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00:00Bonjour, je suis Aurélie Palluze, professeure en culture générale en prépa économique au lycée OZN de Toulouse.
00:08On va parler effectivement du refus des images ou de l'absence d'images
00:12en partant du principe que nous avons un désir ou un besoin d'images.
00:17Désir d'images d'abord en tant que stimulation mais aussi en tant que divertissement,
00:22d'une part pour son côté plaisant mais peut-être aussi pour un versant pascalien, le divertissement c'est ce qui nous détourne de l'essentiel.
00:29Les images nous permettraient de ne pas penser à l'essentiel et puis désir d'images aussi parce que nous avons l'impression que c'est par exemple la
00:36photographie qui
00:38confirme un événement qui apporte la certitude que le fait a bien eu lieu.
00:43Nous éprouvons aussi une fascination pour les images qui peut être quasiment malsaine avec le voyeurisme,
00:49la quête de scoops qui évoque par exemple un film comme Nightcall et puis l'on sait que la curiosité peut jouer des tours,
00:56c'est le cas notamment lorsqu'Orphée a besoin de voir
01:00Eurydice, de voir son image pour être sûr de sa présence et c'est ce qui lui coûte aussi la perte une deuxième fois de sa fiancée.
01:07Donc d'abord, premier temps, on va évoquer la cécité ou l'absence d'images, une cécité qui peut être concrète ou symbolique.
01:16Donc la cécité est d'abord illustrée dans le roman de Gide, la
01:21Symphonie pastorale. Donc ce roman évoque l'histoire d'un pasteur qui va
01:28éduquer, élever une jeune femme, une jeune fille d'abord,
01:32aveugle, qui s'appelle Gertrude et dans son journal intime, il note l'évolution, les progrès de cette jeune fille mais aussi
01:39l'évolution de ses sentiments à son égard.
01:42Et donc cette jeune fille a notamment du mal à comprendre
01:45les nuances qui existent dans les couleurs. Donc voilà l'extrait.
01:49Je me rendais compte que son imagination ne parvenait à faire aucune distinction
01:54entre la qualité de la nuance et ce que les peintres appellent, je crois, la valeur.
01:59Elle avait le plus grand mal à comprendre que chaque couleur à son tour
02:03pût être plus ou moins foncée et qu'elle pût à l'infini se mélanger entre elles.
02:08Rien ne l'intriguait davantage et elle revenait sans cesse là-dessus.
02:13Cependant, il me fut donné de l'emmener à Neuchâtel où je pus lui faire entendre un concert.
02:18Le rôle de chaque instrument dans la symphonie me permit de revenir sur cette question des couleurs.
02:23Je fis remarquer à Gertrude les sonorités différentes des cuivres, des instruments à cordes et des bois
02:28et que chacun d'eux, à sa manière, est susceptible d'offrir, avec plus ou moins d'intensité,
02:34toute l'échelle des sons, des plus graves aux plus aigus.
02:37Je l'invitais à se représenter de même dans la nature, les colorations rouges et orangées,
02:43analogues aux sonorités des corses et des trombones,
02:46les jaunes et les verts à celles des violons, des violoncelles et des basses,
02:51les violets et les bleus, rappelés ici par les flûtes, les clarinettes et les hauts bois.
02:55Une sorte de ravissement intérieur vint dès lors remplacer ces doutes.
03:00Que cela doit être beau, répétait-elle.
03:02Puis tout à coup, mais alors le blanc ? Je ne comprends plus à quoi ressemble le blanc.
03:08Et il m'apparut aussitôt combien ma comparaison était précaire.
03:12On voit ici comment cette jeune fille aveugle va se faire une image des couleurs,
03:17donc une image mentale du monde et des êtres, par analogie.
03:21Et on voit comment aussi, en voulant l'éduquer,
03:24il va travailler sur cette analogie en passant de ce qu'elle connaît
03:28vers ce qu'elle ne connaît pas encore.
03:31Toutefois, la fin de l'extrait est intéressante
03:33puisqu'on voit que l'image trouve ses limites
03:35et que la réalité est toujours plus complexe que l'image qu'on voudrait s'en faire.
