Comment filmer le travail ?
Découvrez le septième volet de la série de rencontres « Le Documentaire : matière à penser », organisé par la Scam, ARTE, le CNC et La Fémis.
Le programme complet :
11h : Keynote par Alain Supiot, juriste et professeur émérite au Collège de France, spécialiste du droit et du travail, de la Sécurité sociale et de philosophie du droit, accompagné de Marie Viennot, journaliste à France Culture.
11h30 : Dialogue entre Stan Neumann, auteur et documentariste et Christian Corouge, ouvrier, syndicaliste et auteur, modéré par Jennifer Deschamps, journaliste, réalisatrice et productrice.
14h30 : Étude de cas avec Sarah Bellanger, réalisatrice, cadreuse et monteuse, et Maël Mainguy, producteur Les Nouveaux Jours Productions, modéré par Camille Ménager, réalisatrice, présidente de la Commission audiovisuelle et administratrice de la Scam.
16h15 : Table ronde avec Anne-Sophie Reinhardt, autrice et réalisatrice, Julien Goetz et Henri Poulain, auteurs et réalisateurs, Alexe Poukine, autrice et réalisatrice, modérée par Thomas Lafarge, réalisateur et membre de la Commission audiovisuelle de la Scam.
****
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11h30 : Dialogue entre Stan Neumann, auteur et documentariste et Christian Corouge, ouvrier, syndicaliste et auteur, modéré par Jennifer Deschamps, journaliste, réalisatrice et productrice.
14h30 : Étude de cas avec Sarah Bellanger, réalisatrice, cadreuse et monteuse, et Maël Mainguy, producteur Les Nouveaux Jours Productions, modéré par Camille Ménager, réalisatrice, présidente de la Commission audiovisuelle et administratrice de la Scam.
16h15 : Table ronde avec Anne-Sophie Reinhardt, autrice et réalisatrice, Julien Goetz et Henri Poulain, auteurs et réalisateurs, Alexe Poukine, autrice et réalisatrice, modérée par Thomas Lafarge, réalisateur et membre de la Commission audiovisuelle de la Scam.
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Court métrageTranscription
00:00:00Stan Le Man, qui a remis au goût du jour comme quoi le documentaire est impérissable.
00:00:05Le film de Bruno Muelle, avec le sang des autres, dans sa saga sur les ouvriers.
00:00:10Et Jennifer Deschamps. Jennifer, reconnaissance éternelle pour Eau des beautés il y a 48 heures,
00:00:16à la suite de quelques défections, acceptée d'animer la conversation entre Stan et Christian.
00:00:22Bienvenue à vous trois.
00:00:30Bonjour, donc Rémi a déjà présenté Christian Corouge, je vais redire quelques mots de vous.
00:00:43Donc Stan Neumann, j'ai envie de dire qu'on ne le présente plus, mais quand même un petit peu.
00:00:50Vous vous êtes rencontré avec Christian à l'occasion de la série documentaire de Stan, le temps des ouvriers.
00:00:57Dans le troisième épisode, si je ne me trompe pas, a obtenu une étoile de l'ESCAM en 2021.
00:01:03Et c'est autour de cette série que va s'articuler votre conversation.
00:01:07Vous en verrez plusieurs extraits qui ont été choisis par Stan.
00:01:10Donc quelques mots sur vous. Vous êtes né à Prague.
00:01:13Vous êtes l'arrière petit-fils d'un cofondateur du Parti communiste tchécoslovaquie, fils d'un résistant communiste.
00:01:19Vous êtes arrivé enfant à Paris avec votre mère.
00:01:22Vous avez étudié à l'IDEC qui est l'ancêtre de la FEMIS.
00:01:26Vous donnez encore aujourd'hui épisodiquement des cours, vous faites des interventions.
00:01:32Vous commencez dans le métier comme chef-monteur avant de passer à la réalisation.
00:01:36Et votre travail qui va de l'architecture au bouleversement historique et politique de l'Europe du XXe siècle
00:01:41porte notamment et particulièrement sur la condition ouvrière.
00:01:45Christian Corouge, comme l'a rappelé Rémi, vous étiez ouvrier chez Peugeot.
00:01:51A Sochaux de 1969 à 2011, syndicaliste à la CGT.
00:01:56Vous êtes aujourd'hui à la retraite.
00:01:58Vous étiez ouvrier à la chaîne et ça a son importance, on va y revenir.
00:02:02Vous avez connu l'expérience du documentaire à plusieurs reprises.
00:02:06Vous étiez membre du groupe Medvedkin qui est une expérience à part
00:02:10qui était l'association de réalisateurs et techniciens du cinéma
00:02:13et d'ouvriers de la région de Besançon et de Sochaux entre 1967 et 1974.
00:02:20Et cette association a permis la réalisation de films comme Le sang des autres dont parlait Rémi,
00:02:25de Bruno Muelle auquel vous avez participé et on va revenir dessus.
00:02:29Et puis la rencontre avec Stan Newman, 30 ans plus tard à peu près, pour Le temps des ouvriers.
00:02:35Alors d'abord j'ai une première question pour Stan.
00:02:38Pourquoi Le temps des ouvriers ? Pourquoi cette série dans votre filmographie ?
00:02:42De quelle envie, de quel besoin est-elle née et comment elle s'y inscrit ?
00:02:46Alors, on va dire la vérité.
00:02:55Tout seul, je n'y serais jamais allé.
00:02:58Je n'aurais jamais osé en fait me confronter à ça.
00:03:02Donc au départ, il y a eu une proposition d'Arte de Fabrice Puchot, Anne Groleron
00:03:07et de mon producteur Serge Lalou à laquelle j'ai immédiatement répondu oui,
00:03:13tellement ça me paraissait évident.
00:03:15Mais de moi-même, je n'aurais jamais eu le courage de prendre cette initiative.
00:03:21Après, c'est des univers du moins conceptuellement dans lesquels moi j'ai baigné
00:03:28à cause de mon histoire familiale, à cause des expériences de ma génération.
00:03:35Donc ça me paraissait nécessaire de le faire.
00:03:38Voilà, ça me paraissait tout à fait nécessaire.
00:03:40Et ça me paraissait nécessaire aussi par rapport à une autre chose
00:03:43qui est que dans toute cette question du réel,
00:03:47souvent on oublie la dimension temporelle, la dimension historique.
00:03:52Et que comprendre ce qui se passe aujourd'hui suppose aussi
00:03:57qu'on accepte de comprendre ce qui s'est passé avant.
00:04:00Donc ça, c'était la première idée de prendre la question ouvrière dans sa durée,
00:04:07dans le temps.
00:04:08Et puis évidemment, immédiatement, je suis arrivé à l'évidence
00:04:13qui est que le véritable enjeu de la condition ouvrière,
00:04:16c'est la question du contrôle du temps.
00:04:18Voilà, donc ça s'est articulé comme ça.
00:04:22Et puis après, c'était une évidence.
00:04:25On a eu quelques débats tout à fait au début du projet
00:04:29sur des questions de comment le paramétrer, comment le concevoir.
00:04:33Et à un moment, je ne sais pas si je l'ai dit à voix haute
00:04:37ou si je l'ai juste pensé, je me suis dit,
00:04:39quelles que soient les conditions, même si je dois marcher à quatre pattes
00:04:42pour le faire, je vais le faire.
00:04:44Parce que j'estimais que c'était nécessaire.
00:04:48Christian, est-ce que vous pouvez nous dire quelques mots
00:04:51sur votre expérience, ça part, l'expérience Medvedkin ?
00:04:56Pourquoi ça se crée à ce moment-là ?
00:04:58Et en fait, qu'est-ce que ça raconte ?
00:05:00Pourquoi le documentaire a cette force-là, à ce moment-là ?
00:05:05C'est l'époque où j'arrive à l'usine, j'ai 17 ans et demi.
00:05:09J'ai eu une chance inouïe, c'est de rencontrer
00:05:12les groupes Medvedkin de Besançon,
00:05:14Marker, Godard, qui en faisait partie à l'époque,
00:05:17et Bruno Muell, Théo Robichet, d'autres personnes célèbres
00:05:21dans le cinéma français, Bofanti, Antoine Bofanti.
00:05:24Et donc, il y a tout un dialogue qui s'installe.
00:05:27Moi, comme jeune, mais on était plusieurs,
00:05:29on était une trentaine quand même de jeunes travailleurs
00:05:31qui travaillaient, on était sur les chaînes de montage,
00:05:34et vu qu'on était venus de loin pour travailler
00:05:37dans cette usine un peu pourrie, là,
00:05:39on ne comprenait pas bien où on était,
00:05:41et on passait nos samedis et dimanches
00:05:43dans une maison de l'UCE, Claire Moulin,
00:05:45entre Besançon et Montbéliard, et là, on apprenait
00:05:47et le cinéma, et la littérature, et le féminisme,
00:05:50des choses complètement différentes des jeunes hommes
00:05:56ou des jeunes femmes qu'on avait côtoyées dans l'usine.
00:05:59On avait d'autres trucs. Moi, j'ai appris à lire
00:06:02beaucoup avec Francine Dreyfus Muell,
00:06:06qui était adjointe à Bourdieu, et m'a appris aussi
00:06:10ce que c'était que la littérature, et comment faire
00:06:13de la sociologie, et comment commencer à travailler
00:06:15en sociologie. Donc, c'était très différent.
00:06:17Et Benkine, c'était un condensé de tous ces jeunes travailleurs.
00:06:20On n'en sort jamais indemne, donc on a appris
00:06:23à avoir l'œil quand même très différent
00:06:26par rapport aux scènes quotidiennes qui se passaient
00:06:28dans cette usine, en sachant qu'on ne pouvait pas
00:06:30filmer à l'intérieur. Donc, on était, à un moment donné,
00:06:33dans les années 70. Moi, j'ai rentré une première caméra
00:06:3616 millimètres dans l'usine, que j'ai ressortie,
00:06:39et puis les bobines étaient petites, c'était 10 minutes.
00:06:41Donc, on filmait 10 minutes, et il fallait ressortir
00:06:43la caméra, sinon on était foutus dehors.
00:06:45Il fallait la complicité du service de gardiennage
00:06:48pour avoir le truc de sortir et de rentrer une caméra
00:06:52pendant une journée.
00:06:54On avait la difficulté de filmer, parce qu'il y a un tas
00:06:58de réglages sur ces 16 millimètres qui nous emmerdaient.
00:07:01On avait 19 ans, on n'avait pas envie de se faire chier
00:07:03des questions techniques avec les micros, les machins.
00:07:05Et donc, on a laissé ce boulot-là aux techniciens,
00:07:09et on a préféré, donc...
00:07:11Il y a des choses comme ça, favorables des fois,
00:07:14dans des vies. L'Angleterre demande en 72
00:07:18son intégration à l'Europe.
00:07:20Et on réfléchit de notre côté, on se dit,
00:07:23ce serait bien d'écrire à la direction Peugeot
00:07:25pour dire, l'Angleterre a envie de voir une grande
00:07:28usine française avant de rentrer dans l'Union Européenne.
00:07:31Alors, vous allez un petit peu vite, je ne sais pas
00:07:33si vous avez tous compris, ils ont cherché des moyens
00:07:35pour pouvoir filmer à l'intérieur de l'usine,
00:07:38parce qu'ils n'y parvenaient pas.
