• il y a 6 mois
Pierre Bellemare comme vous ne l’avez jamais entendu ! C’est la promesse de ce nouveau podcast imaginé à partir des archives exceptionnelles du Service Patrimoine Sonore d’Europe 1.
Affaires criminelles, true crime, crimes, enquêtes, crimes historiques ou plus récents, crimes crapuleux, crimes familiaux, crimes inexpliqués surtout : Pierre Bellemare est le pionnier des grands conteurs de récits radiophoniques. Dans les années 70, cette voix culte d’Europe 1 a tenu en haleine les auditeurs avec ses histoires extraordinaires. Des histoires vraies de crimes en tout genre qui mettent en scène des personnages effrayants, bizarres ou fous. Des phrases à couper le souffle, des silences lourds de suspense, un univers de polar saisissant et puissant.
Avec un son remasterisé et un habillage modernisé, plongez ou replongez dans les grands récits extraordinaires de Pierre Bellemare.

Issue d’un milieu difficile duquel elle a fugué à onze ans, Sissi a dû apprendre à survivre dans la France de l’Occupation. Après un larcin sur un officier allemand qui tourne mal, elle est prise pour une espionne, et atterrit dans le camp de Ravensbrück.

A la Libération, elle retrouve Paris. La vie y est toujours morose même si Sissi s’est désormais trouvé un nouvel amant, Mehdi. Ensemble, ils vivent dans l’hôtel géré par leur amie Jeanne ainsi que sa petite nièce, Danielle.

Mais en 1951, son amie Jeanne disparaît mystérieusement. Les mois passent et sa jeune nièce comprend que quelque chose se trame. D’autant plus que le jour de la disparition, elle aperçoit à la cave ce qu’elle décrit comme une vague masse blanche au sol qu’elle distingue dans la pénombre …

Sissi est accusée d’avoir tué son amie. Elle se battra afin d’éviter une nouvelle fois l’enfermement qu’elle a connu dans un camp de concentration…

Pierre Bellemare raconte cette terrible histoire dans cet épisode du podcast "Les récits extraordinaires de Pierre Bellemare", issu des archives d’Europe 1 et produit par Europe 1 Studio.
Retrouvez "Les Récits extraordinaires de Pierre Bellemare" sur : http://www.europe1.fr/emissions/les-recits-extraordinaires-de-pierre-bellemare

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Transcription
00:00 Bienvenue dans les récits extraordinaires de Pierre Belmar.
00:07 Un podcast issu des archives d'Europe 1.
00:11 Sissi n'est pas une impératrice.
00:14 Elle est pauvre et elle a 11 ans.
00:17 Trop petite pour atteindre la glace de la salle à manger,
00:20 elle a grimpé sur une chaise et sur un gros annuaire des chemins de fer.
00:24 De cette façon, elle arrive juste à voir son buste dans la glace,
00:28 au-dessus de la cheminée, entre les deux potiches enfaillances vertes et laides.
00:35 Elle tient une paire de ciseaux dans la main droite.
00:38 Elle se dévisage.
00:40 Visage petit, un peu pointu, lèvres serrées, fronts hauts,
00:44 encadré de deux nattes couleur de châtaigne.
00:48 D'un air décidé, Sissi prend une natte,
00:51 la tire perpendiculairement à son oreille
00:54 et au ras de l'oreille, coupe.
00:57 Ça lui fait un choc.
01:00 Et elle se trouve l'air bête, une natte dans la main et l'autre sur l'épaule.
01:05 Une brusque envie de pleurer la prend à la gorge,
01:08 mais courageusement elle la ravale
01:10 et les larmes ont à peine eu le temps de lui piquer les yeux
01:13 qu'elle a coupé la deuxième natte.
01:15 Voilà.
01:17 Il ne reste plus qu'à couper un peu au hasard
01:19 les touffes hirsutes qui ont jaillis autour de sa tête.
01:22 Il faut avoir l'air d'un garçon.
