Avec Dominique Carlac'h, membre du conseil exécutif du Medef et présidente de D&Consultants, entreprise de stratégie et innovation et Isabelle This Saint-Jean, économiste, professeure à l’université Sorbonne Paris Nord. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-jeudi-03-avril-2025-3423160
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00:00Le débat ce matin sur ce que Donald Trump a appelé hier « le jour de la libération »,
00:06comprendre l'acte 1 d'une guerre commerciale mondiale, passant par une stupéfiante augmentation
00:13des droits de douane sur les produits entrant aux États-Unis.
00:1610% de plus pour tout le monde, 46% pour le Vietnam, 34% de plus pour la Chine, 24% pour
00:24le Japon, 20% pour l'Union Européenne, c'est une montagne de nouvelles taxes qui
00:29fait craindre récessions, flambées des prix, rétorsions étrangères pour les pays
00:34ciblés comme pour les États-Unis, c'est l'entrée en terre inconnue.
00:38On va en parler avec Dominique Carlac, bonjour, vous êtes membre du conseil exécutif du
00:45MEDEF et présidente de D&A, c'est entre les deux langues, c'est en tout cas une
00:57entreprise de stratégie et d'innovation, Isabelle Tissin-Jean, bonjour, vous êtes
01:02économiste, professeure à l'université Sorbonne Paris-Nord, on savait que la pilule
01:07serait amère, mais avez-vous été médusée par l'ampleur de ce qu'a annoncé Donald
01:12Trump hier Isabelle Tissin-Jean ? Oui, il faut vraiment prendre la mesure,
01:19et c'est difficile parce que Trump il a un côté clown absolu, donc c'est difficile
01:25de le prendre au sérieux.
01:26Mais il faut le prendre au sérieux, il faut regarder les données et il faut les mettre
01:30en perspective historique.
01:32Et quand vous les mettez en perspective historique, ce qu'il a annoncé hier, c'est en moyenne,
01:38c'est difficile à faire pour l'instant, mais le Financial Times a fait le calcul,
01:42en moyenne ça va donner des taux globaux de droits de douane entre 20 et 30%, à peu
01:49près.
01:50Aujourd'hui, on est sous 5%, ces taux de 20-30%, il faut remonter à 1900, c'est même
01:59pas les années 30, c'est même pas la seconde guerre mondiale, c'est 1900 avant de retrouver
02:05des taux de ce type-là.
02:07Donc c'est absolument d'une ampleur dingue.
02:11C'est un événement, un événement historique.
02:13C'est un événement absolument historique.
02:15Après, on connaît aussi le côté menace de Trump, donc on voit bien comment c'est
02:26aussi un instrument dans une stratégie sur laquelle il va falloir revenir pour comprendre
02:30ce qui se passe, qui est beaucoup plus général.
02:33Donc il y a un côté menace, c'est-à-dire est-ce qu'il va mettre à exécution ? Il
02:39va falloir voir, il y a quand même eu une parole qui était « réagissez pas tout de
02:48suite, ça va être pire si vous réagissez ». Il y a une espèce de porte ouverte à
02:54la négociation.
02:55Donc c'est la barre hyper haute dans une négociation extrêmement dure, mais de toute
03:00façon, ça va laisser des traces, c'est la fin d'une période qui est celle de la mondialisation.
03:06Je voulais y venir également, Dominique Carlac, votre réaction, médusée également
03:11par ce qui s'est passé hier ?
03:12Oui et non, oui, parce que les marchés et les entreprises ne s'attendaient pas à cette
03:16ampleur.
03:17Effectivement, depuis 125 ans, on n'avait jamais eu ce réflexe de protectionnisme dans
03:22cette proportion.
03:2324% en moyenne de droits de douane, il fallait reventer à 125 ans.
03:28Or, c'est vraiment une nouvelle ère, parce que tout le système actuel qui a été imaginé
03:33à la sortie de la seconde guerre mondiale par les Américains eux-mêmes, s'effondre
03:37complètement.
03:38Donc oui, on est étonné par l'ampleur et les marchés, d'ailleurs, Wall Street commence
03:43à vaciller, etc.
03:44En revanche, moi, à titre personnel, je ne suis pas si étonnée que ça, parce qu'on
03:49avait tout dans le programme de la campagne de Trump en 2023, quand il a commencé, dans
03:54un livre de 500 pages, à assister 500 fois à la Chine comme l'ennemi numéro 1.
03:59On avait vraiment tout, et hier, dans son discours, la phrase, pour moi, que j'ai retenue,
04:04c'est « le 2 avril 2025 sera commémoré, comme le jour où l'industrie américaine
04:11a entamé sa renaissance ». Et tout le décorum qu'il y avait autour de cette déclaration
04:17annonçait la couleur.
04:18C'est-à-dire que, pourquoi je dis que je ne suis pas si surprise que ça ? En réalité,
04:21c'est la pièce maîtresse de la politique commerciale « America first », l'Amérique
04:27d'abord, qui est une politique industrielle et de réindustrialisation.