00:07:40Et donc là, c'est l'histoire de cet Anglais.
00:07:42Et on rencontre un cinéaste anglais qui s'appelle Carlin,
00:07:45maintenant on donne le nom, parce que pendant très longtemps
00:07:47on n'a pas dit non, parce que Peugeot est toujours
00:07:50en procès avec nous, où on a eu les images,
00:07:53donc on n'a jamais donné de nom, maintenant il est décédé,
00:07:55donc on s'en fout un peu.
00:07:57Mais Carlin, on le rencontre à Orly,
00:08:02on lui dit à peu près les scènes et les ateliers
00:08:05où il filmait, et surtout le bruit,
00:08:08c'était l'enfer, je veux dire, c'était des presses
00:08:11qui travaillaient à 120 décibels, 130 décibels en permanence.
00:08:14Et donc ça faisait vibrer le sol, des centaines,
00:08:17c'est terrible.
00:08:19Et donc on leur donne tous ces plans,
00:08:21ils viennent s'installer dans le pays de Montbéliard
00:08:23pendant trois semaines avec son équipe,
00:08:25on ne les rencontre pas du tout,
00:08:27et on les rejoint trois semaines après à Orly,
00:08:30ils nous laissent ces bovines.
00:08:32Et ça, pour moi, c'est le cinéma documentaire
00:08:35où les gens s'entraînent à un moment donné,
00:08:38parce que le sujet de filmer une usine
00:08:40par rapport à cette violence de l'usine
00:08:43elle peut être collaborative,
00:08:45elle peut être gentille, sympa,
00:08:48il n'y a pas de commerce là-dedans,
00:08:50c'est simplement de l'image qu'on partage
00:08:52et en espérant qu'elle vive et qu'elle survive.
00:08:54En fin de compte, elle a bien survécu.
00:08:56Mais nous, ça nous a fait grandir aussi,
00:08:58et c'est compliqué de sortir d'un groupe
00:09:00qui, en 1974, Peugeot fait la répression
00:09:03qu'on pourrait dire syndicale, mais surtout militante,
00:09:06et donc tous mes copains qui s'enchaînent,
00:09:08pratiquement, enfin moi-même,
00:09:10on se fait massacrer, donc les plus mauvais postes,
00:09:12les plus mauvais salaires,
00:09:15parce que quand on est en chaîne,
00:09:17si vous, c'est compliqué de comprendre,
00:09:19c'est que tous les 30 postes de travail,
00:09:21il y en a un qui est plus chargé que les autres,
00:09:24qui est plus dégueulasse que les autres.
00:09:26C'est ce qu'on appelle des postes punition.
00:09:28Et donc quand on fait grève,
00:09:30quand on est un peu plein, quand on est un peu bourré,
00:09:32qu'on répond qu'on vient en retard,
00:09:33qu'on est un peu trop malade,
00:09:34et bien on a ces genres de postes punition
00:09:36pendant une semaine ou 15 jours,
00:09:38histoire de nous remettre les idées en place.
00:09:40C'est ça, les chaînes de montage.
00:09:41Mais par contre, pour nous, militants,
00:09:43on y était en permanence.
00:09:44Moi, j'ai tiré 15 ans sur un poste de punition.
00:09:47Il ne faut pas lâcher, quoi.
00:09:49Mais, comment dire,
00:09:52plein de copains sont partis de ce groupe
00:09:54pour, après, il y avait le service militaire,
00:09:56donc à 21 ans, ils ne revenaient pas à l'usine,
00:09:58ils allaient se faire embaucher ailleurs,
00:09:59parce que franchement, ils avaient connu l'usine.
00:10:01Et le problème de voir des films réalisés
00:10:03dans sa propre usine,
00:10:04c'est qu'on se voit systématiquement.
00:10:06Et on n'a pas forcément envie d'en rajouter à la misère.
00:10:09On va revenir sur votre rapport
00:10:12à la réalisation et au témoignage.
00:10:14Mais d'abord, pour revenir sur l'impossibilité
00:10:16de filmer dans les usines,
00:10:18Stan, vous y avez fait face
00:10:20à l'occasion du temps des ouvriers.
00:10:23Est-ce que vous l'aviez envisagé, déjà,
00:10:25dans un premier temps ?
00:10:26Et après, quels ont été vos échanges
00:10:28avec les différentes directions,
00:10:29puisque vous avez filmé des ouvriers
00:10:30de différentes usines ?
00:10:31Et quelles usines ?
00:10:32Et comment est-ce que vous avez contourné
00:10:34cette interdiction ?
00:10:35Comment vous avez fait, finalement,
00:10:36de cette contrainte une force
00:10:37dans le cadre de la réalisation de votre film ?
00:10:39Alors, toutes les usines qu'on a contactées
00:10:43ou toutes les entreprises qu'on a contactées,
00:10:45c'était non, tout simplement.
00:10:47Impossible de tourner,
00:10:48même en leur disant pas réellement
00:10:53ce qu'on allait faire,
00:10:54mais impossible.
00:10:56Après, moi,
00:11:01les images du travail dans l'usine,
00:11:04en elle-même,
00:11:06je trouve que c'est quelque chose
00:11:07qui est un tout petit peu difficile.
00:11:10Moi, je dirais qu'on est un peu
00:11:13comme face à...
00:11:15qu'on doit filmer une pièce de théâtre, en fait.
00:11:18On est prisonnier d'une mise en scène
00:11:21qu'on ne peut pas interrompre
00:11:23et qu'on doit subir.
00:11:25Finalement, moi, j'ai estimé que
00:11:28parler du travail,
00:11:29montrer même le travail ouvrier,
00:11:32puisque c'était quand même ça, le sujet,
00:11:34c'était pas le travail artisanal
00:11:35ou le travail artistique,
00:11:36c'était le travail ouvrier,
00:11:37que montrer le travail ouvrier
00:11:39ne passait pas forcément
00:11:41par le fait de le montrer
00:11:42de façon analogique
00:11:46en filmant la chaîne, etc.
00:11:49qui, pour moi, d'une certaine manière,
00:11:51et c'est pas par hasard, au fond,
00:11:53qu'avec le sang des autres,
00:11:59l'argument c'était
00:12:00que c'était un film industriel.
00:12:01Au fond, moi, ma position,
00:12:03c'est qu'une fois qu'on filme
00:12:04dans une usine en train de travailler,
00:12:06de toute façon, on est prisonnier
00:12:08de cette imagerie-là
00:12:10et on n'arrive pas à y échapper.
00:12:11Et si on veut comprendre
00:12:12ce qui se passe réellement,
00:12:14il faut passer par d'autres chemins,
00:12:17d'autres types de narration,
00:12:21la parole, la reconstitution
00:12:25et accepter d'être dehors.
00:12:27C'est la fameuse phrase de Brecht
00:12:29qui dit que, vu de l'extérieur,
00:12:31une usine ne dit rien
00:12:34sur les rapports sociaux.
00:12:38Finalement, moi, j'ai trouvé
00:12:39plutôt un vrai appui dans le travail,
00:12:43de voir contourner
00:12:45cette impossibilité-là
00:12:46qui venait à la fois de l'interdiction
00:12:48mais aussi d'un truc plus profond
00:12:50qui est que c'est pas comme ça
00:12:52que ça parle.
00:12:56On va regarder un premier extrait
00:12:58qui témoigne de votre relation.
00:13:01Cet extrait mêle à la fois
00:13:04un extrait du sang des autres
00:13:06de Bruno Muelle
00:13:08et puis un témoignage de Christian
00:13:10dans le film de Stan.
00:13:14C'est l'extrait numéro 4.
00:13:31Avec le sang des autres,
00:13:33un film de Bruno Muelle,
00:13:35tourné en 1974.
00:13:38Un ouvrier de l'usine Peugeot de Sochaux
00:13:40parle en voix off du travail à la chaîne.
00:13:45Je suis rentré à 18 ans,
00:13:47je suis Peugeot en sortant de l'école.
00:13:50Je te dis, j'ai tellement mal aux mains,
00:13:52j'ai tellement des grosses mains,
00:13:54mes mains me dégoûtent tellement
00:13:56et pourtant je les aime tellement
00:13:58je sens que je pourrais faire des trucs avec.
00:14:01Mais j'ai du mal à plier des doigts.
00:14:03J'ai un doigt, le gros,
00:14:05j'ai du mal à le bouger.
00:14:07J'ai du mal à toucher Dominique le soin,
00:14:09ça me fait mal aux mains.
00:14:11La gamine quand je la change,
00:14:13je peux pas lui dégraffer ses boutons.
00:14:15Tu sais, t'as envie de pleurer dans ces coups de ton là.
00:14:17C'est dur la chaîne.
00:14:19Moi maintenant je peux plus y aller,
00:14:21j'ai la trouille d'y aller.
00:14:23C'est pas le manque de volonté,
00:14:25c'est la peur d'y aller.
00:14:27Son nom s'appelle Christian Corouge,
00:14:29il a travaillé chez Peugeot toute sa vie.
00:14:35C'est terrible les souvenirs
00:14:37qu'ont les familles du travail en chaîne.
00:14:40Pourtant les pères n'ont jamais raconté,
00:14:42rares sont les enfants,
00:14:44moi je beaucoup circulais,
00:14:46beaucoup fais les écoles
00:14:50et quand j'interrogeais les gamins
00:14:52sur la profession de leurs parents,
00:14:54ils travaillaient chez Peugeot.
00:14:57C'est déjà l'ignorance.
00:14:59Et il fait quoi ? Il raconte comment ?
00:15:01Il raconte pas.
00:15:03Et c'est ça la chaîne aussi,
00:15:05de pas raconter parce qu'il n'y a rien à raconter.
00:15:07C'est pas un boulot noble,
00:15:09c'est pas un boulot valorisant.
00:15:11T'as pas envie de dire à ton fils ou à ta fille
00:15:13que t'as serré des boulons,
00:15:15que tu te demandes à quoi ça sert
00:15:17pendant toute une journée.
00:15:19Y'a rien à en dire.
00:15:21Et c'est ça le problème de la chaîne,
00:15:23c'est qu'à un moment donné,
00:15:25ton corps, ça t'abîme le cerveau,
00:15:27tu le sais, t'es conscient,
00:15:29et t'es pas capable de le transmettre à quelqu'un
00:15:31parce qu'il y a pratiquement rien de transmissible là-dedans.
00:15:33Y'a rien, c'est tellement pas valorisant.
00:15:35Tu vas pas dire je vais laisser une trace.
00:15:37Quand t'es tourneur à l'usine,
00:15:39tu peux faire une quille quand tu t'en vas en retraite.
00:15:41Mais quand t'enchaînes,
00:15:43qu'est-ce que tu vas montrer ?
00:15:45Qu'est-ce que tu vas ramener de la boîte ?
00:15:47Une poignée de vis pourries ?
00:15:49Un poste punition ?
00:15:51T'as pas envie d'en parler.
00:15:53À part tes douleurs,
00:15:55tu transmets rien.
00:15:57Christian Corouge
00:15:59a quand même rapporté quelque chose
00:16:01de sa vie à la chaîne.