01:24 C'est plus facile d'être un garçon et surtout
01:27 c'est plus facile de se sauver quand on est un garçon
01:30 et de partir à l'aventure.
01:32 Sissi en a marre, marre de la vie dans cette maison,
01:36 marre de son père qui boit, de sa mère qui boit,
01:38 marre de l'école, de la maîtresse,
01:40 marre d'être pauvre, de l'ennui, marre de tout.
01:43 On a le droit, même à onze ans, d'en avoir marre et de vouloir partir.
01:47 Il ne faut pas qu'on devine ce qu'elle a fait.
01:50 Si on la recherche, il faut qu'on la recherche avec ses nattes.
01:54 Sissi a vu dans les journaux qu'on donnait le signalement des enfants disparus et leurs photos.
01:58 Il ne faut pas que quelqu'un puisse la reconnaître.
02:01 Alors minutieusement, Sissi fait disparaître
02:04 tous les petits cheveux tombés sur la cheminée et autour d'elle,
02:06 puis elle jette le tout dans le foyer.
02:10 Aussitôt, une odeur à acre, nausée abonde de cochons grillés
02:13 envahit la pièce qui s'enfume.
02:15 Sissi ne s'y attendait pas et se précipite pour ouvrir la fenêtre en grand.
02:18 Heureusement, il n'y a personne dans la maison.
02:21 Les parents, Dieu sait où comme d'habitude,
02:24 et les frères à l'école s'ébenaient.
02:26 Sissi n'est pas allée en classe cet après-midi.
02:28 Elle a déjeuné avec ses frères, toute seule.
02:31 La mère n'est pas rentrée.
02:32 Ça lui arrive souvent.
02:33 Puis, elle a pris sa décision.
02:35 Le plus gros maintenant est fait.
02:37 Maintenant, il faut prendre l'argent caché dans le tiroir de la cuisine,
02:40 sous la boîte à fourchettes,
02:41 mettre le pantalon bleu de son frère,
02:43 qui est trop petit pour lui,
02:45 et mettre le plus de chandail possible sous le manteau.
02:48 Il faut partir les mains dans les poches,
02:50 sans bagages, sans rien, l'aventure.
02:53 C'est ça.
02:54 Et voilà Sissi parti.
02:56 Dans quelques semaines,
02:59 la main d'un gendarme s'abattra sur son épaule
03:02 et on la mettra en cage,
03:05 en maison de redressement.
03:07 Pour redresser quoi ?
03:10 Vous allez vous en rendre compte tout à l'heure.
03:13 Rien du tout.
03:15 Les années ont passé.
03:36 Sissi est grande et la guerre est là.
03:38 C'est l'occupation.
03:40 Depuis le jour où elle a coupé ses nattes
03:42 depuis le temps de la maison de redressement,
03:44 Sissi n'a pas changé.
03:45 Elle pense toujours qu'il serait plus facile
03:48 d'être un homme pour vivre.
03:50 Elle en a toujours marre
03:52 et dans sa tête, la révolte est permanente.
03:54 Comment faire pour vivre dans cette France pourrie par l'Allemand ?
03:58 Rien à manger, rien à fumer, pas de travail.
04:01 Oh et puis après tout, pourquoi pas ?
04:04 Son corps est une marchandise aussi monnayable qu'une autre.
04:07 Elle n'est plus une enfant, presque 30 ans.
04:09 L'amour l'attend toujours.
04:11 Encore un truc qui n'existe que pour les autres.
04:15 Alors, allons-y.
04:18 Et de la même façon qu'elle eut de ravaler ses larmes
04:21 pour couper ses nattes,
04:23 Sissi décide.
04:25 Bon, elle ne sera pas prostituée, non.
04:28 Pas à ce point-là.
04:29 Elle ne pourrait pas.
04:30 Le mépris qu'elle a déjà pour elle-même serait trop grand,
04:33 trop insupportable.
04:35 Et il faut pouvoir se supporter.