03:43Je voudrais évoquer la cécité, mais d'une façon plus symbolique,
03:46à travers le roman L'aveuglement de Sarah Mago.
03:49L'intrigue est la suivante.
03:50Dans une ville qui n'est pas identifiée,
03:53tout le monde devient aveugle, sauf une femme.
03:57Et les aveugles vont être parqués dans un asile
04:00et la femme, qui est la femme d'un ophtalmologue,
04:03va se faire passer pour aveugle afin d'être auprès de son époux.
04:07Elle va donc voir ce que les aveugles ne voient pas,
04:10à savoir la déchéance et la déshumanisation.
04:13Puisque, progressivement, on renonce à enterrer les morts
04:17et à toute décence.
04:18Concrètement, chacun se soulage où il peut
04:21et l'asile devient une sorte d'égout à ciel ouvert.
04:26Et on se rend compte aussi qu'il y a des scènes de sexualité
04:29qui se font en présence des autres aveugles.
04:32Cette remarque de l'aveugle,
04:35Cette remarque-là invite à réfléchir sur la honte.
04:39Cette honte a été pensée par Sartre.
04:42Sartre dit que, finalement, hors de la vue d'autrui,
04:47on s'autorise plus de liberté.
04:50C'est-à-dire que la honte naît seulement
04:53avec le sentiment d'être vu.
04:55Voilà ce qu'il écrit concrètement.
05:04Il évoque cela dans L'Etre et le Néant.
05:07On voit bien ici que c'est parce que les aveugles
05:10n'ont plus d'images d'eux-mêmes ni des autres
05:13qu'ils s'autorisent tous ces actes indécents.
05:17Finalement, le roman était une véritable parabole
05:20puisque, lorsqu'ils vont retrouver la vue,
05:23ils vont se rendre compte qu'ils étaient aveugles
05:26mais qu'ils ne savaient pas.
05:28Dans un monde qui est une société
05:30où les gens sont tous les mêmes,
05:32dans un monde qui est une société de consommation,
05:36ils oubliaient l'essentiel, ne voyaient plus le visage d'autrui
05:39et ne savaient plus apprécier les plaisirs simples.
05:42Le roman est une invitation à voir le monde
05:45sans être saturé par les images
05:48que nous impose la société de consommation.
05:53Dernier cas, on peut envisager aussi la cécité symbolique,
05:57qui est celle du personnage de Stendhal dans La chartreuse de Parme.
06:01En effet, Fabrice Del Dongo est un jeune Italien de 17 ans
06:06qui va participer à la bataille de Waterloo,
06:09mais qui va voir sans voir.
06:13Concrètement, il participe à cette bataille,
06:16mais je vais vous lire quelques extraits.
06:18Il va saisir des images, des scènes, des sons,
06:23mais tout cela ne fait pas sens pour lui.
06:26Voici quelques extraits.
06:28Les habits rouges ! Les habits rouges !
06:29Criaient avec joie les hussards de l'escorte.
06:32Et d'abord, Fabrice ne comprenait pas.
06:35Enfin, il remarqua qu'en effet,
06:37presque tous les cadavres étaient vêtus de rouge.
06:39Une circonstance lui donna un frisson d'horreur.
06:42Il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore.
06:46Il criait évidemment pour demander du secours
06:48et personne ne s'arrêtait pour leur en donner.
06:51Notre héros fort humain se donnait toutes les peines du monde
06:54pour que son cheval ne mit les pieds sur aucun habit rouge.
06:58On voit ici qu'il voit des taches de couleur
07:00sans identifier l'ennemi, à savoir les Anglais.
07:03Et plus tard, ayant notamment croisé le maréchal Ney,
07:06qu'il avait mis du temps à identifier,
07:08il se targue d'être désormais un véritable militaire.
07:12Voilà ce qu'il dit.
07:13« Ah, m'y voilà donc, enfin au feu ! » se dit-il.
07:16« J'ai vu le feu ! » se répétait-il avec satisfaction.
07:19« Me voici, un vrai militaire ! »
07:21À ce moment, l'escorte allait ventre à terre
07:24et notre héros comprit que c'était des boulets
07:27qui faisaient voler la terre de toutes parts.