00:16:03La pince avec laquelle il agrafait
00:16:05les garnitures des sièges.
00:16:07Pour moi, c'est des tortures
00:16:09qui hantent encore mes nuits
00:16:11maintenant, cette pince.
00:16:13Et pourtant, tu l'as gardée.
00:16:15Je l'ai gardée parce que je trouve
00:16:17toujours intéressant
00:16:19de garder un souvenir
00:16:21de ce qui t'a fait mal.
00:16:31Alors Stan,
00:16:33déjà, pourquoi
00:16:35est-ce que vous avez décidé
00:16:37de reprendre cet extrait
00:16:39du film de Bruno Muel
00:16:41et pourquoi vous êtes allé chercher le témoignage
00:16:43de Christian, qui avait déjà témoigné à l'époque
00:16:45mais pourquoi ça vous a semblé important
00:16:47de le repositionner
00:16:4930 ans plus tard ?
00:16:55Dans toute la production
00:16:57de films militants
00:16:59de cette époque-là, c'est un des films
00:17:01qui m'a le plus marqué.
00:17:03Après, il faut voir comment.
00:17:05Et là, on est un peu au cœur
00:17:07du problème. C'est qu'en réalité,
00:17:09si vous enlevez la voix-off
00:17:11de Christian,
00:17:13les images en elles-mêmes ne disent pas grand-chose.
00:17:15Elles ne disent pas grand-chose.
00:17:17On voit des carcasses, des bagnoles.
00:17:19C'est plutôt joli, d'ailleurs.
00:17:21Et ce qui fait la force
00:17:23extraordinaire
00:17:25de ce film-là,
00:17:27c'est cette voix.
00:17:29Donc ça, c'est probablement
00:17:31une des principales raisons
00:17:33pour laquelle j'ai choisi ce film-là et pas d'autres.
00:17:35Et ensuite,
00:17:37dans la parole de Christian,
00:17:39il y avait quelque chose d'extrêmement simple,
00:17:41au fond,
00:17:43très incarné
00:17:45et à toute petite échelle,
00:17:47à l'échelle de ses mains.
00:17:49Donc moi, je suis toujours
00:17:51fasciné par ces
00:17:53processus de réduction.
00:17:55On arrive à saisir
00:17:57des réalités assez
00:17:59grandes à travers
00:18:01des choses qui sont relativement infimes,
00:18:03la pince, etc.
00:18:05Donc ça, et puis après,
00:18:07c'est le chemin habituel.
00:18:09Je suis allé le rencontrer,
00:18:11je l'ai écouté,
00:18:13tu veux le filmer ?
00:18:15Après,
00:18:17dans ces processus-là,
00:18:19au fond,
00:18:21c'est pas programmatique.
00:18:23Je lui pose
00:18:25une question, il va me donner une réponse.
00:18:27En général, j'ai des entretiens
00:18:29très longs où je laisse les gens
00:18:31penser à voix haute
00:18:33de façon à ce
00:18:35que
00:18:37se dise quelque chose qui fait
00:18:39réalité, en fait.
00:18:41Et donc, ça, ça fait partie
00:18:43des choses auxquelles moi, je suis très attaché
00:18:45par rapport aux problématiques de documentaire.
00:18:47C'est que
00:18:49le fait de
00:18:51raconter ne passe pas forcément
00:18:53juste par le fait de montrer
00:18:55de façon comme ça,
00:18:57disons, frontale.
00:18:59Et la pince,
00:19:01voilà.
00:19:03Je trouve que souvent, un simple
00:19:05objet en dit
00:19:07beaucoup plus que
00:19:09le
00:19:11grand plan large, etc.
00:19:15Christian, quand on a
00:19:17parlé hier ensemble,
00:19:19vous avez parlé de votre rapport au témoignage,
00:19:21de ce que ça représentait pour vous,
00:19:23et de votre rapport au réalisateur
00:19:25en tant que témoin. Est-ce que vous pouvez m'en dire quelques mots ?
00:19:27Oui, parce que
00:19:29c'est toujours compliqué quand...
00:19:31Faut pas oublier que
00:19:33la mise en place de la robotique
00:19:35ou de l'intelligence artificielle sur les postes de
00:19:37montage sur les chaînes,
00:19:39ce qui est en train de se passer actuellement,
00:19:41c'est quand même, déjà, il y a 25 ans.
00:19:4325 ans où
00:19:45Peugeot embauchait des boîtes
00:19:47pour venir filmer pendant
00:19:49une semaine les postures
00:19:51de travail et comment les gens
00:19:53montaient les pièces sur
00:19:55les bagnoles. Et donc, ils filmaient en
00:19:57une semaine, 24 sur 24.
00:19:59Et donc, quel geste
00:20:01qui n'était pas compris dans la gamme de travail
00:20:03technicienne, et que le gars
00:20:05par savoir-faire avait gagné
00:20:072 ou 3 secondes précieuses.
00:20:09C'était ces temps-là qu'il fallait récupérer.
00:20:11Et c'est là que la complexité...
00:20:13Quand on va filmer
00:20:15sur une chaîne, on a l'impression de...
00:20:17Comment dire ? Pas de violer, mais de
00:20:19voler quelque chose de
00:20:21genre de leur vie secrète, à savoir
00:20:23ce gain qu'ils ont de quelques
00:20:25secondes, quelques dixièmes de seconde
00:20:27pour pouvoir souffler, pour pouvoir aller
00:20:29fumer dans un atelier. Et
00:20:31le voler d'une façon
00:20:33comme ça, c'est... Pour moi,
00:20:35j'ai toujours un problème avec l'oeil de la
00:20:37caméra. C'est pas pareil quand
00:20:39les copains, comme Stan ou d'autres,
00:20:41viennent chez moi pour
00:20:43qu'on discute du travail.
00:20:45Mais sur le lieu même de
00:20:47travail, et moi je suis toujours en difficulté, même
00:20:49de... Quand on a vu les premières images
00:20:51qu'avait fait Carlin sur
00:20:53les presses de montage ou sur la peinture,
00:20:55on lui a dit, ça colle pas, c'est trop
00:20:57beau, c'est trop merveilleux, il faut que tu augmentes
00:20:59le son, il faut que tu fasses une image plus dégueulasse.
00:21:01Mais c'est pas possible.
00:21:03Et donc il a fallu qu'on augmente
00:21:05nous le son, parce que même lui n'avait pas
00:21:07perçu la violence à laquelle on
00:21:09était soumis en permanence. Et tout à
00:21:11l'heure, l'intervenant
00:21:13tout à l'heure était bien, parce que
00:21:15justement, tout ça s'est réfléchi
00:21:17d'avant, et en fait, on met une
00:21:19situation d'une classe ouvrière où il y a
00:21:21peu des ouvriers qui restent actuellement
00:21:23dans une situation quand même, à quel moment
00:21:25ils vont me bouffer, quoi. A quel moment...
00:21:27Moi, je parle d'une
00:21:29usine avec une émigration turque,
00:21:31marocaine, algérienne,
00:21:33yougoslave, etc. Et maintenant,
00:21:35j'y suis allé, je vois
00:21:37des copains régulièrement qui y sont encore,
00:21:39et qu'est-ce qu'ils voient ? C'est des Afghans.
00:21:41Ou des Soudanais.
00:21:43Il y a même plus de
00:21:45relations, je veux dire, de proximité,
00:21:47des gens qui viennent de très très loin.
00:21:49Et donc la langue est incompatible,
00:21:51donc il faut tout recommencer,
00:21:53tous les trucs de militants qu'on faisait
00:21:55dans les années 70, ces jeunes militants,
00:21:57ils recommencent à trouver
00:21:59des gens qui traduisent et à diffuser.
00:22:01Mais c'est l'enfer,
00:22:03je veux dire, d'avoir des patrons
00:22:05toujours une longueur d'avance. Et puis par rapport
00:22:07à la deuxième question, par rapport à
00:22:09moi, ce qui m'a sauvé
00:22:11de la chaîne, je dis bien,
00:22:13c'est Bruno Moëlle et les groupes Edwin Keane,
00:22:15et à un moment donné, le travail.
00:22:17Parce qu'une fois qu'on a
00:22:19participé à ce genre de travail
00:22:21avec les groupes Edwin Keane, on est quand même
00:22:23un peu différent. Ça veut dire qu'on
00:22:25bookine, on se renseigne,
00:22:27on est curieux. Pourquoi tel process
00:22:29de fabrication et pas un autre ? Quel choix ?
00:22:31Tel type de voiture,
00:22:33etc. On devient curieux.
00:22:35Et voilà, donc c'est une
00:22:37ouverture à la sociologie, et c'est là que j'ai commencé
00:22:39à travailler avec Pierre Bourdieu, Acte de la Recherche Sociale.
00:22:41Mais c'est compliqué quand même
00:22:43d'annouer sur chaîne, je veux dire,
00:22:45de rencontrer de tels
00:22:47gens. Ça paraît même
00:22:49suspect pour tout le monde, même pour mes camarades
00:22:51dirigeants, je veux dire.
00:22:53C'est compliqué, je veux dire, d'accepter
00:22:55ce genre de choses, d'autres réseaux
00:22:57qui ne sont pas les leurs.
00:22:59Et donc tout ça
00:23:01a permis, quand Stan y vient
00:23:03pour filmer, ça ne me pose aucun problème
00:23:05de discuter et de me livrer.
00:23:07Parce que c'est des gens en qui j'ai confiance.
00:23:09Mais il y en a d'autres qui me frappent à la porte
00:23:11à qui j'ai pas ouvert, parce que j'ai pas confiance.
00:23:13Ça dépend, quoi.
00:23:15C'est quand même assez particulier le rapport
00:23:17de témoin à réalisateur, parce que quand on est témoin,
00:23:19on se livre, et le réalisateur en face,
00:23:21il ne nous dit rien sur sa vie.
00:23:23Le problème, c'est
00:23:25quand j'enregistre le texte
00:23:27sur les mains, c'est un jour
00:23:29à l'usine, on est de l'après-midi,
00:23:31je vois mes copains, à cette époque-là,
00:23:33on finissait à 22h45
00:23:35le soir, on avait pris
00:23:37à 1h15, donc c'est long, les journées sont longues.
00:23:39Et je ne sais pas, j'avais eu des engueulades
00:23:41au cours de journée, je trouve deux copains
00:23:43sur ce parking de l'usine, on était 40 000 encore,
00:23:45pour leur dire, faut m'emmener
00:23:47à Paris, parce que j'ai envie de leur raconter
00:23:49que je sais que la chaîne. Et donc
00:23:51on ouvre la partie à 3,
00:23:53à Paris,
00:23:55chez Bruno Muell,
00:23:57on est un peu picolé, mais pas beaucoup quand même,
00:23:59par rapport à d'habitude,
00:24:01et je lui emprunte
00:24:03la cassette, et je m'enferme dans une piole, et j'enregistre
00:24:05ce texte, et après on fait la bringue.
00:24:07Mais eux n'écoutent pas sur le moment Muell,
00:24:09ils n'écoutent pas ce texte sur le moment,
00:24:11il y a trop de pudeur.
00:24:13Ils l'écoutent, et puis trois semaines après,
00:24:15seulement, il y a une logique qui se met en place.