04:37 Alors de temps en temps,
04:39 pour faire un bon repas,
04:41 on parle avec quelqu'un,
04:42 on trouve un lit chaud,
04:44 Sissi fait des rencontres.
04:46 Un jour, c'est un officier allemand.
04:48 Sissi l'observe.
04:49 Il fait le beau,
04:50 essaie de parler français.
04:52 Il est beau et stupide.
04:55 Mais l'imbécile a un portefeuille bourré d'argent
04:57 qui l'ouvre à tout propos pour payer à tout propos en vainqueur.
05:00 Sissi le déteste.
05:02 C'est pire, elle le hait vraiment.
05:04 Et pour la première fois, un sentiment réconfortant l'envahit.
05:08 Ça doit être ça, le patriotisme.
05:10 Alors il lui vient une idée.
05:12 L'imbécile l'invite à dîner.
05:15 Il connaît, dit-il, un petit restaurant
05:17 où il y a du vin, du beurre et du café.
05:19 Yah ! Yah !
05:21 Sissi rumine.
05:22 Tu t'imagines que tu vas m'avoir, mon bonhomme ?
05:24 Attends un peu.
05:25 Tu vas voir ce que c'est qu'une petite française.
05:28 L'officier a jeté sa tunique sur le dossier de sa chaise.
05:31 Il a bu beaucoup.
05:32 Et s'excuse une minute.
05:34 Sissi court déjà dehors.
05:36 D'une main preste, elle a saisi le portefeuille bourré
05:38 et ses semelles compensées claquent sur le trottoir.
05:40 C'est la deuxième fois de sa vie qu'elle se sauve.
05:43 C'est la deuxième fois qu'une main d'homme en uniforme
05:46 s'abat sur son épaule.
05:48 Mais cette fois-ci, c'est plus grave.
05:50 Elle a osé voler et ridiculiser un officier allemand.
05:53 C'est une espionne, une révolutionnaire.
05:56 Elle espérait s'emparer de documents secrets de l'armée allemande.
05:59 Et c'est une maison de redressement d'un autre genre.
06:02 Bergen-Belsen.
06:04 L'horreur.
06:06 Sissi s'y improvise infirmière, elle se dévoue sans compter.
06:10 Là-bas, tout le monde est au même niveau,
06:13 le plus bas qui soit.
06:15 Mais la révolte est toujours là.
06:17 Et les fils barbelés n'y résistent pas.
06:19 Elles s'évadent, se cachent quelques temps à Berlin,
06:22 mais ne va pas plus loin.
06:23 À nouveau, un uniforme plus méchant encore que les autres.
06:26 Et à nouveau, des barbelés plus serrés, mortels.
06:30 Les chiens qui grondent, la mort qui rôde,
06:33 c'est Ravensbruck et les représailles.
06:36 Mais quand on a la rage au cœur, on tient le coup.
06:39 Et Sissi tient le coup.
06:40 Jusqu'à la libération, jusqu'au retour à Paris,
06:43 jusqu'à cet après-guerre, qui pour elle n'est pas plus brillant qu'avant.
06:47 Un court séjour en prison pour un vol misérable,
06:50 le temps de s'y faire une amie, une vraie.
06:53 Jeanne.
06:54 Puis, quelques années, ni bonnes ni mauvaises,
06:57 des enfants qui naissent, deux déjà,
06:59 de pères différents et oublieux.
07:01 Qu'importe.
07:02 Elle les aime et ils n'auront pas la même vie qu'elle.
07:06 Sissi se les jurait et les a mise en nourrice en attendant,
07:09 car elle habite à l'hôtel, un hôtel minable,
07:12 que gère son amie Jeanne.
07:14 Là, les deux femmes vivent en famille, ou presque.
07:17 Jeanne avec sa petite nièce, Daniel, 16 ans,
07:20 et Sissi avec son dernier amant, Mehdi.
