Anne Fulda reçoit Monique Lévi-Strauss pour son livre «J’ai choisi la vie» dans #HDLivres
Catégorie
🗞
NewsTranscription
00:00Bienvenue à l'heure des livres, Monique Lévi-Strauss.
00:02On est ravis de vous recevoir.
00:05Le grand public ne vous connaît peut-être pas.
00:07Vous avez vécu relativement à l'ombre pendant des années.
00:10À l'ombre, mais pas dans l'ombre de celui qui a été votre mari,
00:14votre compagnon puis votre mari, pendant près de 60 ans, Claude Lévi-Strauss.
00:19Et voici que vous venez de publier aux éditions Plon,
00:22un livre qui a été co-écrit, un livre d'entretien avec Marc Lambron de l'Académie française.
00:27Un livre qui est passionnant, dans lequel vous ne racontez pas seulement le récit de votre vie
00:33aux côtés du fameux auteur de Triste Tropique,
00:37mais aussi vous témoignez finalement du siècle que vous avez traversé,
00:41parce que ça ne se voit pas, mais vous avez 99 ans.
00:44Et vous racontez toute une vie, une société, des pays que vous avez traversés,
00:49avec un regard aigu et affûté.
00:51D'ailleurs, j'ai une question, ce regard, est-ce que Claude Lévi-Strauss,
00:55« Vivre à ses côtés » vous a permis de faire évoluer ce regard ?
01:00Est-ce que vous avez senti que votre regard est devenu plus aiguisé,
01:03plus à ses côtés ?
01:06Est-ce qu'il vous a appris à regarder les gens et la société différemment ?
01:10Il m'a beaucoup appris, oui.
01:15D'abord, il a fait de moi très vite sa première lectrice.
01:19Donc, j'ai vraiment analysé sa manière d'écrire que j'aimais beaucoup.
01:27J'étais, enfin, une fervente lectrice.
01:30Et le rôle que j'ai joué auprès de lui,
01:33c'est de lui indiquer les endroits qui étaient un peu ténébreux,
01:37parce qu'il voulait être clair.
01:40Il n'écrivait pas pour les happy few,
01:42il écrivait pour tous les gens qui avaient envie de le lire.
01:45Et ça, ça me plaisait beaucoup, parce que je connaissais des intellectuels snob
01:50qui écrivaient juste pour les gens, enfin, qui étaient capables de les comprendre.
01:55Ce n'est pas du tout le cas de mon mari.
01:57Oui, il voulait être intelligent et intelligible partout.
02:01Absolument intelligible, oui.
02:03Alors, vous n'êtes pas une femme d'eux,
02:05parce que vous racontez, vous avez une vie.
02:07D'abord, vous avez travaillé avant de le rencontrer.
02:10Vous souhaitiez faire des études de médecine qui n'ont pas abouti.
02:15Et vous l'avez déjà raconté dans un précédent livre publié en 2014, je crois.
02:20C'est ça.
02:20Qui s'appelle « Dans la gueule du loup ».
02:22Vous racontiez votre jeunesse incroyable,
02:24puisque vous l'avez passée en Allemagne,
02:27alors que votre mère était juive, votre père catholique,
02:30et il avait décidé de vous emmener, pendant la guerre, dans la gueule du loup.
02:36C'est avant la guerre qu'il a signé, c'était un contrat de deux ans pour être ingénieur conseil.
02:44Mais c'était de très très bonnes conditions de travail.
02:48Et comme jusque-là, il avait dirigé un bureau d'ingénieur à Paris, rue Labo-Essi,
02:54il avait envie d'avoir moins de responsabilités.
02:58Et donc, on lui a fait une proposition de deux ans.
03:00Et mon père, qui avait fait la guerre de 14-18,
03:06était sûr qu'on n'allait pas recommencer une guerre dix ans après, vous voyez.
03:10Et donc, il était sûr qu'il n'y aurait pas la guerre.
03:13Alors que toute ma famille, et surtout la famille de ma mère, qui était juive,
03:17disait « Tu ne peux pas aller en Allemagne nazie avec une femme juive ».
03:21Eh bien, il disait « Ça n'a aucune importance, nous sommes belges ».
03:24Vous vous rendez compte ?
03:25Alors, vous, vous en êtes sorti.
03:26Vous avez été un temps infirmière, dans des conditions assez difficiles,
03:32ce que vous racontez.
03:32Ensuite, après la guerre, une fois la guerre finie,
03:34vous venez en France, dans un premier temps.
03:38Et c'est là que vous rencontrez notamment Jacques Lacan,
03:41pour qui vous travaillez, et pour traduire Freud.
03:45C'est ça.
03:45Oui.
03:46Et d'ailleurs, vous croquez Jacques Lacan,
03:50qui est un personnage à la vie affective assez tourmenté.
03:54Et vous écrivez, il avait déjà les poches pleines de liasses de billets,
03:57puisqu'effectivement, le fondement de la psychanalyse,
03:59c'était de payer en liquide.
04:01Oui.
04:01Ah oui, c'était invraisemblable.
04:05Parce que, pour me récompenser,
04:07il m'emmenait dîner à la Méditerranée avec Sylvia.
04:10Sylvia, qui était sa femme et que j'adorais.
04:13C'était quelqu'un de très drôle, qui avait beaucoup de charme.