00:24:17Et moi je deviens profondément
00:24:19malheureux en écrivant ce texte, parce que
00:24:21on se livre vraiment dans l'intime.
00:24:23Alors le choix, c'est
00:24:25d'accepter
00:24:27de dévoiler
00:24:29sa vie en tant que telle,
00:24:31ou ne rien dire du tout, c'est ce que font
00:24:33le commun des mortels, ils ferment leur gueule.
00:24:35Mais c'est pas ça, moi j'ai choisi
00:24:37un autre, mais ça coûte cher de faire
00:24:39des choix comme ça, parce qu'il y a le rejet
00:24:41de plein de choses, il y a quand même
00:24:43le virilisme qui existait au PCA à l'époque,
00:24:45ou à la CGT à l'époque,
00:24:47où quand même il est interdit,
00:24:49on est très viriliste,
00:24:51dans ces milieux-là,
00:24:53dans ces périodes,
00:24:55et donc c'est presque interdit
00:24:57de dévoiler sa vie intime,
00:24:59parce qu'on n'a pas à montrer ça.
00:25:01La souffrance, ouais, mais à cause de ça,
00:25:03il y a des résultats, et moi je n'ai pas envie de parler
00:25:05de la souffrance que je vois des milliers de gens
00:25:07avoir, et pas forcément
00:25:09des conneries qu'on a pu faire sur les chaînes
00:25:11de montage, parce que je raconte la douleur,
00:25:13c'est comme au cinéma de football,
00:25:15il n'y a pas non plus que ça.
00:25:17Mais c'est normal, ça tient.
00:25:19Surtout que vous racontez une souffrance qui est invisible,
00:25:21donc on ne peut pas filmer.
00:25:23Elle est invisible, et puis les questions de mortalité,
00:25:25on en parle peu, c'est des sujets tabous,
00:25:27mais quand même,
00:25:29l'espérance de vie de quelqu'un
00:25:31qui a travaillé en chaîne, c'est 63 ans,
00:25:33sans difficultés,
00:25:35c'est 63 ans,
00:25:37et après quand il est à peu près en forme,
00:25:39qu'il a su s'économiser,
00:25:41c'est 79-70 ans.
00:25:43Moi je suis aidé à escaper, je crois qu'on travaille un peu
00:25:45du cerveau, en même temps ça tient plus en forme.
00:25:47J'ai eu cette impression-là, la vengeance
00:25:49oblige à avoir
00:25:51de la vigueur différente,
00:25:53mais c'est quand même très compliqué
00:25:55d'aller que faire les enterrements de ses propres coéquipers
00:25:57avec qui on a bossé.
00:25:59Et voilà, que personne
00:26:01n'en parle dans un monde, comme disait
00:26:03tout à l'heure la personne,
00:26:05dans un monde où tout se délite,
00:26:07mauvais hôpitaux, mauvais soins,
00:26:09en fait t'as toujours été trop con
00:26:11pour faire autre chose qu'au Ouest, et bien tu finiras
00:26:13comme un Ouest, une fosse commune bientôt.
00:26:15C'est à peu près la logique qu'on se
00:26:17dit ensemble, en disant
00:26:19voilà, d'un pays rendu
00:26:21haut, c'est devenu un pays petit, petit,
00:26:23petit, mesquin, mesquin, mesquin,
00:26:25très bourgeois, avec les intérêts des
00:26:27privilégiés, et à côté de ça il y a les pauvres,
00:26:29ils passent à la casserole.
00:26:31Stan,
00:26:33sur la façon dont vous avez
00:26:35choisi de raconter le travail,
00:26:37est-ce que vous pourriez nous en dire quelques mots avant qu'on regarde
00:26:39un nouvel extrait ? Quand vous vous lancez
00:26:41dans le temps des ouvriers, comment est-ce que vous avez choisi de travailler ?
00:26:43Est-ce que vous avez pensé à la façon de
00:26:45filmer le travail, avant de vous lancer ?
00:26:47Comment vous alliez le faire ? Ou est-ce que vous êtes adapté
00:26:49au terrain, ou les deux ? Comment est-ce que
00:26:51vous avez pensé cette réalisation ?
00:26:53J'avais
00:26:55un parti pris extrêmement simple,
00:26:57c'était de ne pas être objectif.
00:26:59C'est-à-dire
00:27:01d'être uniquement du côté
00:27:03de la parole et de l'expérience
00:27:05ouvrière.
00:27:09Il n'y a pas d'économiste,
00:27:11il n'y a pas de patron.
00:27:13Les historiens avec lesquels j'ai travaillé sont
00:27:15des historiens de la
00:27:17condition ouvrière, etc.
00:27:19C'était un parti pris immédiat.
00:27:21Pourquoi ?
00:27:23Parce que je pense que
00:27:25quand on fait des films comme ça,
00:27:27on ne doit pas chercher l'équilibre,
00:27:29on doit chercher le déséquilibre.
00:27:31J'ai un propos
00:27:33sur
00:27:35ce qui, d'un point de vue
00:27:37purement intellectuel,
00:27:39rejoint ce que dit Christian,
00:27:41sur le fait que le travail ouvrier
00:27:43est de toute façon un travail aliénant.
00:27:45Je parle de ça,
00:27:47j'essaye d'explorer ces mécanismes-là,
00:27:49et de les remettre surtout
00:27:51dans une
00:27:53perspective construite.
00:27:55Ce n'est pas de la fatalité,
00:27:57ce n'est pas une
00:27:59donnée juste du présent,
00:28:01c'est quelque chose qui se construit dans le temps
00:28:03par une suite de choix,
00:28:05de décisions, etc.
00:28:07C'est ça, les orientations.
00:28:09Après, je suis un cinéaste,
00:28:11donc je cherche
00:28:13ce qui peut,
00:28:15de façon juste, de mon point de vue,
00:28:17traduire
00:28:19des concepts, des sensations,
00:28:21etc.
00:28:23Au fond, si vous voulez qu'on vous fasse un film,
00:28:25il y a la question de ce que vous voulez raconter,
00:28:27c'est la première question,
00:28:29c'est ce que vous mettez devant la caméra.
00:28:31Et moi, là,
00:28:33j'ai des choix très précis,
00:28:35qui sont toujours un peu les mêmes, c'est-à-dire
00:28:37essayer de réduire au maximum
00:28:41la dimension de l'objet,
00:28:43parce que je pense que la caméra est un petit objet,
00:28:45et qu'il est idéalement fait
00:28:47pour filmer
00:28:49petit, voilà, ça c'est
00:28:51Mégane Berger-Moir.
00:28:53Donc ça, c'est des choix, c'est de chercher le concret,
00:28:55chercher des
00:28:57moments où des choses
00:28:59se cristallisent et deviennent
00:29:01des...
00:29:03Au fond, moi,
00:29:05le témoignage en lui-même,
00:29:07que je peux trouver très fort,
00:29:09très émouvant, c'est pas ce qui m'intéresse.
00:29:11Ce qui m'intéresse, c'est le moment où
00:29:13le témoignage se constitue en histoire,
00:29:15en narration.
00:29:17Et ça m'intéresse
00:29:19pour une raison très précise,
00:29:21c'est parce que je pense que c'est de cette façon-là
00:29:23qu'on va au-delà, dans le rapport
00:29:25au spectateur, qu'on va au-delà
00:29:27de la sensation du j'aime, j'aime pas,
00:29:29je suis triste, machin, et qu'on arrive
00:29:31à donner,
00:29:33alors je reprends
00:29:35l'intitulé
00:29:37de votre...
00:29:41Comment on appelle ça, séminaire ?
00:29:43matière à penser.
00:29:45Une fois qu'on a réussi à cristalliser quelque chose
00:29:47en histoire, pour moi,
00:29:49ce moment avec Christian, par exemple,
00:29:51c'est une histoire, au sens narratif
00:29:53du terme, à ce moment-là,
00:29:55on donne au spectateur un objet
00:29:57qu'il peut mémoriser, sur lequel
00:29:59il peut réfléchir, et qui peut
00:30:01ouvrir du questionnement.
00:30:03C'est à peu près, je dis ça de façon
00:30:05très...
00:30:07un peu générale, mais en fait
00:30:09je le pense.
00:30:11Dans l'extrait qui va suivre, vous vous
00:30:13intéressez aux gestes, comme traduction
00:30:15de l'exploitation. Vous allez nous raconter
00:30:17après pourquoi et comment vous avez décidé
00:30:19de travailler sur ce moment-là.
00:30:21C'est l'extrait numéro 1.
00:30:51C'est l'esclavage.
00:30:53Antique et moderne.
00:30:55Le servage médiéval.
00:30:59Mais à partir du XVIIIe siècle,
00:31:01une nouvelle forme d'exploitation se généralise
00:31:03en Europe.
00:31:07Son lieu, c'est l'usine.
00:31:09Où travaillent des hommes libres.
00:31:11En théorie, ceux qu'on appelle
00:31:13des ouvriers.
00:31:15Gislaine Tormos,
00:31:17ouvrière dans l'industrie automobile.
00:31:19On a des boîtes avec des milliers
00:31:21de vis. Si on doit prendre
00:31:233 vis, on prendra que 3 vis.
00:31:25On n'a pas besoin de regarder.
00:31:27Nos doigts sentent les 3 vis.
00:31:29Et combien de fois je prends
00:31:31dans la boîte, je me dis
00:31:33je vais bien en prendre 5 quand même.
00:31:35Non, il y a toujours ces 3 vis.
00:31:37Si je dois en mettre 4 de l'autre côté,
00:31:39ce sera 4 vis que ma main va prendre.
00:31:41Elle n'en prendra pas 5.
00:31:43Et on sent.
00:31:45On sent si une petite 4e vis
00:31:47veut s'accrocher, non.
00:31:49C'est assez impressionnant en fait.
00:31:51La façon dont on est conditionné.
00:31:53On est super conditionné.
00:31:55Je suis sûr que même les yeux fermés,
00:31:57on est capable d'éviter
00:31:59les voitures qui passent.
00:32:01Tellement le corps,
00:32:03les odeurs, les bruits,
00:32:05le son.
00:32:07Et puis ces sonneries,
00:32:09ces sonneries continuelles.
00:32:11Dès qu'on fait
00:32:13des bêtises,
00:32:15ça sonne.
00:32:17Ça sonne pour la prise d'équipe.
00:32:19Ça sonne pour la fin d'équipe.
00:32:21Ça sonne parce que vous avez fait une connerie.
00:32:23Ça sonne.
00:32:25Donc toute la journée,
00:32:27vous êtes avec ces sonneries débiles.
00:32:31Celle-là, c'est pour les poses.
00:32:33Et l'autre, c'est...
00:32:35Ça, c'est quand on fait des conneries.
00:32:37Donc ça, c'est pour invertir qui,
00:32:39on ne sait pas.
00:32:41Mais vous avez des grands panneaux
00:32:43qui ciblent bien l'endroit.
00:32:45Donc au moins, le chef,
00:32:47même s'il est loin,
00:32:49il sait qui fait sonner la ligne.
00:32:51Il y a beaucoup de choses dans cet extrait.
00:32:53Votre rapport à l'Histoire,
00:32:55comment votre récit
00:32:57s'inscrit dans l'Histoire.