07:29Il avait beau regarder d'où venaient les boulets,
07:32il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme
07:35et au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de canon,
07:39il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines.
07:42Il n'y comprenait rien du tout.
07:45Donc on voit ici que ce jeune homme très naïf
07:48s'est fait une certaine image de la gloire,
07:50une certaine image de la guerre,
07:51une certaine image même de ce maréchal qui est en train de perdre la guerre,
07:56mais qu'il ne comprend pas ce qu'il vit.
07:58Donc on peut se demander aussi
08:00si cette scène fait véritablement image pour lui.
08:03Et donc on peut s'interroger à travers cette cécité symbolique
08:07sur le lien entre l'image et le sens.
08:10Est-ce que cette scène fait véritablement image
08:13alors que Fabrice n'en perçoit que des bribes
08:17sans constituer une vision globale ?
08:20Deuxième aspect maintenant, c'est le rejet volontaire des images
08:25avec la condamnation notamment de l'idolâtrie et du voyeurisme.
08:29L'idolâtrie, c'est la vénération de l'idole.
08:33C'est la confusion entre la chose divine et sa représentation.
08:40Normalement, une représentation ne saurait être l'objet d'un culte en lui-même.
08:44Elle n'est qu'un intermédiaire vers la divinité.
08:48Or, ce qui est redouté, notamment par le judaïsme,
08:50c'est l'adulation de l'image pour elle-même.
08:54Et si l'on consulte l'Ancien Testament,
08:56on se rend compte que de nombreux épisodes
08:59rendent compte de cette condamnation de l'idolâtrie.
09:03Prenons par exemple le cas du buisson ardent.
09:05C'est sous la forme d'un buisson ardent que Yahvé apparaît à Moïse.
09:09Et c'est bien la preuve qu'on ne saurait voir directement la divinité,
09:13mais qu'elle apparaît à travers sa parole.
09:17C'est d'ailleurs le 2e commandement,
09:19je répète, le 2e commandement parmi les 10 commandements transmis à Moïse.
09:25« Tu ne feras pas d'image cultée,
09:28rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux là-haut,
09:31ou sur la terre ici-bas, ou dans les eaux en dessous de la terre. »
09:35On voit ici que le judaïsme interdit les images taillées, les images cultées,
09:39et on peut s'interroger sur les images peintes et leur place dans cette religion.
09:43Autre épisode significatif qu'il faut connaître, à mon sens,
09:46c'est celui du vaudor.
09:47On se souvient que Moïse était monté sur le Mont-Sinai
09:51pour recevoir les 10 commandements,
09:54et entre-temps, les Hébreux avaient perdu patience
09:58et, ayant fondu de l'or, avaient élaboré une statue,
10:02la statue d'un vaudor qu'ils vénéraient.
10:05Et lorsque Moïse redescend du Mont-Sinai et constate qu'il vénère cette statue,
10:09donc cet objet, cette idole,
10:11eh bien, il brise les tables de la loi.
10:13Donc on voit ici cette condamnation qui est vraie dans le judaïsme
10:17et qui se vérifie également pour l'islam.
10:21À l'inverse, le christianisme accepte les images,
10:27puisque Dieu s'est fait chair à travers le Christ,
10:30donc il y a un rapport différent aux images,
10:33mais on sait toutefois qu'au 8e, 9e siècle après Jésus-Christ,
10:37il y a eu ce qu'on a appelé la querelle des images.
10:40Donc cela concerne les chrétiens d'Orient,
10:44où il y a eu un combat entre les iconoclastes,
10:48donc ceux qui refusaient les images,
10:49et les iconodules, qui validaient ce culte des images,
10:54et on sait que ce sont les iconodules qui l'ont emporté.
10:57Donc même dans le christianisme, il y a aussi cette querelle
11:01pour savoir si l'on peut ou non accepter des images.
11:05Autre point aussi, c'est la condamnation du voyeurisme.
11:08Pour cela, on peut s'en référer au début du christianisme
11:12et au père de l'Église, notamment à saint Augustin,
11:15qui condamne ce voyeurisme.