07:23 Vous devez vous en douter, je n'ai pas encore réellement ouvert pour vous
07:27 ce dossier entier, mais c'était nécessaire.
07:30 Il fallait avant toute chose faire connaissance
07:33 avec sa principale vedette, avoir en permanence à l'esprit
07:36 ce caractère indomptable, révolté, lucide et malheureux,
07:39 pour bien comprendre ce qui va suivre.
07:42 Et maintenant que les personnages sont en place,
07:44 Sissi, Jeanne, la jeune Daniel, l'amant algérien Mehdi,
07:50 que le décor est planté à un petit hôtel minable
07:53 dans un quartier de Paris, que va-t-il arriver à Sissi ?
07:58 Juin 1951, dans l'hôtel de sa tante,
08:11 la jeune Daniel sert un peu de femme de chambre.
08:13 Elle rechigne au travail et, comme toutes les gamines de son âge,
08:16 préfère traîner dans le quartier avec les petits copains
08:19 accrochés à leur épaule sur le siège arrière d'un scooter.
08:22 Mais sa tante ne l'entend pas de cette oreille,
08:25 et Sissi non plus. À 16 ans, on peut travailler,
08:28 et toute la journée, c'est la ronguienne.
08:30 « Daniel, les chope du 4 ! Daniel, va chercher les serviettes !
08:33 Daniel, ceci ! Daniel, cela ! »
08:35 Mais aujourd'hui, c'est curieux, personne n'est sur son dos.
08:38 C'est le calme plat.
08:40 Il paraît que tante Jeanne est malade depuis ce matin.
08:43 Quant à Sissi, elle s'est enfermée dans sa chambre avec Mehdi.
08:47 Ils ont l'air de se bagarrer, tous les trois.
08:49 Dani s'en moque bien, pour une fois qu'elle a la paix.
08:52 Et la gamine s'installe confortablement dans le petit salon
08:55 où traînent toujours quelques romans photos.
08:57 Dans le couloir, un homme passe. Il a l'air préoccupé.
09:00 C'est Shemda, l'ami de Mehdi. Il loge à l'hôtel, lui aussi.
09:04 D'ailleurs, il y a toute une bande de copains algériens
09:07 qui se sont installés depuis que Mehdi est l'amant de Sissi.
09:10 Dani ne les aime pas beaucoup. Ils lui font un peu peur
09:13 avec leur visage buriné et leurs yeux noirs.
09:16 Machinalement, elle suit Shemda des yeux.
09:19 Mais qu'est-ce qu'il a ? Il a l'air bizarre.
09:21 On dirait qu'il revient de la cave.
09:23 Qu'est-ce qu'il a été faire à la cave ?
09:26 Shemda monte l'escalier qui mène aux chambres.
09:28 Il disparaît bientôt et Dani entend claquer la porte de la chambre de Sissi,
09:31 puis un bruit de voix énervée, mais si basse qu'elle ne comprend pas.
09:36 Intriguée, et aussi parce qu'elle n'a rien à faire,
09:39 Dani se dirige vers l'entrée de la cave.
09:41 L'escalier est tout noir et les murs de pierre sentent l'humidité.
09:44 En temps normal, Dani n'aime pas y aller.
09:47 Elle a peur du noir et des rats.
09:49 Pourtant, elle descend les marches lentement.
09:51 On l'est attendu pied l'une après l'autre.
09:53 Il lui semble bien que la porte de bois en bas ait entre-ouverte.
09:56 Shemda n'a pas dû la refermer complètement.
09:58 Cela arrive souvent car le peigne est rouillé.
10:01 Arrivé tout en bas, Dani fait une pause.
10:05 Une main sur le chambranle, hésitante.
10:08 Elle tend l'oreille.
10:10 Rien. Pas le moindre bruit.
10:14 Elle pousse doucement le bâton.
10:16 Un grincement, puis deux.
10:20 À peine entrebâillée de dix centimètres, brusquement,
10:23 la porte bute sur quelque chose.
10:26 Dani pousse un peu plus fort.