00:32:59Mais quand on a discuté hier,
00:33:01ce qui vous semblait le plus important
00:33:03dans ce que vous avez choisi,
00:33:05c'était pour pouvoir raconter
00:33:07l'usine comme elle était.
00:33:09C'est-à-dire,
00:33:11c'est-à-dire,
00:33:13c'est-à-dire,
00:33:15c'est-à-dire,
00:33:17c'est-à-dire,
00:33:19pour pouvoir raconter l'usine
00:33:21comme lieu d'une liberté abolie,
00:33:23c'était de vous intéresser
00:33:25aux gestes comme traduction de l'exploitation.
00:33:27Alors pourquoi est-ce que vous vous intéressez
00:33:29à ce petit geste ?
00:33:33C'est un peu ce que j'ai dit tout à l'heure.
00:33:35J'aime bien filmer
00:33:37à ces échelles-là.
00:33:39Je trouve que c'est des échelles
00:33:41qui parlent, tout simplement.
00:33:43Après, c'est un peu
00:33:45plus complexe que ça, évidemment.
00:33:47C'est le début du premier film.
00:33:49Donc, comme je l'ai dit tout à l'heure,
00:33:51j'affirme tout de suite
00:33:53mon parti pris.
00:33:55J'ai pas peur de dire
00:33:57exploitation, esclavage, etc.
00:34:01Je suis quand même sur des concepts
00:34:03extrêmement généraux.
00:34:05On passe de l'Antiquité
00:34:07au XIXe siècle
00:34:09en quatre plans.
00:34:11J'ai évidemment un très grand plaisir,
00:34:13ensuite, de me retrouver avec
00:34:15une boîte de vis
00:34:17complètement dérisoire, au fond.
00:34:19Ça, c'est mes plaisirs.
00:34:23C'est pas seulement une question de plaisir,
00:34:25c'est une question de comment
00:34:27je construis
00:34:29l'avancée
00:34:31d'un objet filmique.
00:34:33Après,
00:34:37Giseline Tormoz m'a raconté énormément de choses.
00:34:39C'est une syndicaliste qui a mené
00:34:41des luttes extrêmement fortes.
00:34:45Au fond,
00:34:47de tout ce qu'elle m'a raconté,
00:34:49moi, c'est ce moment-là
00:34:51qui m'a attrapé.
00:34:53J'y ai vu
00:34:55à la fois quelque chose de
00:34:57très simple, très matériel,
00:34:59et en même temps, quelque chose d'emblématique
00:35:01de ce dont j'avais envie de parler.
00:35:03Après,
00:35:05je n'ai pas tourné les plans.
00:35:07C'était totalement impossible, interdit.
00:35:09Elle est allée avec son téléphone.
00:35:11Elle m'a fait plein de trucs
00:35:13assez impressionnants
00:35:15sur les dortoirs
00:35:17avec des flaques d'eau.
00:35:19Les dortoirs,
00:35:23les aires de repos inondées,
00:35:25des trucs vraiment durs,
00:35:27des portières d'automobiles
00:35:29qui la frôlent,
00:35:31les gestes, etc.
00:35:33Finalement, tout ça,
00:35:37il n'y avait pas cet espèce de côté
00:35:39extrêmement simple
00:35:41de l'inscription, du rapport
00:35:43entre le travail et le corps
00:35:45et ce que le travail usinier
00:35:47fait au corps, et aux oreilles,
00:35:49et au cerveau.
00:35:51De toute façon,
00:35:53je pense que dans
00:35:55l'ensemble des 4 films,
00:35:57c'est sans doute ce que j'essaye le plus souvent
00:36:01d'attraper.
00:36:03Avec quelques échappées
00:36:05de liberté, mais qui ne
00:36:07concernent pas le travail à la chaîne.
00:36:09C'est le truc
00:36:11sur la perruque,
00:36:13qu'on va voir,
00:36:15qui concerne un travail qui est encore
00:36:17un tout petit peu
00:36:19plus proche de l'artisanat.
00:36:21Parce qu'au fond, tout à l'heure, quand je disais
00:36:23que filmer la chaîne, et je suis très sensible
00:36:25à ce que tu dis sur cette position
00:36:27zoopresque,
00:36:31filmer la chaîne, c'est filmer de la non-liberté.
00:36:33Alors, quand on filme
00:36:35du travail qui est artisanal,
00:36:37il y a un espace de liberté
00:36:39qui sera introduit.
00:36:41Après, c'est ma conviction
00:36:43en tant que cinéaste,
00:36:45je ne peux pas filmer là où il n'y a pas
00:36:47un minimum de
00:36:49liberté de ce
00:36:51ou des situations que je filme.
00:36:53Justement, on va voir
00:36:55ce dont vous parlez,
00:36:57c'est l'extrait numéro 3, je ne dis rien
00:36:59pour le moment, puis on va en parler après.
00:37:07Les objets sur cette table
00:37:09sont eux aussi le produit de l'autonomie ouvrière.
00:37:11Aucun n'est une voiture.
00:37:13Pourtant,
00:37:15ils ont tous été fabriqués dans une grande usine automobile,
00:37:17avec les outils
00:37:19et les matériaux de l'usine, par les
00:37:21ouvriers de l'usine, et sur le temps de l'usine.
00:37:23En France,
00:37:25on appelle ça la perruque ouvrière,
00:37:27une version productiviste
00:37:29de la guenzine.
00:37:31Robert Cosment,
00:37:33ancien ouvrier de Renault.
00:37:35Une des perruques techniques
00:37:37qu'on a pu faire à plusieurs,
00:37:39parce qu'on ne faisait pas de la perruque
00:37:41individuellement, mais on travaillait en équipe,
00:37:43c'est ce petit éléphant
00:37:45qui est en plusieurs morceaux
00:37:47de mémoire, c'est 11 pièces,
00:37:49dont la clé
00:37:51pour le fermer, c'est les oreilles.
00:37:53Ce qui était rigolo, c'est que la fraise,
00:37:55ça permet de faire que des coupes à angle droit,
00:37:57et faire un éléphant
00:37:59tout rond avec que des angles droits,
00:38:01c'était un peu rigolo, mais c'est
00:38:03au moins 40 heures de boulot.
00:38:05Dans cette même partie de l'atelier, il y avait un copain
00:38:07qui a fait une petite brouette
00:38:09en cuivre, et l'intérêt de la brouette,
00:38:11c'est quand même qu'il a fait au marteau
00:38:13le rond de la roue,
00:38:15et que ce n'est pas fait au tour,
00:38:17et qu'elle tourne pratiquement sans faux rond.
00:38:19La perruque,
00:38:21ça veut dire le sens de soi,
00:38:23retrouver le sens de soi, et ça correspond
00:38:25à mon sens, à mon avis, ça correspond
00:38:27vraiment à la réalité de la perruque,
00:38:29c'est-à-dire qu'on travaille pour soi,
00:38:31on trouve sa personnalité,
00:38:33sa créativité.
00:38:35Ou plus simplement,
00:38:37réparer son scooter,
00:38:39ou réparer une balayette,
00:38:43mais on travaille pour soi.
00:38:45Moi je pense qu'il y a une part
00:38:47de révolte, il y a une part
00:38:49de transgression,
00:38:51y compris pour les gens
00:38:53qui ne sont pas militants,
00:38:55qui ne sont pas syndicalistes, moi j'ai doublé
00:38:57avec un vieux
00:38:59ouvrier portugais,
00:39:01Pedro da Silva,
00:39:03et il a fait
00:39:05tous les outils chez lui
00:39:07pour construire sa maison, les pelles,
00:39:09les pioches, etc. Je le connaissais bien,
00:39:11parce qu'on travaillait ensemble,
00:39:13il n'a jamais voulu faire grève,
00:39:15il n'a jamais critiqué l'usine,
00:39:17jamais critiqué les chefs,
00:39:19mais quand il partait avec sa perruque,
00:39:21il avait un sourire jusque là,
00:39:23parce qu'il avait transgressé la règle.
00:39:25La perruque c'est ambigu,
00:39:27on ne peut pas dire que c'est uniquement
00:39:29de la résistance à l'ordre établi,
00:39:31on ne peut pas dire que c'est seulement
00:39:33de la compromission,
00:39:35parce que ce n'est pas
00:39:37entièrement une lutte de classe,
00:39:39une usine, et puis ce n'est pas
00:39:41entièrement
00:39:43à la botte du patron non plus,
00:39:45ça dépend des moments,
00:39:47ça dépend des périodes,
00:39:49ça dépend des jours,
00:39:51ça dépend du matin quand tu es en boule
00:39:53ou pas, que tu envoies chier le chef,
00:39:55mais c'est la vie.
00:40:15Avant de vous interroger Stan,
00:40:17une petite question à Christian,
00:40:19la perruque, on a compris que le sens
00:40:21c'était le sens de soi,
00:40:23la perruque ouvrière.
00:40:25Dans l'Est de la France,
00:40:27on n'appelle pas ça la perruque,
00:40:29on appelle ça la pinaille.
00:40:31C'est exactement pareil
00:40:33que la perruque, c'est le moment
00:40:35où on pique des heures de travail
00:40:37au patron, au taulier,
00:40:39pour faire des objets
00:40:41quelconques, mais aussi réparer
00:40:43plein de choses.
00:40:45Moi je finis ma...
00:40:47à l'usine comme retoucheur
00:40:49taulier, ça veut dire que...
00:40:51c'est ce qu'on appelle des sorciers,
00:40:53vous ne savez pas ce que c'est les sorciers.
00:40:55Il y en a 15 dans l'usine
00:40:57sur 30 000,
00:40:59et donc eux, avec des crochets
00:41:01un peu genre des crochets de ferraille
00:41:03comme des crochets de fourneau pour tisonner,
00:41:05on remonte la tôle
00:41:07pour éviter de repeindre les voitures
00:41:09en chaîne, c'est-à-dire que les voitures
00:41:11sont un peu abîmées, on fait la réparation
00:41:13sans peinture, c'est-à-dire par l'intérieur
00:41:15de la voiture, on passe pour remonter
00:41:17la chaîne sans dégrader la peinture
00:41:19et comme ça le client, il n'est pas content
00:41:21parce qu'il paye, mais il voit à peu près
00:41:23une voiture neuve, on dirait.
00:41:25Et donc la pinaille, quand on sait faire ce genre
00:41:27de boulot, et là je reviendrai par rapport aux gestes
00:41:29et par rapport au cerveau, parce que
00:41:31quand on apprend à devenir taulier comme ça
00:41:33sur l'axe, ça s'appelle, ou sorcier,
00:41:35ça veut dire que l'œil
00:41:37doit fonctionner avec le bout du crochet
00:41:39et tout ça, c'est caché par la carrosserie.
00:41:41Donc il faut 3 mois
00:41:43pour arriver à peu près à savoir
00:41:45où est le bout du crochet
00:41:47qui fait vibrer la tôle.
00:41:49Et après, il faut, comment dire, remonter
00:41:51molécule de molécule de tôle
00:41:53centième par centième
00:41:55pour arriver à avoir
00:41:57une surface plane qui fait la carrosserie
00:41:59de voiture. Et tout ça, ça met
00:42:013 mois d'apprentissage pour que
00:42:03la main qui tient le crochet
00:42:05fonctionne normalement avec l'œil humain.
