Dans son édito du 18/01/2025, Mathieu Bock-Côté revient sur [thématique de l'édito]
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00:00Oui, parce que vous savez, il y a un thème qui revient souvent à gauche, c'est la nostalgie
00:04d'une gauche qui ne serait plus.
00:06Combien d'intellectuels de gauche disent « j'étais attaché à la gauche, mais la gauche a changé,
00:11je ne m'y reconnais plus ». Et moi je me demande, c'était quand cette gauche merveilleuse,
00:16originelle, amoureuse des libertés, amoureuse de la nation, amoureuse de la culture, amoureuse
00:21de l'école, j'ai beau fouiller dans mes souvenirs et dans les grimoires, je ne la
00:26retrouve pas.
00:27Alors, je me demande, si on fait une histoire avec comme point de départ la révolution
00:31française, est-ce qu'on peut dire que la gauche a été historiquement fidèle à la
00:36liberté d'expression et ne se serait finalement trahi que tout récemment ? Je n'en suis pas
00:41certain.
00:42Quelques repères historiques, d'abord la révolution.
00:44Alors, la révolution, on peut en penser ce qu'on veut, c'est un moment historique fondateur
00:48qui est porteur assurément d'une promesse d'émancipation, mais la révolution c'est
00:52aussi la tentation de l'homme nouveau.
00:56La révolution c'est aussi cette idée, et ça va s'incarner en Vendée, on y reviendra
00:59dans un instant.
01:00La révolution c'est aussi cette idée qu'il faut arracher l'homme aux traditions, à
01:05sa culture, à son identité on dirait aujourd'hui, à ses mœurs, à tout ce qui le caractérise
01:11pour lui permettre de renaître à lui-même comme un homme générique, libre, qui devrait
01:16se détacher justement du passé.
01:19Dans cette logique, ce qui représente au moment de la révolution le parti du passé,
01:24le parti du passé doit être censuré, doit être éradiqué, et c'est le signe des guerres
01:30de Vendée, c'est cette idée d'éradiquer la part du monde ancien qui n'accepte pas
01:34sa conversion religieuse à la modernité, qui est un phénomène religieux, qui prétend
01:40réaliser le paradis sur terre et qui pour cela doit effacer du monde ceux qui n'applaudissent
01:45pas ses promesses.
01:46On pourrait se dire, la grande époque de la laïcité au début du 20e siècle, est-ce
01:51que la gauche alors était au service de la liberté d'expression?
01:54Alors la laïcité aujourd'hui, tout s'en convient, c'est dans notre patrimoine commun,
01:58nous la défendons avec conviction, mais il fut un temps où elle s'est présentée
02:02de manière plus abrasive de matière, de manière plus brutale en France.
02:07On doit lire ou relire le très beau livre de Jean Sevilla, « Quand les catholiques
02:11étaient hors la loi », un très beau livre où il raconte comment finalement une certaine
02:16idée de la laïcité a cru devoir se déployer, encore une fois, en effaçant les traces de
02:21la culture traditionnelle française et dès lors le parti traditionnel, le parti du passé
02:27dans leur esprit, le parti conservateur, le parti catholique, le parti de la France de
02:32toujours devait être censuré, il fallait même en chasser de France ceux qui s'y
02:37tenaient avec le plus de conviction.
02:39Donc à ce moment, on ne peut pas dire qu'on était dans un amour absolu de la liberté
02:43d'expression, la liberté d'expression était orientée autour d'une certaine idée
02:47de l'être humain, de la république, de l'individu, mais était inconciliable avec
02:52l'attachement à la tradition.
02:53Arrivons au cœur du sujet, le XXe siècle, le XXe siècle avec l'URSS, est-ce qu'il
02:59y a quelqu'un qui a l'impression, l'URSS était l'objet de la fascination des intellectuels
03:03de gauche pendant très longtemps et quand ils ont renoncé à l'URSS, c'était pour
03:06embrasser Cuba ou pour embrasser la Chine de Mao ou pour embrasser Pol Pot ou pour embrasser
03:13l'Albanie d'Enver Hoxha, donc la gauche n'a cessé de chercher partout son paradis
03:18accompli.