10:28 Rien à faire.
10:30 Un peu nerveuse à cause du noir, Dani se met de profil et passe une jambe.
10:35 Son pied rencontre quelque chose de mou.
10:39 Une impression bizarre.
10:42 Elle essaie de passer la tête et aperçoit une vague masse blanche.
10:48 Brusquement, elle ne sait pas pourquoi, son cœur bondit dans sa poitrine
10:52 et la peur la saisit.
10:54 Elle retire sa jambe avec vivacité, referme la porte
10:57 et grimpe en courant l'escalier.
11:00 Une fois de retour dans le petit salon, elle tente de se raisonner.
11:02 C'est stupide, à son âge, d'avoir peur du noir à ce point-là.
11:06 Mais une petite angoisse ne la quitte pas.
11:09 C'était si bizarre, cette chose sous son pied, si molle.
11:14 On aurait dit...
11:16 qu'elle marchait sur quelqu'un.
11:20 Pendant toute la matinée, la petite angoisse la tenaille
11:23 et elle n'ose en parler à personne.
11:25 Si bien que c'est avec soulagement qu'elle se vit expédier faire des courses l'après-midi
11:29 sur l'ordre de Sissi, qui lui remit une longue liste
11:32 et lui conseilla d'aller dans les grands magasins.
11:34 "Prends tout ton temps, mais rentre avant la nuit."
11:37 Ravi, Dani disparaît dans le métro le plus proche.
11:40 Pendant son absence, une mystérieuse agitation va régner dans l'hôtel.
11:44 Deux hommes font des allées et venues transportant des sacs de plâtre.
11:47 On entend à la cave un remue-ménage de bouteilles, de caisses qu'on traîne.
11:50 Mais la porte est fermée.
11:52 Au premier étage aussi, les portes sont fermées,
11:54 celles de la chambre de Jeanne et celles de Sissi.
11:57 Puis, vers 6h, les deux hommes s'en vont,
11:59 leurs tenues d'ouvriers maculées de blanc.
12:02 Le calme revient.
12:04 Dani rentre vers 6h30, pose ses paquets et monte au premier étage.
12:08 Elle frappe à la porte de la chambre de sa tante.
12:10 On ne répond pas.
12:12 Elle ouvre. Par curiosité, personne.
12:16 Le désordre habituel règne dans la pièce.
12:19 Le lit n'est pas fait.
12:20 La couverture est enfouie sur une chaise, mais les draps ont disparu.
12:25 Dani referme la porte et va frapper à côté.
12:28 « Entre ! » dit la voix de Sissi.
12:30 Dani demande.
12:31 « Où est ma tante ? »
12:33 Sissi ne répond pas tout de suite.
12:35 Elle est de dos penchée sur une table où sont étalés en désordre
12:38 des monceaux de factures, des lettres, des dossiers.
12:41 Dani ne voit d'elle que sa nuque mince sous les courts cheveux frisés.
12:46 Elle est en pantalon et un vaste pullover trop grand pour elle
12:49 lui tombe sur les hanches.
12:51 Dani insiste.
12:52 « Hé ! Où est allée ma tante ? »
12:55 Sissi se retourne lentement.
12:58 Son visage dur et mince a l'air préoccupé.
13:01 Les traits tirés ?
13:03 Une cigarette serrée entre les dents ?
13:06 « Écoute, Dani.
13:08 Tu es grande.
13:10 Il y a des choses que tu peux comprendre. »
13:12 Dani attend l'œil interrogateur.
13:15 « Ta tante a été obligée de partir. »
13:19 « Euh... une histoire d'avortement, tu comprends ? »
13:23 Il valait mieux qu'elle ne reste pas là.
13:26 « Ah bon ? » dit Dani sans comprendre vraiment.
13:29 « Elle est partie pour longtemps ? »
13:31 « Assez longtemps, oui.
13:33 Je m'occuperai de l'hôtel pendant son absence.