00:42:07Et c'est long, parce qu'au bout d'un mois
00:42:09quand même, on voit tous nos copains y arriver, et puis nous on y arrive pas
00:42:11on se dit, il fait chier quoi.
00:42:13Il faut changer de boulot. Puis après, une fois qu'on a compris
00:42:15ça vient un jour, on sait pas trop pourquoi
00:42:17il y a le système Néreux qui se met en place
00:42:19et on est très content. C'est pas pour ça
00:42:21qu'on en devient fier. Mais par contre, quand on a ce genre
00:42:23de qualification, ça veut dire qu'on va quand même
00:42:25pas obliger nos propres copains qui travaillent
00:42:27encore dans l'usine et qui sont
00:42:29mal payés à aller faire réparer leur voiture
00:42:31chez les concessionnaires quand même.
00:42:33Avec tout ce qu'on a accumulé, on a des copains mécanos
00:42:35électriciens, tourniers, etc. ou peintres
00:42:37il faut trouver des garages
00:42:39collectifs où les gens amènent leur bagnole
00:42:41et puis on les répare. Et puis ils payent pas
00:42:43et puis c'est normal, ça paye de la solidarité
00:42:45donc on est tous âgés.
00:42:47Et en même temps, je sais pas si vous avez vu
00:42:49un bouquin qui vient de sortir jusqu'au bout
00:42:51c'est écrit justement
00:42:53par Nicolas Rénailly
00:42:55sur ce groupe ouvrier qui continue
00:42:57malgré la désespérance, malgré
00:42:59la montée du Front National, etc.
00:43:01à continuer ces espaces
00:43:03de, comment dire,
00:43:05de liberté, des garages un peu solidaires
00:43:07où chacun amène ce qu'il peut
00:43:09ses savoirs, son savoir-faire
00:43:11ou simplement sa force musculaire
00:43:13parce qu'on devient vieux, nous, et puis
00:43:15on répare comme ça les bagnoles
00:43:17pour pas que nos copains, nos propres copains
00:43:19ou amis aillent au garage.
00:43:21Ça s'appelle la solidarité ouvrière mais qui a
00:43:23formé le groupe ouvrier. C'est pour ça
00:43:25que filmer le travail c'est toujours compliqué
00:43:27parce que même chez moi
00:43:29où il y a le garage, je ne vais
00:43:31pas aller filmer mes propres copains
00:43:33qui n'ont jamais, pour certains bossent encore
00:43:35et ne veulent rien foutre à l'usine
00:43:37mais en dehors ils sont tout à fait disponibles
00:43:39et on voit bien le
00:43:41comment dire, le rejet
00:43:43de l'usine qu'il y a actuellement
00:43:45par rapport à ces mauvaises conditions de travail.
00:43:47Donc tout ça pour dire que
00:43:49même filmer le travail, ça veut dire
00:43:51qu'on voit, j'ai vu en apprenant
00:43:53le métier de tourlier qu'il faut
00:43:55quand même que le cerveau dialogue
00:43:57avec la main
00:43:59et là c'est tout un apprentissage
00:44:01et quand on aperçut ça
00:44:03c'est vrai que le lendemain
00:44:05on est un peu différent par rapport à tous
00:44:07ces attitudes au travail
00:44:09et les filmer pour moi c'est violer
00:44:11quand même une part d'intimité
00:44:13de ces gens qui
00:44:15soit ils en parlent et puis ils en parlent bien
00:44:17ils n'ont pas envie d'en parler
00:44:19c'est un peu leur secret, il faut savoir après
00:44:21comment les interviewer, passer
00:44:23mais vous savez c'est toujours un peu compliqué
00:44:25j'ai donné une clé USB à Stan
00:44:27c'est du boulot qu'on a fait
00:44:29il y a 6 mois
00:44:31c'est comment on filme, vu la montée
00:44:33du racisme, comment on va filmer
00:44:35les migrations dans le pays de Montbéliard
00:44:37où il y a une migration qui était très forte
00:44:39donc les rejets, les ghettos, les mauvais
00:44:41quartiers, la mauvaise bouffe, les mauvaises écoles
00:44:43enfin on connait tout le truc
00:44:45et nous on a décidé de prendre
00:44:47le truc un peu à l'envers
00:44:49comment on va filmer
00:44:51nos propres copains parce que souvent même dans
00:44:53les organisations syndicales
00:44:55copines turques, copains marocains
00:44:57ou algériens
00:44:59on connait un peu leur histoire mais
00:45:01insuffisamment, moi j'ai découvert
00:45:03une copine turque de 56 ans
00:45:05qui déclare que son père avait déjà travaillé à l'usine
00:45:07et qu'elle était mariée en Turquie
00:45:09son mari était resté en Turquie
00:45:11qu'elle avait vécu 3 ans sans son mari
00:45:13parce qu'il était trop con pour venir en France
00:45:15et il fallait bien nourrir les gosses
00:45:17et elle a choisi de venir en France avec ses membres
00:45:19et il est revenu 3 ans après
00:45:21mais c'est marrant parce que ce genre d'histoire
00:45:23n'est jamais racontée, il faut une confiance
00:45:25il faut rentrer dans la vie pratiquement intime
00:45:27de ces gens et donc c'est ce qu'on s'attache
00:45:29à faire maintenant, comment
00:45:31que tout disparaisse, comment collecter
00:45:33ces témoignages d'ouvriers
00:45:35et d'ouvrières et leur façon
00:45:37de venir en France
00:45:39et puis comment travailler chez Peugeot
00:45:41et les solidarités que ça construit avec d'autres nationalités
00:45:43c'est un peu ce qu'on s'attache nous
00:45:45comme vieux prolos et vieux militants
00:45:47mais assurément c'est vrai que
00:45:49quand on a la caméra c'est pas simple parce que
00:45:51il y a des moments
00:45:53où comment on fait pour
00:45:55on monte tout et au montage on coupe
00:45:57parce qu'on s'auto-censure
00:45:59mais en même temps comment faire autrement
00:46:01pour que ça devienne plaisant pour l'ensemble
00:46:03Justement sur la perruque Stan vous disiez
00:46:05avant qu'on lance que pour vous c'était important
00:46:07d'aller filmer un espace de liberté mais est-ce que ça
00:46:09montre pas aussi une inégalité
00:46:11au sein de l'usine ?
00:46:13Evidemment
00:46:15sauf que cette inégalité
00:46:17Parce qu'elle n'est pas accessible évidemment aux ouvriers
00:46:19à la chaîne. Bien entendu bien entendu
00:46:21mais si vous voulez ça fait partie aussi
00:46:23des choix que je fais
00:46:25cette inégalité là je n'en parle pas
00:46:27je parle à d'autres
00:46:29moments dans les cas de films des tensions
00:46:31et des ambiguïtés
00:46:33sociales au sein même
00:46:35du groupe ouvrier
00:46:37mais pas à ce moment là parce qu'à ce moment là
00:46:39le seul truc qui m'intéresse
00:46:41d'abord j'adore
00:46:43ce qu'il fabrique
00:46:45une espèce de plaisir à filmer ça
00:46:47et ensuite ce qui m'intéresse
00:46:49c'est qu'il désigne
00:46:51ce que disait
00:46:53Christian tout à l'heure
00:46:55c'est une partie de l'existence ouvrière
00:46:57même au sein de l'usine
00:46:59qui échappe malgré tout
00:47:01à la douleur
00:47:03à la fatalité
00:47:05donc j'étais vraiment fasciné
00:47:07tout simplement par ça
00:47:09une fois de plus Causement c'est aussi
00:47:11un militant syndicaliste pur et dur
00:47:13il m'a raconté plein de choses
00:47:15de lutte etc et au fond c'est
00:47:17ce moment là que je trouvais
00:47:19le plus
00:47:21comment dire
00:47:23le plus dynamisant
00:47:25et d'une certaine manière
00:47:29donnant plus l'impression
00:47:31qu'on pouvait être libre
00:47:33qu'on pouvait reconquérir de la liberté
00:47:35avec évidemment toutes sortes de restrictions
00:47:37etc
00:47:39dernier truc sur ça
00:47:41évidemment une fois de plus je ne sais pas ce qu'il y a avant
00:47:43mais avant il y a un moment
00:47:45dans mon souvenir qui doit être de nouveau
00:47:47assez pathétique
00:47:49donc j'étais heureux de pouvoir
00:47:51regarder
00:47:53l'oreille de l'éléphant
00:47:57on va regarder deux extraits à suivre
00:47:59avec le même homme filmé différemment
00:48:01l'homme que vous allez voir
00:48:03c'est Joseph Pontus
00:48:05que j'imagine un certain nombre d'entre vous
00:48:07connaissent qui est aujourd'hui décédé
00:48:09que vous avez connu Stan
00:48:11comme ouvrier interimaire dans les usines agroalimentaires
00:48:13à l'époque il est devenu écrivain
00:48:15avec son roman à la ligne qui avait connu un grand
00:48:17succès public et avait été couronné de nombreux prix
00:48:19on va regarder
00:48:21il y a deux extraits à suivre
00:48:23l'extrait 2
00:48:25puis l'extrait 5
00:48:49l'extrait 6
00:49:19la première fois comme dans toutes les usines c'est l'odeur
00:49:35l'odeur infecte
00:49:39et ce qui est terrible c'est qu'au bout de 2-3 jours l'odeur on s'habitue
00:49:45on ne se sent même plus
00:49:47les premiers jours ici je venais en bus
00:49:49le bus il ne s'arrête pas loin là-bas
00:49:51et quand je revenais de ma journée de boulot
00:49:53j'étais seul à ma place dans le bus
00:49:55il n'y avait pas grand monde à côté de moi
00:49:57les gens ils peuvent aussi repartir par bateau pour aller de l'autre côté de la rade
00:50:03et ceux qui bossent ici on les sent
00:50:05mais nous on ne se sent plus
00:50:07et au bout de 2 jours on ne sent plus la crevette
00:50:09on ne sent plus le poisson
00:50:11on ne sent plus rien
00:50:13là je bosse à l'abattoir
00:50:15je ne sens plus la viande
00:50:17il paraît que j'ai une odeur de mort quand je rentre
00:50:19le premier truc qui surprend c'est l'odeur
00:50:23après ce qui surprend énormément c'est ce rapport au temps
00:50:27qui avance de manière inflexible
00:50:31c'est absolument terrifiant en fait
00:50:35d'un côté c'est le temps qui avance d'une manière
00:50:39le temps de la chaîne qui avance d'une manière effrayante et implacable
00:50:43et de l'autre côté c'est le temps de la journée de travail qui n'avance pas
00:50:47c'est à dire que les journées sont infiniment longues
00:50:49infiniment pareilles
00:50:53on n'en voit pas le bout
00:50:55à peine on est sortis de là
00:50:57on a quelques heures pour se reposer
00:50:59aller dormir très rapidement
00:51:01et le lendemain c'est la même
00:51:03toujours ce monstre de métal là qu'on voit en face
00:51:07je suis sûr que si on revient là dans 20 ans
00:51:11ça sera pareil
00:51:13rien n'aura changé
00:51:15il y aura toujours une production à assurer
00:51:17il faut que la production continue
00:51:21et à l'intérieur il y a des hommes et des femmes