11:17Dans ses confessions, il évoque la condamnation des spectacles romains
11:22et il raconte un épisode, l'un de ses amis, Alipius,
11:26qui va céder à la tentation du spectacle.
11:30L'histoire est la suivante,
11:31Alipius est un homme qui est ardemment opposé à ses spectacles
11:35et pourtant, certains vont le convaincre
11:39de se rendre à des jeux romains.
11:41Voilà l'épisode en question raconté par saint Augustin.
11:44Malgré l'énergie de son refus et de sa résistance,
11:48ils l'emmenèrent avec une amicale violence à l'amphithéâtre.
11:51Quand ils arrivèrent là, et se furent assis où ils purent,
11:55partout bouillonnait la fièvre des plus cruels voyeurs romains.
11:59Partout bouillonnait la fièvre des plus cruels voluptés.
12:02Lui, tenant fermé les portes de ses yeux,
12:05interdit à son esprit d'aller se plonger dans ses atrocités.
12:10Et plut au ciel qu'il se fût aussi bouché les oreilles.
12:13Car, à la suite d'une chute dans le combat,
12:17une immense clameur de la foule entière le frappa violemment.
12:20Alors, vaincu par la curiosité,
12:23et se croyant prêt, quoi que ce fût,
12:25à mépriser ce qu'il verrait et à le vaincre,
12:28il ouvrit les yeux.
12:29Il reçut un coup et fut blessé plus gravement dans son âme
12:34que ne l'était dans son corps l'autre qu'il avait voulu voir.
12:38Il tomba plus lamentablement
12:40que celui dont la chute avait provoqué la clameur.
12:42Donc, on voit qu'ayant entendu un bruit,
12:46il est interpellé, ouvre les yeux et il va céder à la tentation.
12:51Voilà ce qui suit.
12:54En fait, dès qu'il vit ce sang,
12:57il but du même coup la cruauté
12:59et, au lieu de se détourner, fixa son regard.
13:03Il s'abreuvait de fureur et ne le savait pas.
13:06Il se délectait dans l'horreur criminelle du combat
13:09et s'enivrait d'une sanglante volupté.
13:12Plus loin, voilà ce qui est dit.
13:13Il regarda, cria, s'enflamma.
13:15Il emporta de là, avec lui, une folie
13:18qu'il aiguillerait pour le faire revenir,
13:20non seulement avec ceux qui auraient entraîné d'abord,
13:25mais encore plus qu'eux et avec d'autres qui l'entraîneraient.
13:28On voit qu'il y a plusieurs éléments éclairants.
13:31D'abord, on voit l'importance de l'influence sociale,
13:33celle de ses camarades, qui l'ont convaincu d'assister au spectacle.
13:38Et plus largement, l'enthousiasme de la foule va le transporter.
13:41Deuxièmement, on voit aussi comment se construit cette tentation.
13:45D'abord, il est frappé par une perception auditive.
13:49On suppose que cette perception auditive
13:52va générer en lui des images mentales.
13:54Et un désir de voir qui mène, justement, au désir d'ouvrir les yeux.
13:59Donc, on passe effectivement d'une perception auditive
14:02à des images mentales, puis au désir, à la pulsion scopique,
14:06au désir de voir le spectacle.
14:08Et puis, dernier temps, ce que nous dit aussi Saint-Augustin,
14:11c'est qu'on a sans doute en nous un désir de violence.
14:14Et finalement, à défaut de le concrétiser,
14:18eh bien, on va passer par des spectacles
14:21qui vont, en quelque sorte, nous rassasier,
14:23abreuver cette soif de violence et de mort.
14:29Troisième point, toutefois,
14:31j'aimerais m'interroger sur les images impossibles.
14:35Existe-t-il de l'inimaginable et de l'irreprésentable ?
14:40Ces termes-là sont assez complexes,
14:43et on peut se demander ce qu'ils recouvrent.
14:46Est-ce que c'est ce dont on ne peut se faire une image mentale,
14:49en raison de sa complexité ou de sa violence ?