13:35 Surtout n'en parle pas, ce n'est pas la peine.
13:39 Tu pourrais lui attirer des ennuis. »
13:41 « D'accord, dit la petite. Elle n'est pas trop malade ? »
13:44 « Pas trop, non. »
13:47 Indécise, Dani tripote ses cheveux en regardant le plancher.
13:51 Elle n'ose pas demander plus d'explications,
13:53 mais Sissi lui paraît bien bizarre.
13:55 D'ailleurs, brusquement, elle change de ton
13:57 et retrouve sa voix autoritaire.
14:00 « Bon, et bien maintenant, va t'occuper de la cuisine.
14:02 J'ai du travail, il faut que je mette de l'ordre dans tout ça.
14:04 Allez, file ! »
14:06 Sans demander son reste, la gamine s'esquive.
14:10 Les jours vont passer à peu près sans histoire.
14:13 Aux amis qui demandent des nouvelles de Jeanne, Sissi répond
14:15 qu'elle est à la campagne ou en voyage ou à l'hôpital
14:17 ou qu'elle a changé de quartier.
14:19 On sent que son amie lui manque.
14:21 D'ailleurs, ne dit-on pas qu'il y avait entre elles
14:25 un peu plus que de l'amitié.
14:29 À la fin du mois d'août, Mehdi et sa bande disparaissent
14:32 comme ils étaient venus.
14:34 Sissi ne fait pas de commentaire et la petite Dani,
14:36 connaissant son caractère, ne lui demande rien.
14:38 Elle sent qu'il s'est passé quelque chose,
14:40 que la vie n'est plus comme avant.
14:42 Elle se souvient de son exploration à la cave
14:44 et de la chose qu'elle a sentie sous son pied.
14:46 Un jour, elle se confie à l'une de ses camarades
14:48 autant pour jouer les mystérieuses
14:50 que pour parler de ce qui l'oppresse.
14:52 « Tu sais, dit-elle, chez nous à l'hôtel,
14:54 il s'est passé quelque chose de grave.
14:56 Je le sais. Sissi a peur que je parle.
14:58 J'ai vu quelque chose dans la cave
15:00 et j'ai entendu des bagarres.
15:02 Mais il faut que je me taise. »
15:05 Elle n'ira pas plus loin dans ses confidences.
15:07 D'ailleurs, les événements se précipitent.
15:10 Un matin de septembre, Sissi lui fait sa valise,
15:14 lui confie sa petite-fille de quatre ans
15:16 et les met toutes les deux dans le train.
15:19 « Ne t'inquiète pas.
15:21 Chez la nourrice, tu seras bien.
15:23 Occupe-toi des enfants et attends-moi.
15:25 Je pars en voyage, mais je reviendrai
15:27 ou je t'enverrai chercher. »
15:29 Une dizaine de jours plus tard, le 13 septembre exactement,
15:31 Sissi est prête à partir.
15:33 Elle prend un taxi, charge sa valise
15:35 et se fait conduire sur les grands boulevards.
15:38 Arrivée devant un vieil immeuble,
15:40 elle demande au taxi de l'attendre.
15:42 Quelques minutes après, elle est de retour,
15:44 tenant par la main un petit garçon de deux ans, son fils.
15:48 Sur sa demande, le taxi les emmène à la gare du Nord.
15:51 Sissi dépose ses valises à la consigne,
15:53 son train est dans une heure
15:55 et elle a quelque chose à faire.
15:57 Elle cherche des yeux une cabine téléphonique
15:59 et s'y enferme.
16:01 Pendant quelques minutes, elle va rester debout dans la cabine,
16:03 son fils dans les jambes.
16:05 Elle semble hésiter, son jeton à la main.
16:07 Mais nous le savons maintenant,
16:09 Sissi n'est pas le genre de femme à hésiter longtemps.
16:11 Elle se décide.
16:13 D'un doigt ferme, elle compose un numéro de téléphone.