04:31Et hier, il y avait autant des patrons, devant le parterre, dans le jardin de la Maison-Blanche,
04:37que d'ouvriers avec leurs casques, de syndicalistes de la métallurgie et d'ouvriers automobiles
04:42de Détroit.
04:43Et moi, j'ai un souvenir personnel, je suis allée visiter les usines de Ford à Détroit.
04:48Quand vous les visitez, vous avez un énorme drapeau américain au milieu de l'usine
04:53d'assemblage.
04:54Et c'est pour ça que je dis qu'on n'est pas si surpris que ça.
04:56C'est une politique de réindustrialisation.
04:58Les États-Unis étaient un pays de consommateurs, et c'est ce qui a effectivement creusé le
05:03déficit commercial.
05:04Clairement, Trump nous dit « je veux être un pays de producteurs ».
05:08C'est possible, avec des mesures pareilles, de réindustrialiser, de ramener l'outil
05:16industriel sur le sol américain, Isabelty Saint-Jean ?
05:18Alors, c'est un pari un peu fou.
05:20C'est un pari un peu fou.
05:22Je partage tout à fait le fait qu'effectivement, les côtés…
05:25Si les droits vous semblent trop élevés, venez ouvrir une usine ici.
05:29Effectivement.
05:30Ce qu'il faut comprendre, c'est que ces tarifs qui étaient dans le programme de Trump,
05:35mais avec d'autres choses, c'est-à-dire que c'est un élément dans un programme
05:39économique plus général, mais il leur donnait, c'est une espèce d'instrument multifonction
05:47magique, et notamment, il leur donnait comme fonction le fait, donc je l'ai dit, c'est
05:54un instrument de menace, mais avec des enjeux, notamment pour l'Europe, qui vont bien au-delà.
05:59C'est la régulation des grandes entreprises, des GAFAM, c'est la régulation de nos normes.
06:08Elles seraient sur la table, elles vont voir les dernières informations du matin.
06:11Tout ça est instrumentalisé par l'instrument, c'est les droits de douane, et d'un point
06:17de vue économique, son pari dans un projet qu'il ne faut pas du tout négliger, qui
06:20est un projet de transition.
06:23C'est un changement d'air, ils le disent.
06:25Eh bien, ça sert à la fois à protéger, pour lui, des secteurs industriels qui sont
06:32fragilisés.
06:33Ça sert à faire rentrer de l'argent, quand vous baissez la fiscalité, vous allez, sauf
06:39que les mesures sont incomparables, donc c'est fou de penser ça, et puis ça a d'autres
06:47finalités qui sont, effectivement, d'inciter les entreprises étrangères à venir s'installer
06:56aux Etats-Unis pour éviter les droits de douane.
06:58Sauf que c'est un pari extrêmement, je vais redire le terme, fou, parce que l'immense
07:06risque, c'est que ça ne se produise pas, parce que franchement, face à quelqu'un
07:10de ce type-là, aller investir aux Etats-Unis, en ce moment, j'imagine qu'on réfléchit,
07:17que le risque est un risque de casser la croissance américaine, et l'autre risque énorme, c'est
07:24un risque, et il faut prendre le temps d'expliquer les mécanismes, ce n'est pas si compliqué,
07:28mais un risque d'inflation, il y a des tas d'éléments qui vont faire que l'inflation
07:34va monter.
07:35Or, on se souvient quand même que Trump, il arrive au pouvoir en grande partie avec
07:40de l'inflation.
07:41Alors, certains disent « oui, mais ça ne va pas toucher les classes populaires américaines ».
07:45Non, ça va toucher les classes populaires américaines, pas immédiatement, mais au
07:50bout d'un moment, ça va les toucher.
07:51Et donc, ça, plus qu'il va se passer sur le dollar et sur les marchés de capitaux,
07:57c'est un peu l'enfer, l'économie, parce que tout est lié, il y a un côté, bon,
08:01mais ça va, il va y avoir une déstabilisation à ce niveau-là, très forte, et donc moi,
08:06je pense qu'il ne gagnera pas son pari, et que tout le monde avait à y perdre, et
08:10les Etats-Unis en premier.
08:11Dominique Carlac, où voyez-vous les perdants de telles mesures, les gagnants éventuels
08:16aussi d'ailleurs ?
08:17Les perdants, ils sont partout.
08:18Une guerre commerciale ne crée que des perdants, c'est-à-dire qu'effectivement, par les
08:22droits de douane, vous augmentez les prix, donc vous augmentez l'inflation, et donc
08:26vous touchez les consommateurs, mais vous touchez également les producteurs, qui ont
08:30du mal à écouler leur production.
08:31Donc, il n'y a que des perdants et une guerre commerciale, c'est toujours comme ça.
