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La rabbin et philosophe Delphine Horvilleur publie "Comment parler de la mort aux enfants" (Grasset). Sur France Inter mardi 25 mars, elle revient sur l'agression à Orléans d'un rabbin, sous les yeux de son fils.

Retrouvez « L'invité de 7h50 » de Sonia Devillers sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50

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Transcription
00:00Sonia Devilleur, votre invitée est rabbin, elle publie le 2 avril aux éditions Bayard
00:05et Grasset un court texte intitulé « Comment parler de la mort aux enfants ? »
00:11Bonjour Delphine Horvilleur, une interjection pour parler, on espérait mieux, dès le
00:18titre.
00:19On devine que ça va être compliqué avec les mots et qu'il n'y a pas de mode d'emploi.
00:23Mais avant d'en venir à la mort, comment vous, rabbin, parleriez-vous à un enfant
00:29de ce qui s'est passé samedi à Orléans ? Un rabbin frappé, mordu, on lui a craché
00:35dessus en pleine rue, à la sortie de sa synagogue, qu'est-ce que vous diriez à son fils de
00:399 ans, devant les yeux desquels ça s'est produit ?
00:42Je crois que j'utiliserais peut-être la même interjection au départ, je crois qu'on
00:47voit bien qu'on est tous bien en peine pour parler d'ailleurs pas seulement aux enfants
00:51mais pour parler de la violence de façon générale, pour parler de ce qui nous arrive.
00:56J'ai beaucoup pensé ces derniers jours à ce petit garçon, ce fils du rabbin d'Orléans,
01:01ce dont il était témoin.
01:02Je me suis beaucoup demandé quel effet tout cela allait avoir sur lui.
01:07J'en parlais hier avec un ami psychanalyste Stéphane Habib qui me rappelait que Sigmund
01:13Freud raconte souvent dans ses écrits qu'on lui a raconté que son père lui aussi avait
01:19été violenté, que le chapeau de son père avait été jeté par terre dans la rue.
01:24Et incontestablement le récit de cet épisode a eu un effet sur l'homme qu'il est devenu.
01:30Et je crois que c'est une question qu'on doit tous se poser.
01:34Comment va grandir cette génération qui a à être témoin de ça ?
01:38Il y a deux générations qui vont grandir.
01:40Il y a la génération qui est témoin de cela et puis il y a la génération qui commet
01:44cela parce que l'agression elle s'est faite devant un enfant et elle a été commise par
01:48un grand enfant, par un mineur de 16 ans.
01:50Et à lui vous diriez quoi ?
01:53Je ne sais pas ce que je lui dirais mais en tout cas la question que je me poserais c'est
01:56d'essayer de comprendre quelle histoire on a pu raconter à ce jeune homme pour qu'il
02:00en arrive là.
02:01En fait, et ça c'est directement lié à la question de mon livre, je m'interroge
02:05toujours et de façon générale dans mon métier de rabbin et peut-être aussi comme citoyen
02:09tout simplement et comme parent.
02:10Je me pose la question de quelle histoire on raconte à nos enfants et quel est l'effet
02:14des histoires qu'on raconte à nos enfants.
02:16À ce mineur de 16 ans qui est intercepté par la police, c'est d'abord présenté
02:21comme un palestinien avant de reconnaître qu'en fait il avait une nationalité marocaine.
02:26C'est-à-dire qu'il a pris à son compte.
02:28Oui, cet enfant prend à son compte un récit qui lui semblait être un récit vertueux,
02:33un récit valeureux de la même manière qu'il cherche d'abord à filmer son acte, cette
02:38agression, comme si ça faisait de lui un super-héros.
02:42Et donc il faut se demander quels sont les narratifs, les récits dont on abreuve, dont
02:46on nourrit toute une population ou toute une jeunesse pour qu'elle se croie héroïque
02:51à performer ce genre d'acte, à passer à l'acte et à se sentir grand quand on frappe
02:59un autre.
03:00Ce soir, il y a une marche contre l'antisémitisme qui est prévue à 18h dans la ville d'Orléans.
03:05Souvenez-vous, beaucoup de juifs et de non-juifs avaient refusé de participer à la marche
03:09républicaine contre l'antisémitisme qui avait eu lieu après le 7 octobre, à Paris
03:15notamment, mais pas seulement, au motif qu'ils refusaient de côtoyer des racistes avérés,
03:20l'extrême droite qui participait à cette manifestation.