03:19Or, qu'est-ce qu'on a vu?
03:20Aucun de ces régimes n'était particulièrement sympathique à la liberté d'expression.
03:24En fait, ceux qui voulaient parler librement devaient quitter ces régimes, ils devaient
03:28les fuir, ils devaient s'y arracher et souvent, souvent, ils étaient, quand on ne les tuait
03:34pas, quand on ne les mettait pas au goulag, les gens qui dans l'URSS voulaient parler
03:39librement étaient expulsés de l'URSS et on nous expliquait d'ailleurs, faut pas l'oublier,
03:45la conception de la liberté d'expression de l'URSS, c'était celle de contempler et
03:48de répéter les vérités révélées du marxisme.
03:52Donc, à quel moment au XXe siècle, quand on défendait avec acharnement l'URSS ou ses
03:57nombreuses incarnations successives, à quel moment la gauche défendait-elle la liberté
04:02d'expression?
04:03Il s'agissait de pays idéocratiques, je vais reprendre la formule de Miloche, de pays totalitaires.
04:08C'était des pays qui n'étaient pas fondés sur le pluralisme intellectuel et politique,
04:12c'était des pays qui étaient fondés sur l'idée d'un dogme et il fallait obligatoirement
04:17adhérer à ce dogme.
04:18Ceux qui s'y opposaient n'étaient pas vus comme des adversaires, mais comme le bois
04:22mort de l'humanité, comme les défenseurs d'un ordre vieilli et périmé et on ne devait
04:27pas leur accorder la parole parce qu'ils étaient les défenseurs du passé aliéné
04:31de l'humanité.
04:32Donc, je regarde l'histoire récente des sociétés occidentales et l'histoire longue
04:36des sociétés occidentales et je n'ai pas le souvenir d'une gauche qui défendait
04:39la liberté d'expression.
04:40Vous me pardonnerez, c'est un peu lapidaire, mais je pense qu'il est temps de le rappeler.
04:43Alors, Mathieu Beaucoupté, sur quelle base entend-on limiter la liberté d'expression
04:49aujourd'hui?
04:50Vous avez raison.
04:51Comment ça se pose aujourd'hui?
04:52Alors, on pourrait dire que le point de référence, c'est dans les années 60-70 avec Herbert
04:56Marcuse.
04:57Herbert Marcuse, c'est une figure heureusement oubliée aujourd'hui, mais c'est une figure
05:00très importante à l'époque, dans la gauche radicale de l'époque et Marcuse dit, il
05:05y a eu beaucoup d'influences, il dit « la liberté d'expression, c'est pour contester
05:09les pouvoirs en place, ce n'est pas, donc c'est la liberté du « dominé », ce n'est
05:15pas la liberté pour le dominant dans son esprit de défendre la légitimité du pouvoir
05:19en place.
05:20Je traduis concrètement, la liberté d'expression, c'est pour les progressistes, la liberté
05:25d'expression, ce n'est pas pour les conservateurs, donc la liberté d'expression est légitime
05:29dans la mesure où elle sert des causes progressistes, nous dit-il, et non pas quand elle sert des
05:33causes conservatrices.
05:34Je lisais Le Monde hier soir et c'était un dossier sur la liberté d'expression et
05:40on se désolait justement, on racontait en deux belles pages sur la liberté d'expression
05:43aux États-Unis et on se désole qu'au tournant des années 90-2000, la liberté d'expression
05:49commence à servir dans leur esprit les causes conservatrices plutôt que les causes progressistes
05:53et dès lors, c'est une liberté d'expression qui se corromperait, c'est une liberté d'expression
05:57qui se dévoierait, la liberté d'expression n'a de sens dans leur esprit qu'au service
06:01de ce qu'ils appellent l'émancipation, mais si vous voulez défendre au nom de la
06:05liberté d'expression, la patrie, la tradition, la culture, la mémoire, l'identité, l'enracinement,
06:10c'est une conception dévoyée au service de l'ordre dominant.