00:51:25qui sont complètement interchangeables
00:51:27on s'en fout de leur histoire
00:51:29on s'en fout de leur passé
00:51:31on s'en fout de leur vécu
00:51:33on s'en fout de leur douleur
00:51:35au dos, au bras, aux jambes
00:51:37mais il faut que la production continue
00:51:41dans un des frigos où on bosse
00:51:43il y a une toute petite plante qui a poussé
00:51:45toute petite plante verte
00:51:47c'est comme si tu avais un petit renfoncement de mur
00:51:49là tout en haut, à 2 mètres de haut
00:51:51et tu peux la voir que c'était dans une certaine position
00:51:53le frigo il est à 3 degrés
00:51:55et la plante verte elle a poussé comme ça
00:51:57alors je ne sais pas d'où elle est venue ce niffet
00:51:59je ne sais pas
00:52:01je ne sais pas
00:52:03je ne sais pas
00:52:05je ne sais pas
00:52:07je ne sais pas
00:52:09alors je ne sais pas d'où elle est venue ce niffet
00:52:11par où elle est venue
00:52:13et les gars ils la regardent avec tendresse
00:52:15avec amour, ils lui parlent de temps en temps
00:52:17moi aussi je lui dis ça va la plante
00:52:19et
00:52:21il y a un mec qui fait
00:52:23putain mais la plante en fait c'est une warrior
00:52:25parce que pour arriver à pousser
00:52:27dans un environnement comme ça, il faut qu'elle en veille
00:52:29et j'ai l'impression
00:52:31les gars c'est nous les warriors
00:52:33elle est comme nous la plante
00:52:35voilà
00:52:37on s'épanouit autant qu'une plante verte
00:52:39dans un frigo d'abattoir
00:52:49alors ces deux extraits
00:52:51racontent des choses différentes
00:52:53mais si je voulais qu'on voit l'un après l'autre
00:52:55c'est que vous n'avez pas filmé Joseph Pontus
00:52:57de la même façon
00:52:59vous m'avez raconté pourquoi hier
00:53:01vous allez nous le raconter
00:53:03et la question d'ailleurs
00:53:05ça sera de savoir comment est-ce que vous avez choisi
00:53:07finalement de filmer l'invisibilité
00:53:09puisque c'est le cas
00:53:11avec le premier extrait
00:53:13comment le documentaire
00:53:15permet cela et quel est le choix que vous avez fait
00:53:17en termes de réalisation à ce moment là
00:53:19puis en termes de montage
00:53:23au départ c'est un truc
00:53:25purement instinctif
00:53:27c'est à dire qu'on s'est retrouvé dans cette espèce de bloc
00:53:29noir et blanc
00:53:31très abstrait
00:53:35je me suis dit je ne peux pas le mettre devant
00:53:37face à moi
00:53:39instinctivement
00:53:41je peux rationaliser
00:53:43ça aujourd'hui mais instinctivement
00:53:45je sentais qu'il y avait quelque chose
00:53:47peut-être d'indécent
00:53:49de le mettre face
00:53:51à la caméra avec
00:53:53l'arrière plan de l'usine
00:53:55donc j'ai pris la décision
00:53:57c'est une décision
00:53:59qui n'est pas facile parce que ça rend le matériau
00:54:01très bizarre
00:54:05on n'a pas l'habitude
00:54:07dans ce type de démarche
00:54:09de filmer quelqu'un de dos
00:54:11mais voilà
00:54:13instinctivement j'ai senti que c'était ça
00:54:15que je devais faire
00:54:17à la grande inquiétude
00:54:19d'ailleurs du reste de l'équipe
00:54:21ça c'est la vie
00:54:23après
00:54:25le problème que ça m'a posé
00:54:27c'est que c'est la fin du premier film
00:54:29donc de nouveau on est sur les problématiques
00:54:31du temps
00:54:35de la souffrance etc
00:54:37mais
00:54:39j'étais oublié
00:54:41ça c'est les problèmes de montage
00:54:43un c'est un élément très particulier
00:54:45donc quand vous avez des éléments très singuliers
00:54:47dans une matière documentaire
00:54:49ils font soit le début soit la fin
00:54:51vous les mettez pas au milieu c'est impossible
00:54:53à cause de la nature
00:54:55singulière de l'élément
00:54:59mais je pouvais pas me résoudre
00:55:01à ce qu'il soit juste
00:55:03cette espèce de nuque
00:55:05avec la casquette
00:55:07donc j'ai du tordre
00:55:09la construction des films
00:55:11de façon à pouvoir avoir un moment avec lui
00:55:13où il est de face
00:55:15au milieu du film
00:55:17pour ceux d'entre vous
00:55:19qui font de la réalisation
00:55:21vous voyez un tout petit peu le type d'angoisse
00:55:23idiote auquel on est confronté
00:55:25dans des moments pareils
00:55:29après une fois de plus
00:55:31si vous voulez quand on tourne
00:55:33quand on filme là on était en train de tourner
00:55:35autour du truc 5 minutes
00:55:37après les vigiles
00:55:39sont arrivés alors qu'on était
00:55:41complètement à l'extérieur
00:55:43et 10 minutes après la police est arrivée
00:55:45donc c'est pour vous dire
00:55:47dans quel monde on vit
00:55:49mais quand on tourne
00:55:51il y a plein de décisions qu'on prend
00:55:53de façon
00:55:55instinctive, parfois parce que
00:55:57en tant que réalisateur on est censé décider
00:55:59on a même pas envie
00:56:01de décider mais on est obligé de décider
00:56:03donc on décide
00:56:05après on les rationalise
00:56:07on comprend, on se raconte des histoires
00:56:09sur pourquoi on l'a fait
00:56:11le truc c'est que
00:56:13les films ils se font là, ils se font au moment
00:56:15où on les tourne
00:56:17le reste après c'est
00:56:19c'est arriver à
00:56:21montrer ce qu'on a tourné
00:56:23et pas essayer de montrer autre chose
00:56:25pas essayer de montrer
00:56:27le film qu'on rêvait de faire
00:56:29mais essayer de montrer le film qu'on a fait
00:56:31comme ça, comme Zab
00:56:33Leur tourne
00:56:35j'ai une dernière question puis on verra
00:56:37après s'il y a quelques minutes pour des questions
00:56:39pour le public, il y a 25 ans
00:56:41vous avez réalisé un film qui se penchait
00:56:43sur les business men
00:56:45pour
00:56:47vous disiez à l'époque voir comment on passe
00:56:49de Marx au marché
00:56:51est-ce que vous pouvez nous dire quelques mots de cette expérience
00:56:53et comment est-ce que vous avez filmé ce travail là
00:56:55celui de business men dont certains diraient que le travail
00:56:57c'est de faire travailler les autres
00:56:59c'est un peu une exception
00:57:01dans mon travail
00:57:03parce qu'en réalité
00:57:05il y a des cinéastes qui savent très bien
00:57:07filmer l'ennemi
00:57:09moi je sais pas faire ça
00:57:11je peux filmer que là où j'ai
00:57:13j'ai de l'empathie
00:57:15ou du plaisir etc. donc pour moi ça a été
00:57:17une exception puisque je me retrouvais
00:57:19face à d'anciens dirigeants
00:57:21des parties
00:57:23communistes roumains et moldaves
00:57:25le film était tourné en Roumanie
00:57:27et en Moldavie
00:57:29et que c'est des gens
00:57:31dont je pouvais apprécier la performance
00:57:33théâtrale devant la caméra
00:57:35mais avec lesquels je n'avais
00:57:37vraiment rien de commun
00:57:39alors c'était
00:57:41un peu particulier
00:57:43j'ai filmé du travail aussi
00:57:45et il y a un truc qui m'est resté
00:57:49de ce tournage là
00:57:51à un moment
00:57:53en Moldavie
00:57:55il y avait d'énormes usines
00:57:57abandonnées
00:57:59d'énormes usines
00:58:01soviétiques abandonnées
00:58:03qui étaient squattées par de nouvelles petites entreprises capitalistes
00:58:05et
00:58:07j'ai tourné dans un de ces endroits là
00:58:09où il y avait une chaîne
00:58:11avec des haricots et de chaque côté
00:58:13il y avait des femmes
00:58:15en train de trier les haricots
00:58:17c'était extrêmement oppressant, extrêmement pénible
00:58:19silence total
00:58:21vraiment glauque
00:58:23j'ai fait
00:58:25ce plan là
00:58:27et en sortant à côté
00:58:29de la porte, j'ai vu une table
00:58:33j'étais pas tellement à cette époque là
00:58:35sur l'histoire de la condition ouvrière en général
00:58:37mais j'ai vu une table
00:58:39où il y avait des cartes d'identité des femmes
00:58:41qu'on leur prenait quand elles entraient
00:58:43et évidemment quand j'ai essayé de faire le plan
00:58:45de la table, on nous a immédiatement
00:58:47foutu à la porte
00:58:49donc j'ai toujours
00:58:51le souvenir de ça parce que je me dis en fait
00:58:53le plan que j'ai fait sur le travail
00:58:55sur la chaîne, il est très oppressant
00:58:57il est très lourd, mais le vrai plan
00:58:59c'était juste cette table avec des petites
00:59:01cartes d'identité
00:59:03et leur visage
00:59:05comme ça
00:59:09c'est un film que
00:59:11aujourd'hui, moi je revendique tous mes films
00:59:13y compris ceux que j'ai plantés
00:59:15c'est un film que aujourd'hui je revois
00:59:17avec plus d'indulgence que
00:59:19je ne l'ai vu
00:59:21quand je l'ai terminé
00:59:23pour toutes sortes de raisons
00:59:25dans lesquelles je ne vais pas rentrer
00:59:27si vous avez des questions
00:59:35...
00:59:53Bonjour, je m'appelle Anne-Georget
00:59:55je suis réalisatrice
00:59:57je voulais vous demander, Christian
00:59:59j'étais très frappée quand vous disiez
01:00:01que ça vous posait un problème
01:00:03que la caméra se pose sur votre travail
01:00:05et je me demandais
01:00:07si c'était parce que
01:00:09c'est ce que vous considérez comme étant
01:00:11particulièrement
01:00:13intime
01:00:15et que personne n'a rien à voir là
01:00:17ou est-ce que c'est toujours dans ce rapport
01:00:19de force avec le patron
01:00:21qui est que je vais pas
01:00:23lui donner l'occasion
01:00:25de voir où moi
01:00:27j'ai mis mon savoir-faire, des fois
01:00:29qui irrationnaliserait encore
01:00:313 secondes que je réussis à me choper
01:00:33pour mon bien-être
01:00:35façon de parler avec les guillemets
01:00:39et qu'il serait fichu
01:00:41de le réutiliser pour
01:00:43rationaliser encore un peu plus le travail
01:00:47Je sais pas comment
01:00:49répondre à cette question
01:00:51moi je suis tout le temps
01:00:53gêné, embêté,
01:00:55coincé complètement
01:00:57pour filmer ce genre de choses
01:00:59en effet, moi quand j'étais filmé
01:01:01les gens souvent
01:01:03quand ils sont filmés dans une usine
01:01:05et c'est pour ça que Peugeot a filmé
01:01:077 jours consécutifs pour piquer
01:01:09parce qu'ils sont capables de tenir
01:01:11un autre rythme, etc.