04:15Et elle était très affectueuse avec moi.
04:18Donc, ma récompense, c'était le dîner au restaurant La Méditerranée.
04:22Et là, quand il payait, il mettait ses mains dans ses poches
04:26et il sortait des poignées de billets.
04:29On voyait, il prenait les patients un quart d'heure.
04:32Alors, tous les quarts d'heure, si vous voulez, il y avait des billets.
04:35Ses poches étaient gonflées.
04:37Et je me disais, quand même, c'est formidable, un psychanalyste.
04:40Enfin bon.
04:41Psychanalyste que votre mère goûtait d'ailleurs.
04:43Mais bon, il faut lire le livre pour découvrir tout ça.
04:46Alors, c'est grâce à Jacques Lacan que vous connaissez Claude Lévi-Strauss.
04:49S'il a alors 40 ans, il revient des Etats-Unis.
04:52Il n'était pas...
04:52Il a passé la guerre là-bas.
04:54Vous en avez 24.
04:55Et c'est là que vous commencez une collaboration avec lui.
04:59Là aussi, des travaux de traduction.
05:02Dans un premier temps, c'est uniquement une collaboration de travail.
05:07Ah oui.
05:07Et puis, il va vous draguer un peu à sa façon, dans la retenue, dirons-nous, en vous invitant à déjeuner, raconter cette anecdote des déjeuners du jeudi.
05:17Qui est amusant.
05:18Eh bien, la seconde femme de mon mari avait décidé de recevoir tous ses neveux et nièces avec ses enfants le jeudi.
05:30À ce moment-là, le jeudi était férié et de recevoir tous les cousins chez elle.
05:39Alors, Claude a dit, moi, je ne reviendrai pas déjeuner à la maison parce que tout de même, c'est trop fatigant de déjeuner avec cinq ou six enfants.
05:46Donc, je déjeunerai au Musée de l'Homme.
05:49Et il m'a demandé si je voulais déjeuner avec lui.
05:55Eh bien, j'ai dit, oui, bien sûr.
05:57Et ensuite, après le déjeuner, il m'a dit, et jeudi prochain, est-ce que vous serez libre ?
06:05J'ai dit, je regarde.
06:06Oui, je suis libre.
06:07Bon, alors jeudi prochain.
06:08Et puis, il y a eu un long silence.
06:10Et puis, il m'a dit, et puis tous les autres jeudi.
06:13Et tous les autres jeudi.
06:13C'est la seule déclaration qui m'est faite dans sa vie.
06:17Plutôt dans la retenue.
06:19Alors, vous vous mariez en 1954.
06:21Triste Tropique, pareil, en 1955, connaît un succès phénoménal.
06:26À partir de là, vous...
06:26Oui, mais pas tout de suite.
06:28Ah non, non.
06:29On a quand même attendu au moins un an et demi.
06:32Il y a eu deux très bonnes critiques.
06:36Simone de Beauvoir et Bataille, qui ont écrit des très bonnes critiques.
06:42Dans les temps modernes, si vous voulez.
06:44Mais ce n'était pas du tout.
06:45Ce n'était pas devenu grand public, un succès grand public tout de suite.
06:48Ça a duré.
06:49Néanmoins, à ses côtés, vous continuez de travailler avec lui.
06:51Vous allez voyager avec lui à travers le monde.
06:54Au fur et à mesure, il va connaître...
06:55Il entre au Collège de France.
06:57Ensuite, les honneurs arrivent.
06:59Les décorations.
07:01Il entre à l'Académie française.
07:03Il entre dans la pléiade de son vivant, ce qui est extrêmement rare.
07:07Et puis, dernier hommage, d'une certaine façon, ce musée Jacques Chirac.
07:12Le musée du Quai Branly.
07:14C'est un peu un hommage.
07:16De tous ses honneurs, à votre avis, quel est celui qui l'a le plus marqué ?
07:20Et puis, on terminera là-dessus.
07:22Quelle a été la reconnaissance la plus importante pour lui ?
07:27Aucune n'a été très importante.
07:30Mais il me disait toujours, si je ne les avais pas eues, je l'aurais regretté.
07:35Donc, il reconnaissait que c'était quand même bon d'avoir la reconnaissance.
07:40Mais en fait, il s'en fichait.
07:41Il n'y a qu'une chose qu'il voulait, c'est d'être imprimé.
07:45Parce qu'il disait que quand on est imprimé à quelques milieux,
07:49milliers d'exemplaires, il y a toujours...
07:53Enfin, les bibliothèques brûlent, mais pas toutes.
07:56Donc, il reste toujours une bibliothèque.
07:59Donc, voilà.
08:00La seule chose qu'il voulait, c'est que ce qu'il avait écrit soit transmis.
08:04Et tout le reste, en fait, les honneurs ne l'intéressaient pas du tout.
08:08En tout cas, vraiment, je vous conseille vivement de lire ce très joli livre.
08:12Ça s'appelle « J'ai choisi la vie ».
08:13Ça a donc été co-écrit avec Marc Lambron de l'Académie française.
08:18Et c'est publié chez Plon.
08:19Merci beaucoup, beaucoup, Monique Lévi-Strauss.
08:21Je vous en prie.
08:22Sous-titrage Société Radio-Canada
08:25Sous-titrage Société Radio-Canada
08:28...
08:29...