06:14Charles Taylor, un philosophe canadien important qui a compté dans les années 90-2000, avait
06:20expliqué dans ses travaux sur le multiculturalisme que la liberté d'expression n'était pas
06:24la liberté d'abîmer la représentation que chacun se fait de lui-même.
06:29Donc en gros, si mes paroles vous blessent et que vous êtes une minorité, si vous êtes
06:33une majorité, c'est pas grave, mais si vous êtes un représentant des minorités et que
06:37ma parole vous blesse, il faut me censurer d'une manière ou d'une autre parce que ma
06:41parole vient blesser votre représentation de vous-même.
06:45Comment ça se passe aujourd'hui encore?
06:47L'appel à l'interdiction des discours haineux, on connaît ça par cœur, on en parle souvent
06:51ici et on sait que la gauche tend à nommer haine toute forme d'opposition à sa conception
06:57du progrès.
06:58Donc vous n'êtes pas d'accord avec sa conception de la famille, transphobe, vous n'êtes pas
07:00d'accord avec sa conception de l'immigration, xénophobe, vous n'êtes pas d'accord avec
07:03sa conception de l'homme et de la femme, transphobe encore une fois, vous n'êtes pas d'accord
07:07avec sa conception de l'Europe, europhobe.
07:09Donc la gauche a eu tendance à se présenter comme des phobies et comme des discours haineux,
07:15ce qui ne relève pas de son enthousiasme, de sa vision des choses.
07:19Je note, il y a des lois qui permettent de condamner les gens lorsqu'ils tiennent des
07:24propos dits haineux.
07:25La fonction de ces lois, c'est simplement de transformer les désaccords intellectuels
07:31en délits d'opinion, ce qui permet ensuite de condamner les gens devant les tribunaux
07:36et de présenter les dissidents comme des délinquants multirécidivistes de la parole.
07:40Aujourd'hui, comment décide-t-on de limiter la liberté d'expression?
07:44Aussi, au nom de la théorie de la désinformation, donc la désinformation, c'est le nouveau
07:48mot à la mode qui permet de dire, ce sont des propos illégitimes, nous ne les voulons
07:52pas dans l'espace public, mais qui sont les contrôleurs de ce qui est la vérité
07:57vraie et la vérité fausse, pour le dire ainsi?
07:59Qui sont les contrôleurs?
08:00Qui vont être les maîtres du ministère de la vérité?
08:03Qui seront les commissaires politiques?
08:04Est-ce que ce sont vraiment les fameux fact-checkers dont on parle tant ces temps-ci, les fact-checkers
08:10qui sont très souvent des commissaires politiques idéologiquement orientés, qui ont au fil
08:15du temps présenté l'histoire des gangs pakistanais au Royaume-Uni comme des fake
08:21news, qui ont présenté, rappelez-vous, en 2016-2017, les agressions de colognes comme
08:27des fake news, qui présentent l'immigration massive comme une fake news?
08:30Alors, ce sont des gens qui nomment fake news les informations qui troublent le grand récit
08:36dominant.
08:37Et d'ailleurs, on nous dit, OK, on peut être en désaccord sur les opinions, mais pas sur
08:42les faits.
08:43On doit être tous d'accord sur les faits.
08:44Oui, mais d'accord, mais quand on voit la conception du fait, quand la gauche radicale
08:49qui domine les sciences sociales, on constate qu'on cherche à faire passer aujourd'hui
08:53pour des faits absolument incontestables des théories tout à fait loufoques, par exemple
08:58celles du racisme systémique.
09:00Alors, ce qu'on voit, c'est que la gauche aujourd'hui multiplie les raisons pour justifier
09:06la censure de ses opposants, et on y revient toujours, c'est la phrase de Marcus, la liberté
09:10d'expression, c'est pour les causes progressistes, les causes conservatrices ne doivent pas avoir
09:15de privilèges de la liberté d'expression, d'ailleurs, on nous dit que la liberté d'expression
09:18maintenant, c'est une arme au service de la réaction.