03:23Samedi dernier, il y a beaucoup de juifs qui ont eux aussi refusé de participer à une
03:28grande marche de solidarité contre le racisme, au motif que la lutte contre l'antisémitisme
03:33n'était pas clairement défendue.
03:35Qu'est-ce qui se passe Delphine Orvilleur ? Racisme et antisémitisme ne se combattent
03:39plus ensemble ?
03:40Il se passe que beaucoup de gens cherchent désespérément à nous diviser, ne racontent
03:48effectivement que des histoires qui nous divisent.
03:51On a l'impression qu'aujourd'hui, il y a une partie du combat antiraciste malheureusement
03:56qui est instrumentalisée par des gens qui cherchent à y faire monter d'autres haines.
04:01Pour moi, c'est un inconcevable, j'ai l'impression de faire partie d'une génération qui n'a
04:06pas pu et qui ne peut pas penser qu'on puisse séparer ces combats.
04:11J'ai toujours pensé et je continue à penser que ces combats doivent être menés côte
04:15à côte et je m'interroge sur ce qui fait que personnellement, je n'aurais pas pu prendre
04:20part à la manifestation de samedi dernier, que je ne m'y serais pas sentie en sécurité,
04:27que je pense que mes enfants n'y auraient pas été en sécurité.
04:30Une marche où les gens ne s'interrogent pas, qu'est-ce qui fait qu'on peut marcher
04:35contre le racisme, après avoir publié des affiches à relents clairement antisémites,
04:41des images qui rappellent les pires moments de notre histoire, qu'est-ce qui fait qu'il
04:45y a une déresponsabilisation politique, qu'est-ce qui fait que tant de gens autour de moi ne
04:52se sentent plus en sécurité ? Je suis rabbin d'une synagogue où aujourd'hui, je dois
05:01le dire, même si je déteste avoir à le dire à nouveau, je ne connais plus dans ma
05:05synagogue de gens qui n'ont pas d'histoire à raconter, qui n'ont pas vécu, soit par
05:11l'intermédiaire de leurs enfants, soit eux-mêmes, une situation d'antisémitisme.
05:15Il s'agit parfois de micro-agressions, parfois de macro-agressions et en fait, c'est compliqué
05:22d'en parler parce qu'à nouveau, quand vous en parlez, on vous accuse de vous victimiser.
05:27Je ne compte pas le nombre de fois où on me dit « arrêtez de vous victimiser, arrêtez
05:31de vous plaindre » ou alors au contraire, un phénomène de sur-responsabilité juive
05:35où on vous dit que finalement, ce qui vous arrive est sans doute partiellement lié à
05:40une politique qu'ailleurs, quelqu'un d'autre en votre nom devrait changer pour que vous
05:44soyez en sécurité.
05:45En fait, cette idée à la fois de reprocher aux Juifs de se victimiser ou alors de les
05:50sur-responsabiliser et suggérer qu'ils ont une responsabilité dans ce qui leur arrive
05:53est une constante de l'antisémitisme dans l'histoire.
05:55Ailleurs, c'est Israël et c'est la politique de Benyamin Netanyahou, Jordane Bardella et
06:00Marion Maréchal-Le Pen se rendent ce soir en Israël.
06:03Demain, ils vont prendre la parole à la conférence internationale contre l'antisémitisme à
06:07Jérusalem.
06:08C'est donc l'extrême droite qui défend les Juifs ?
06:10C'est la stratégie de l'extrême droite que de suggérer qu'elle défend les Juifs
06:15exactement comme d'ailleurs Patrick Cohen vient de le dire très justement.
06:18C'est toujours d'utiliser une forme de stratégie du bon sens pour éclipser d'autres problématiques.
06:24Moi, je me méfie comme je me suis toujours méfiée des gens qui divisent.
06:29Parfois, ils divisent contre vous et parfois, ils divisent sur votre dos.
06:34Mais à mon sens, la stratégie reste toujours la même.
06:37Il faut simplement avoir une certaine lucidité vis-à-vis de tous les discours politiques
06:43où qu'ils se trouvent de part et d'autre qui construisent sur la haine.
