

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