16:16 "Allô ? Vous avez demandé la police ? Ne quittez pas."
16:20 Sissi parle à voix basse, rapidement.
16:23 Elle n'attend pas la réponse et raccroche.
16:26 Et de nouveau, elle s'enfuit.
16:29 Le 17 septembre, la police s'est rendue dans l'hôtel de Jeanne
16:33 sur une dénonciation anonyme.
16:35 Les enquêteurs sont dans une impasse.
16:37 On a interrogé les voisins, recueilli quelques confidences,
16:39 mais c'est tout.
16:41 Il reste que Jeanne a disparu depuis plus de trois mois
16:43 et que personne ne sait où elle est,
16:45 pas plus que Sissi, pas plus que la petite Danielle.
16:47 L'hôtel est fermé, tout le monde a disparu.
16:50 L'inspecteur chargé de l'enquête est perplexe.
16:52 Le coup de téléphone anonyme parlait d'assassinat.
16:55 Mais qui a été assassiné ?
16:57 Et si quelqu'un l'a été, qu'a-t-on fait du corps ?
17:00 Il faut perquisitionner dans l'hôtel.
17:02 Trois disparitions et un coup de téléphone anonyme,
17:04 suffisent à justifier un mandat de perquisition
17:07 que l'inspecteur obtient sans peine.
17:09 Maintenant, l'hôtel grouille de policiers à tous les étages.
17:12 On sonde les placards, on retourne les matelas,
17:15 on examine les planchers.
17:17 De la poussière, des bouteilles vides,
17:19 de la litterie sale un peu partout, mais rien.
17:22 Reste la cave fermée à clé.
17:24 On enfonce la porte. Elle s'ouvre facilement
17:26 et à la lueur de l'unique ampoule qui pend sous la voûte,
17:29 l'inspecteur examine tous les coins et les recoins,
17:31 déplace les caisses vides, les valises abandonnées,
17:34 le sol de béton n'a pas été touché depuis longtemps.
17:37 Rien.
17:38 Rien.
17:40 Sauf une étrange construction qui semble récente.
17:44 On dirait une cheminée dans un angle de la cave.
17:47 Une cheminée faite de briques, de bouteilles,
17:50 de vieilles valises, le tout assemblée avec du plâtre.
17:54 L'inspecteur ne perd pas de temps.
17:57 Cette cheminée anachronique est pour le moins suspecte.
18:00 Ce bizarre assemblage ne semble pas avoir d'utilité évidente
18:03 et il ordonne à ses hommes de démolir ce curieux jeu de construction.
18:07 À coups de pelle et de pioche, il ne résiste pas longtemps
18:10 et tout à coup, le policier qui a arraché les dernières briques
18:13 recule précipitamment, un amas de plâtre s'écroule devant lui
18:17 et il recule encore car derrière ce mur de plâtre
18:21 vacille une sorte de momie comme une statue sur son piédestal.
18:28 La momie s'écroule.
18:31 Lorsqu'on dégagera les draps ensanglantés durcis par le plâtre,
18:36 on aura du mal à identifier Jeanne,
18:41 la gérante de l'hôtel pied et poing lié,
18:45 baïonnée et morte de suffocation.
18:49 Elle était là depuis trois mois.
18:52 On mettra du temps à retrouver Sissi réfugiée en Algérie.
18:55 Pour changer d'identité, elle avait dérobé les papiers
18:58 d'une touriste qui avait porté plainte, bien entendu.
19:01 Sissi n'a pas de chance, la main d'un policier s'est à nouveau
19:04 abattue sur son épaule.
19:06 Au cours du procès, elle accusa son amant et ses amis,
19:09 se débattit avec une rage de bête prise au piège.
19:12 Je ne l'ai pas tué.
19:14 J'ai cru que je l'avais fait, mais ce n'était pas moi.
19:17 Nous nous sommes disputés, je l'ai frappé avec une bouteille,
19:19 mais je ne l'ai pas emmuré.