06:46Votre précédent livre s'intitulait « Comment ça va pas ? ».
06:50« Comment ça va pas ? », vous qui avez fait tant d'études, voilà une phrase tordue,
06:54voilà une phrase mal foutue.
06:56Le nouveau livre s'appelle « E ». Voilà, la rabbin perd les mots.
07:00Petit à petit, on dirait un personnage de Beckett, ça finit par des borbo-rythmes.
07:03« Comment ça va pas du tout ? ». C'est-à-dire que c'est votre métier de rabbin, c'est
07:10votre fonction de rabbin d'accompagner avec des mots, d'accompagner et ces mots-là,
07:15vous les perdez, Delphine Horriller.
07:17Alors Sonia, vous venez de m'économiser pas mal de séances de psychanalyse, je vous
07:21en remercie, mais je pense que votre analyse est très juste, je ne pourrais finalement
07:25pas le dire autrement.
07:26Je perds les mots aujourd'hui, c'est mon métier de les trouver et c'est mon métier
07:30d'y croire.
07:31Si je crois en quelque chose, c'est en la puissance du langage, en la puissance des
07:35récits.
07:36On vient d'en parler, il y a des récits qui nous grandissent, il y a des récits qui
07:38nous assassinent, il y a des récits et des mots qui font de nous des gens bien et il
07:42y a des récits et des mots qui font de nous des salopards.
07:44Et aujourd'hui, je me pose la question de la problématique du langage qui nous concerne
07:49tous.
07:50On est entouré de gens qui, à coup de slogans et de propagande, font dire aux mots n'importe
07:55quoi.
07:56Il y a une problématique dans notre société de langage, comment on fait pour retrouver
07:59les mots, retrouver les mots pour décrire le réel ? Qu'est-ce qui fait que les gens
08:05font dire aux mots n'importe quoi ? Moi, je ne trouve plus les miens aujourd'hui pour
08:08parler, je ne compte pas le nombre de fois où j'interromps la conversation des gens
08:13face à moi.
08:14Ils utilisent un mot, je ne sais pas ce qu'ils veulent dire.
08:16Ils utilisent le mot sioniste, antisioniste, gauche, féministe, je ne sais pas.
08:21Je ne sais plus ce que les gens veulent dire quand ils utilisent des mots.
08:24Et dans ce petit livre d'Elphina aujourd'hui, vous expliquez aux parents, enfin non, vous
08:29n'expliquez pas aux parents, vous ne leur donnez aucun mode d'emploi, surtout passez
08:32votre chemin si c'est une recette que vous cherchez, comment parler de la mort aux enfants.
08:36Et vous dites, le langage est défaillant car la mort en perturbe toutes les fonctions
08:41et c'est peut-être même cela sa définition.
08:44La mort, ce n'est pas le contraire de la vie, c'est le contraire du langage.
08:47Absolument, la mort, c'est ce dont on n'arrive pas à parler.
08:49Moi, j'en fais l'expérience quasi quotidienne quand j'accompagne des gens dans le deuil.
08:52La première chose que l'on perd, c'est les mots, le langage et pourtant c'est précisément
08:57dans le deuil le moment où il faut chercher à raconter la vie, raconter la vie à tous
09:01et raconter la vie aux enfants.
09:03Quelqu'un s'en va, les enfants se tournent vers nous, on se trouve souvent très désemparé,
09:08on ne sait pas quoi leur dire, on bafouille.
09:10Pourtant, dans ces moments-là, plus que jamais, il s'accroche à nos narratifs.
09:13Il faut être capable de raconter comment, malgré tout, la vie va continuer, comment
09:18la vie de celui qui n'est plus va pouvoir se poursuivre à travers la nôtre.
09:23Et encore une fois, le langage est critique parce qu'avec des mots, vraiment, ça peut
09:28sembler niais et naïf de le dire, mais on peut changer le monde.
09:31Et parfois, une petite recette de gâteau au chocolat vaut mieux qu'une longue prière.
09:36C'est un rabbin qui vous le dit, lisez « Eux », comment parler de la mort aux enfants,
09:41ça apparaît la semaine prochaine chez Grasset et chez Bayard.
09:43Merci Delphine Horvillard.
09:44Et merci Sonia.

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