14:52Est-ce que c'est ce que l'on est incapable d'imaginer,
14:54c'est-à-dire ce qu'on ne peut pas concevoir,
14:57et donc l'impossibilité de se mettre à la place d'autrui ?
15:02Ou est-ce que cet inimaginable,
15:04c'est aussi ce qui irait jusqu'à échapper au mot ?
15:07Donc, on a peut-être différents éléments
15:09qui relèvent de cet inimaginable.
15:13D'abord, il y a des expériences qui nous dépassent.
15:15C'est le cas, par exemple, de notre propre mort,
15:17que l'on peine à imaginer.
15:18On a aussi des vérités métaphysiques.
15:21Autre cas, ce sont les vérités mathématiques.
15:25On peut prendre un cas particulier,
15:28puisque l'image peut faire obstacle à certaines idées mathématiques.
15:33Par exemple, on ne peut fabriquer mentalement
15:37ce qu'on appelle un quiliogone, c'est-à-dire un polygone à 1 000 côtés.
15:40Si on l'imagine, on est incapable de le faire,
15:42cela ressemble plus ou moins à un cercle.
15:45C'est aussi le cas du myriogone,
15:47un polygone à 10 000 côtés.
15:49Donc, ce qu'on voit ici, c'est que l'image ou la tentative d'image
15:53fait obstacle à un raisonnement mathématique
15:56et qu'il faut donc que l'imagination cède la place
15:59à ce qu'on appelle l'entendement.
16:00Donc, face aux idées mathématiques, notre imagination résiste.
16:04On n'est pas capable d'imaginer certaines vérités mathématiques
16:07et il faut donc en passer par l'entendement.
16:13Mais le point que j'aimerais aborder,
16:15c'est aussi l'inimaginable de l'histoire,
16:17avec notamment le cas de la Shoah
16:20et de sa représentation notamment au cinéma.
16:23On a effectivement de nombreux débats autour des images de la Shoah.
16:27Faut-il montrer des images ou est-ce indécent ?
16:31Toute image n'est-elle pas réductrice ?
16:35Mais à une époque où les images attestent d'une vérité,
16:40eh bien, en se privant des images,
16:42ne risque-t-on pas aussi de favoriser le négationnisme ?
16:46Donc, on est, avec la Shoah, confrontés à la nécessité de montrer des images,
16:51mais à l'impossibilité de le faire pour des questions éthiques
16:55et puis à l'impossibilité peut-être de rendre compte d'une expérience
16:58qui relèverait de l'ineffable.
17:01Alors, il y a toute une série de films qui posent justement cette question
17:05et on peut penser notamment à Shoah de Claude Lanzmann.
17:09Claude Lanzmann propose avec Shoah un film de 9h20
17:14avec des témoignages de juifs rescapés des camps,
17:18de témoins et de bourreaux.
17:20Et il refuse d'utiliser les images d'archives
17:23parce qu'il va justement se rendre compte que ces images n'existent pas.
17:27Voilà ce qu'il dit.
17:29Qu'est-ce qu'on filme quand ce qu'il y a à filmer,
17:32c'est l'absence même de signes visibles ?
17:35Donc il y a chez lui un refus de l'image et un refus du recours à la fiction.
17:40C'est pourquoi il a notamment condamné le film
17:43La Liste de Schindler de Spielberg.
17:46On sait aussi que le film Capo de l'italien Pantecorvo,
17:51sorti en 1960, a posé problème
17:54parce qu'il y a la mort d'une déportée
17:58qui est mise en scène de façon esthétique.
18:01Donc Jacques Rivette a pris position
18:04en soulignant la nécessité d'une éthique du cinéma.
18:09Il proscrit tout essai de reconstitution
18:11parce que cette reconstitution a fadie la réalité, l'a trahi.
18:16Il estime aussi qu'il ne faut pas esthétiser l'horreur.
18:19Comme le dit Godard, le travelling est affaire de morale.
18:23Donc la question se pose, que peut-on montrer au cinéma de la Shoah ?
18:28Sachant qu'on sait que le cinéma peut aussi être un vecteur
18:32pour transmettre et passer la mémoire.