19:21 C'est Mehdi, c'est Chemda.
19:23 Croyez-moi, j'ai vécu des moments horribles après.
19:26 Je la voyais partout, derrière les portes, sur son fauteuil,
19:28 elle me hantait.
19:30 J'aimais Jeanne, je ne l'ai pas tuée, croyez-moi.
19:33 Il y a dans cette harangue de tels accents de vérité
19:36 que les jurés sont impressionnés.
19:38 Pourtant, la partie civile s'est bien chargée de leur brouiller les idées.
19:42 On a présenté Sissi tantôt comme une dévoyée,
19:44 une ratée de la société, issue de parents alcooliques,
19:47 devenue prostituée par facilité,
19:49 tantôt comme une résistante, déportée, courageuse,
19:52 dont certains témoins ont si à déporter eux-mêmes,
19:54 ont pu apprécier le dévouement.
19:56 Reste la jeune Daniel, témoin essentiel de ce procès.
20:00 Lorsqu'elle paraît à la barre effrayée en larmes,
20:03 Sissi de loin, la jure à voix basse,
20:06 « Dis-leur la vérité, dis-leur, je t'en supplie ! »
20:09 Mais la pauvre gosse tremble d'émotion et ne sait que répéter,
20:14 « Elle m'a dit que ma tante était partie. »
20:18 Elle n'ose même pas parler de cette absurde invention de l'avortement.
20:21 Le président insiste, car l'enfant a l'air effrayé.
20:24 « Vous n'avez pas peur, personne ne vous a menacé ! »
20:27 Dani murmure un non étranglé et quitte la barre sans avoir rien dit,
20:33 même du peu qu'elle sait.
20:35 Jusqu'au bout, Sissi continuera à se débattre,
20:38 hurlant et accusatrice à la barre,
20:40 menaçant les deux Algériens qui, eux,
20:42 depuis qu'ils ont été arrêtés, ne savent rien,
20:44 mais strictement rien.
20:45 Ils seront relaxés, faute de preuves.
20:48 Quant à Sissi, les jurés tendront à croire
20:52 qu'elle n'a pu faire seule cet énorme travail de meurtre et d'enfouissage.
20:56 On ne retient contre elle que le coup de bouteille
20:58 qui a provoqué une fracture,
21:00 mais que le médecin légiste ne peut affirmer comme mortelle.
21:03 Dix ans de réclusion à la prison centrale d'Aguenot.
21:07 Encore une fois, la maison de correction pour Sissi.
21:12 Dix ans de cellules.
21:14 Dix ans sans voir la lumière du jour,
21:16 seulement que par une minuscule ouverture.
21:18 Trop haute pour qu'on puisse voir vraiment le ciel.
21:22 Et jamais, non jamais, on ne sut qui avait tué Jeanne.
21:27 Vous avez peut-être remarqué, chers amis,
21:30 que je n'ai pas cité de nom au cours de cette émission.
21:33 C'est que nous n'avons pu, comme tous ceux qui ont connu sa vie,
21:37 nous empêcher d'éprouver pour Sissi une sorte de sympathie.
21:41 Elle a maintenant retrouvé sa liberté quelque part dans le monde.
21:45 Et si aucune main ne s'est posée à nouveau sur son épaule,
21:50 peut-être l'a-t-elle conservée.
22:12 Vous venez d'écouter Les Récits Extraordinaires de Pierre Belmar.
22:16 Un podcast issu des archives d'Europe 1 et produit par Europe 1 Studio.
22:21 Réalisation et composition musicale, Julien Taro.
22:25 Production, Sébastien Guyot.
22:28 Patrimoine sonore, Sylvaine Denis, Laetitia Casanova, Antoine Reclus.
22:33 Remerciements à Roselyne Belmar.
22:36 Les Récits Extraordinaires sont disponibles sur le site et l'appli Europe 1.
22:41 Écoutez aussi le prochain épisode en vous abonnant gratuitement sur votre plateforme d'écoute préférée.