01:01:13et respecter une gamme de travail
01:01:15à la lettre pendant 1h ou 2h
01:01:17mais inévitablement
01:01:19les fatigués dans, au bout d'un moment on se lâche
01:01:21pour gagner 30 secondes
01:01:23et c'est là toute l'ambiguïté, moi j'ai pas envie de leur piquer
01:01:25ces temps précieux, c'est leur temps de survie
01:01:27c'est leur échappatoire
01:01:29vous savez ce qui joue sur les chaînes à l'heure actuelle
01:01:33dans les gammes de travail
01:01:35il y a un espace de repos
01:01:37qu'on appelle ça par les bureaux des méthodes
01:01:39ça veut dire que les coefficients
01:01:41d'effort, quand on a des charges
01:01:43etc. ou trop de pression
01:01:45on doit pouvoir dégager un nombre de secondes
01:01:47pour que le travailleur ou la travailleuse
01:01:49puisse un peu récupérer
01:01:51or c'est ça qui est disparu
01:01:53ça a été remplacé par aller chercher
01:01:55des pièces, ça veut dire qu'on se déplaçait
01:01:57le long des tapis ou le long des chaînes
01:01:59pour aller chercher des pièces, un outil, on revenait
01:02:01et là il y avait la communication
01:02:03qui s'opérait, maintenant les postes
01:02:05de travail sont à 30 mètres l'un de l'autre
01:02:07et les pièces
01:02:09de voiture à monter sont derrière
01:02:11la personne qui bosse
01:02:13donc elle n'a plus ni le mouvement
01:02:15de se déplacer
01:02:17latérellement et elle ne voit jamais
01:02:19ses collègues qui sont au-dessus
01:02:21ou en bas de la chaîne, et c'est ça l'enfer
01:02:23je veux dire
01:02:25quand on n'a pas d'espace
01:02:27pour bouquiner un peu
01:02:29pour aller plaisanter un peu
01:02:31pour aller se boire un café, etc
01:02:33quand il n'y a plus ça, l'humain
01:02:35je veux dire, on ne sait pas trop
01:02:37ce que c'est, et filmer ces gens-là
01:02:39dans telle difficulté me pose un problème
01:02:41je préfère
01:02:43comme Stan
01:02:45aller à l'interview, je veux dire différemment
01:02:47à l'extérieur, dépassionné, etc
01:02:49où les gens se livrent
01:02:51ou ne se livrent pas
01:02:53mais quand ils se livrent, ça veut dire qu'on a posé la bonne question
01:02:55où l'humain s'est rentré
01:02:57dans son cercle à lui, pour qu'il puisse partager
01:02:59et là on a gagné une bataille
01:03:01bien sûr, et puis il y a toujours
01:03:03cette réaction, tous ces documentaires
01:03:05à la limite, je suis d'accord avec Stan, c'est jamais neutre
01:03:07et quelque part, politiquement
01:03:09on doit s'assumer
01:03:11je veux dire, c'est pas des histoires
01:03:13simples non plus
01:03:15longtemps
01:03:17dans le monde du travail, ou dans le monde militant
01:03:19dirigeant
01:03:21ils avaient leur propre
01:03:23truc, donc c'était tout de suite
01:03:25moi je vais vous raconter une anecdote
01:03:27quand Bruno Vienne le vient filmer
01:03:29avec Robichet, etc
01:03:31dans le pays de Montbéliard
01:03:33il rencontre le maire communiste
01:03:35d'une commune, qui leur dit gentiment
01:03:37venez boire l'apéritif à la maison
01:03:39et donc il commence à travailler avec nous, jeunes travailleurs
01:03:41et les voilà tous installés
01:03:43pour l'apéro, nous on était pas invités bien entendu
01:03:45et donc le discours tenu
01:03:47c'était, qu'est-ce que vous allez demander
01:03:49aux jeunes travailleurs leur avis, puisque moi je suis
01:03:51leur représentant des travailleurs
01:03:53donc ils se sont levés, ils sont partis
01:03:55on voit bien qu'il y a
01:03:57ça colle pas, je veux dire
01:03:59avec le sang des autres
01:04:01c'est aussi des galères
01:04:03je veux dire, l'Edwin Keane c'est l'exclusion
01:04:05du parti communiste aussi, c'est pas
01:04:07si simple que ça l'histoire
01:04:09et en même temps, bon bah voilà, on a passé
01:04:11un peu comme Stan, mon père, moi il a été
01:04:13militant communiste, il a porté un tacho
01:04:15j'en ai jamais parlé
01:04:17et brutalement c'est le montée du Front National
01:04:19qui me fait que, bah les camps
01:04:21de déportation, les camps machin
01:04:23de déportés politiques quand même
01:04:25voilà, c'est toute mon enfance
01:04:27parce qu'une enfance de militant déporté
01:04:29on pourrait dire que c'est une enfance heureuse, et bah c'est pas
01:04:31vrai, on bouffe avec Staline
01:04:33derrière la table à manger
01:04:35c'est pas si simple que ça, et quand le père a parlé
01:04:37qu'est-ce qu'on va lui critiquer
01:04:39je veux dire, c'est compliqué quand même
01:04:41d'aller contre des mecs déportés politiques
01:04:43à un tacho, comment on fait, comment on s'y prend
01:04:45quelles leçons on a à lui donner
01:04:47et donc on a préféré tous se barrer loin de lui
01:04:49voilà, mais c'est quand même
01:04:51des vies compliquées hein, comme quoi le bonheur
01:04:53n'est pas toujours là où on croit
01:04:55mais c'est l'histoire
01:04:57et donc moi toutes ces choses
01:04:59que j'ai accumulées avec Pianou
01:05:01avec Beau ou avec Bourdieu
01:05:03ou avec Muel etc, ou Francine
01:05:05c'est des choses qui doivent servir aux autres
01:05:07et la façon de filmer ou de
01:05:09raconter des histoires sur l'immigration
01:05:11ou même sur les chaînes de montage
01:05:13c'est lié à tous ces mecs-là qui m'ont aidé
01:05:15à un moment donné, parce que sans leur parcours
01:05:17un tel haut qu'ils ont su transmettre
01:05:19je serais une merde quoi
01:05:21j'aurais fini contre Maître ou Chef d'atelier
01:05:23chez Peugeot, quel plaisir
01:05:25quelle honte
01:05:27je crois qu'on pourra difficilement faire mieux pour la fin
01:05:29de l'univers
01:05:31mille merci Christian
01:05:33deux trois petits trucs
01:05:42je voudrais d'abord
01:05:44signaler la voix de Bernard Lavillier
01:05:46sur toute ta série
01:05:48et sa chanson Les mains d'or
01:05:50qui est quand même un hymne ouvrier
01:05:52voilà, c'est juste ce que j'avais envie de dire
01:05:54la deuxième chose
01:05:56je me demandais
01:05:58peut-être c'est une promesse en l'air
01:06:00mais on va en recauser
01:06:02Lina recueille des paroles d'anciens d'Algérie
01:06:04d'anciens déportés
01:06:06je me demandais si on ne pourrait pas les solliciter
01:06:08on les connait bien
01:06:10et de recueillir la parole
01:06:12des anciens ouvriers
01:06:14je pense qu'il y aurait quelque chose, une espèce de matière première
01:06:16formidable, une matière à documenter
01:06:18enfin on va en recauser Christian
01:06:20on en reparlera parce que c'est toujours compliqué
01:06:22moi je suis dans une démarche syndicale
01:06:24ça veut dire qu'à un moment donné
01:06:26quand nous
01:06:28la direction de l'usine nous appelait les dinosaures
01:06:30donc voilà
01:06:32on va attendre que les dinosaures partent en retraite
01:06:34pour modifier les schémas
01:06:36de conditions de travail
01:06:38il ne faut pas se faire d'illusions
01:06:40c'est calculé comme ça, ils ont le temps, pas nous
01:06:42et donc
01:06:44ces militants syndicalistes de cette génération
01:06:46des années 68
01:06:48qui ont connu aussi, on a eu la chance fantastique
01:06:50après 68
01:06:52de l'interclasse
01:06:54à savoir les établis qui venaient à ce show
01:06:56mais aussi des cinéastes, des sociologues
01:06:58etc, des écrivains
01:07:00on a eu cette chance de pouvoir partager
01:07:02de cohabiter avec eux
01:07:04et ils ont transmis quelque chose
01:07:06puisqu'on est resté amis
01:07:08jusqu'au bout donc ça doit être important
01:07:10et cette situation là
01:07:12à l'heure actuelle elle est peu développée
01:07:14on voit peu d'écrivains, on voit quand même peu de scientifiques
01:07:16même sociaux
01:07:18aller enquêter dans les trucs ouvrières
01:07:20et partager la vie pendant longtemps
01:07:22sur 20 ans ou 25 ans
01:07:24et donc nous on a eu cette chance là
01:07:26et cette chance là qu'on a eu
01:07:28on veut la garder syndicale, à savoir
01:07:30nos portraits c'est quand même pratiquement tous
01:07:32des militants ou des militantes
01:07:34qui en ont pris plein la gueule
01:07:36et qui
01:07:38continuent quand même à combattre
01:07:40parce que c'est le sens de leur vie
01:07:42c'est la vie humaine
01:07:44normale de se lever
01:07:46de ne pas être d'accord avec
01:07:48les injustices non mondiales
01:07:50mais en plus les conneries de Trump
01:07:52et de celles de Rotaillot ça va
01:07:54on les connait
01:07:56on va dans le feuilleton
01:07:58maintenant par Sarkozy mais quand même
01:08:00ça
01:08:02mais il faut toujours espérer
01:08:04pas l'espoir comme un chrétien plutôt l'espoir
01:08:06comme plus on en sait sur le travail
01:08:08plus on sait argumenter
01:08:10sur le travail, plus on bookine de bouquins
01:08:12sur le travail par rapport aux scientifiques qui ont bossé dessus
01:08:14c'est comme ça qu'on arrivera à le changer
01:08:16il est inadmissible que dans le monde
01:08:18encore à l'heure actuelle ce soit pas monté
01:08:20mis au fronteau de l'ONU
01:08:22il est interdit de travailler
01:08:24sur des chaînes de montage
01:08:26point
01:08:30applaudissements
01:08:36deux petits trucs
01:08:38on s'intéresse
01:08:40on va continuer on n'est pas fini
01:08:42après une petite pause
01:08:44donc on reprend cet après midi avec
01:08:46Camille Ménager
01:08:48réalisatrice qui va animer une rencontre
01:08:50entre Sarah Bélanger
01:08:52pour son film C'est comme ça, d'autres types d'exploitation
01:08:54et Mahel Manghi le producteur
01:08:56de Sarah Bélanger une étude de cas
01:08:58et puis après on vous dira
01:09:00ce qu'il se passe à la suite
01:09:02vous êtes tous conviés à un pot
01:09:04à 18h ici dans les
01:09:06il fait beau c'est bien on se retrouvera dehors
01:09:08merci Christian
01:09:10merci Stan, merci Jennifer
01:09:12et puis
01:09:14et puis le combat continue
01:09:16bientôt j'espère
01:09:18applaudissements