18:34On a eu récemment deux expérimentations.
18:39Je pense notamment au film de Laszlo Némes en 2015,
18:43Le Fils de Saul.
18:46On a ici un personnage de Sonderkommando
18:49qui est suivi, caméra à l'épaule.
18:51On voit principalement son visage
18:53et on voit aussi ce qui apparaît dans son champ de vision,
18:57mais l'arrière-plan est flou.
18:59On a une expérience immersive
19:02et cette proposition a été visiblement validée par Lanzmann.
19:06Une expérience immersive avec une caméra à l'épaule
19:09et l'arrière-plan est flouté, on aperçoit des corps,
19:13on entend des sons, mais rien n'est montré de façon radicale.
19:17Et plus récemment, cette année,
19:20on a eu le film La zone d'intérêt de Jonathan Glaser,
19:24où il choisit de reconstituer la vie quotidienne
19:27du commandant de l'Auschwitz-Birkenau
19:30et de sa famille durant le génocide juif.
19:33Libération a appelé cela le génocide au fond du jardin
19:36puisqu'en fait, rien n'est montré.
19:38On a quelques indices quand même
19:40et on a un travail sur le son qui est assez conséquent.
19:43On a ici une dissociation en quelque sorte entre l'image et le son
19:47et donc ça interroge à nouveau cette possibilité
19:52de montrer la Shoah,
19:54mais de conserver peut-être sa dimension inimaginable ou irreprésentée.
20:01Je reviens maintenant à une question intermédiaire
20:06entre refus et absence d'image.
20:08Que faire des images incomplètes ?
20:11Et ces images incomplètes, ce sont des images
20:14qui vont favoriser l'imagination du lecteur et du spectateur.
20:19Premier cas d'abord,
20:21les images incomplètes sont précisément
20:24ce qui distingue peut-être la pornographie de l'érotisme.
20:28Dans le cinéma pornographique,
20:30on a une image visible et prévisible.
20:34Les corps qui sont mis en scène le sont de façon mécanique
20:39et sont en quelque sorte déshumanisés
20:41parce qu'il s'agit de susciter chez le spectateur la pulsion.
20:45À l'inverse, dans l'érotisme,
20:47les images sont suggérées,
20:50on a l'idée de voile, de ne pas tout montrer,
20:54parce que ce qui est mis en jeu, c'est le désir du spectateur
20:57et le spectateur va compléter les images manquantes.
21:00Donc on voit aussi cette question,
21:03faut-il désirer tout voir ?
21:05Peut-être que l'érotisme est plus intéressant
21:08parce qu'il va favoriser l'imagination du spectateur
21:11qui va compléter les images manquantes.
21:13Et plus largement, c'est une expérience que nous faisons tous
21:15lorsqu'on lit un roman.
21:17Lorsqu'on lit un roman et qu'un personnage ou un décor est évoqué,
21:20il ne peut pas l'être de façon complète.
21:23Je m'en réfère ici à la préface de Pierre-Éjean de Maupassant.
21:27Voilà ce qu'il dit.
21:28« Raconter tout serait impossible,
21:31car il faudrait alors un volume au moins par journée
21:34pour énumérer les multitudes d'incidents insignifiants
21:37qui emplissent notre existence.
21:39Un choix s'impose donc,
21:41ce qui est une première atteinte à la théorie de toute la vérité. »
21:44Bien évidemment, l'écrivain fait des choix.
21:48Il ne peut pas tout montrer, il va choisir des détails.
21:50Mais on a un travail intéressant ici,
21:53puisque c'est au lecteur de compléter.
21:55Même si on a que quelques indices sur un personnage,
21:58notre cinéma mental crée un être complet.
22:01On va aussi se figurer les décors.
22:02Et donc, chacun, lorsqu'il fait l'expérience de la lecture,
22:05crée un cinéma mental.
22:06Et c'est peut-être pour cela
22:08que lorsqu'on a une adaptation cinématographique d'un roman,
22:10on peut être déçu
22:12parce que les images intérieures qu'on avait conçues
22:14ne coïncident pas forcément
22:15avec le casting proposé par le film.

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