08:36Donc, quelle que soit l'issue, il va falloir pour les entreprises et pour le monde entier
08:42trouver des voies de passage qui sont de se dire que plus jamais le marché américain
08:47sera aussi ouvert qu'il ne l'a été.
08:49Donc, il faut recomposer des nouveaux débouchés, et il faut avant tout travailler à la levée
08:56de la fragmentation du marché européen lui-même, parce que quand on regarde bien notre marché,
09:01ça reste quand même un marché énorme, le marché continental européen.
09:04Or, le marché intérieur est bloqué, et on a fait des calculs qui font que ça correspond
09:10pratiquement à 45% de droits de douane pour l'industrie et 110% pour les services.
09:16Donc, il faut vraiment que nous, on travaille sur notre propre marché à lever un certain
09:20nombre de freins.
09:21En revanche, il y a quand même une chose, c'est que oui, l'ère de la mondialisation
09:25heureuse est terminée, c'est clair, donc ça va se recomposer avec, encore une fois…
09:30Vous avez vu, la première visite du Premier ministre canadien, c'était la France,
09:37on a reçu Monsieur Modi l'Indien assez récemment, mais quand même, « America First », ça
09:43ne veut pas dire non plus nécessairement l'Amérique seule.
09:46C'est-à-dire que « America First », ce n'est pas non plus qu'un repli sur soi,
09:50ça veut dire de la négociation, et c'est vrai que la balance commerciale était tellement
09:54déficitaire qu'il nous dit très clairement le discours de la méthode, c'est « renoncez
10:00à vos propres droits de douane, abaissez vos barrières non douanières et réglementaires,
10:05arrêtez de manipuler vos monnaies et achetez des dizaines de milliards de dollars de biens
10:09américains ». Voilà, il nous donne déjà la leçon.
10:12Alors, qu'est-ce qu'on peut faire là-dedans ? Et d'ailleurs, son décret, il y a une
10:15flexibilité.
10:16Il dit « si vous suivez un peu mes recommandations, j'augmenterai ou je baisserai encore les
10:20droits de douane ». Moi, je crois qu'on peut aussi s'affranchir du discours de la
10:24méthode et se dire « je peux recomposer une économie et des échanges dans d'autres
10:29zones qui sont aussi des zones plus, en mauvais français, « friendly ».
10:34Quelle stratégie pour l'Europe ? L'Europe doit répliquer aussi durement que… de manière
10:41aussi dure, là, face aux mesures très dures de Donald Trump ? Est-ce qu'il faut attendre
10:47le temps d'une éventuelle négociation ? À votre avis, Isabelle Tissin-Jean, c'est
10:54quoi le bon chemin ?
10:55C'est difficile parce qu'il y a une dimension qui n'est pas seulement économique, il
10:58y a une dimension qui est de l'ordre de la stratégie diplomatique.
11:02Ça, moi, j'en sais rien.
11:04Mais en termes économiques, je pense que l'Europe, un, ne doit pas sous-estimer sa
11:09puissance.
11:10Ça, c'est absolument essentiel.
11:12L'Europe, c'est à peu près, en termes économiques, c'est une économie, il y
11:17a trois gros blocs, il y a les Etats-Unis et ensuite il y a la Chine et l'Europe qui
11:22sont à peu près au même niveau de puissance économique.
11:24Donc un, elle doit savoir que c'est une énorme puissance économique.
11:27Deux, elle doit savoir qu'en fait, elle est moins fragile en termes d'échanges internationaux
11:34que ne le sont les Etats-Unis.
11:36Si on regarde l'essentiel, l'immense majorité des échanges de l'Europe se font à l'intérieur
11:44de l'espace européen.
11:45Donc surtout, elle doit avoir conscience de ça.
11:48Trois, effectivement, elle doit se coordonner, elle doit aller chercher des accords avec
11:54d'autres partenaires.
11:56Tout va se recomposer, la Chine et le Japon sont en train de négocier un accord.
12:00Donc elle doit faire ça.
12:02Et quatre, elle ne doit surtout pas céder sur ce qui est son modèle, les normes, notamment
12:11écologiques, sociales, sanitaires, son modèle social, elle ne doit surtout pas céder.
12:16Sinon, on perd absolument.
12:18Et il faut se protéger, pas seulement sur un titre fortate, répondre immédiatement
12:26sur les produits et les droits de douane, il faut répondre de manière beaucoup plus
12:32générale avec d'autres types de réponses.
12:35Nagui.
12:36Bon, on voit qu'il y a du pain sur la planche.
12:39Merci à toutes les deux.
12:40Isabelle Tissin, Jean-Dominique Carlac, j'ai sous les yeux les dépêches.
12:47D'agences indiquant les fortes baisses à la bourse de différentes entreprises.
12:54C'est parti pour une rude journée.
12:57Et c'est pour ça que Christine Lagarde a dit qu'on est dans un moment existentiel.
13:00Vraiment.
13:01On le comprend bien.
13:02Merci encore à suivre l'invité de l'époque.