Ali Baddou reçoit Alfred de Montesquiou, grand reporter lauréat du prix Albert-Londres en 2012, réalisateur de la série documentaire « Jules » sur Canal + et auteur de la bande dessinée « Moi, Jules César » chez Allary Editions.
Retrouvez « Le 15 minutes de plus » présenté par Ali Baddou sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
Retrouvez « Le 15 minutes de plus » présenté par Ali Baddou sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
Catégorie
🦄
Art et designTranscription
00:00Et 15 minutes de plus ce matin autour d'une question, comment Jules est-il devenu César ?
00:05Une plongée dans la vie de la légende, de l'homme qui a été le personnage le plus puissant du monde,
00:13l'un des hommes les plus illustres de l'histoire, peut-être le plus grand homme de l'histoire,
00:18un nom devenu synonyme de pouvoir.
00:20Et pour en parler, j'ai le bonheur de recevoir un journaliste grand reporter,
00:24prix Albert Londres, il avait réalisé la série Jules pour Canal+,
00:28et il publie « Moi, Jules César ».
00:31C'est une enquête historique, c'est une formidable BD qui raconte ce destin hors normes.
00:36L'objet est magnifique, mis en dessin par Neville, publié aux éditions Alari.
00:41Alfred de Montesquieu, bonjour !
00:43Bonjour Ali !
00:44Et bienvenue ! On va démarrer comme chaque vendredi avec une expérience de pensée,
00:49celle sur laquelle s'ouvre votre livre et on va commencer par la fin.
00:52On est le 14 mars en 1944, avant notre ère, avant Jésus-Christ, avant un autre JC.
01:03Jules César est convié à dîner chez son fidèle Lépide,
01:06un festin qui rassemble ses proches dont un, au moins, s'apprête à le trahir.
01:12Et une phrase devenue célèbre, « Et toi, Brutus ? »
01:15lorsque le fils adoptif de César s'approche de lui pour lui porter l'un des 53 coups de couteau qu'il va recevoir,
01:23le seul qui lui sera fatal.
01:25Qu'est-ce que sa mort, la mort de Jules César, fera que sa légende raconte, au fond, une vie totalement hors normes ?
01:34Oui, on a choisi de raconter la vie de César à partir du 14 mars au soir,
01:38ce banquet qui est un fait historique.
01:40Je tiens à préciser que tout dans la bande dessinée est totalement sourcé, totalement historique.
01:44et que la partie créative ou romanesque, disons, consiste à remplir les blancs entre les inconnus
01:50ou alors plutôt, souvent d'ailleurs, à arbitrer entre deux sources.
01:54Suéton dit ceci, Plutarch dit cela.
01:56Et donc, par contre, les deux sont...
01:57Suéton qui est le premier biographe...
01:58Suéton, le premier grand biographe qui a écrit la vie de César,
02:01et Plutarch, juste après, qui écrit les vies parallèles,
02:04et qui n'ont pas les mêmes sources, donc parfois ils se complètent.
02:06Sachant qu'il y a d'autres sources sur César aussi,
02:08notamment des témoins oculaires, Cicéron, et puis César lui-même qui écrit beaucoup.
02:12Et donc, on sait que réellement, le 14 mars au soir, il y a ce dîner,
02:17chez l'Épide, son bras droit, ce qu'on appelle son maître de cavalerie,
02:20puisqu'il est dictateur, c'est un titre officiel à Rome.
02:22Et pendant ce dîner, la discussion porte sur la mort.
02:26Et César dit, j'aimerais une mort brutale, rapide et imprévue.
02:31Et donc, nous, on s'est appuyé sur ce fait historique pour raconter toute la BD
02:36qui, en fait, finalement, se passe en 14-15 heures.
02:40C'est-à-dire qu'on commence vers 10h du soir, le 14 mars,
02:43et à 11h45 du matin, le 15, il est mort.
02:47Et toute la BD se raconte en flashback, c'est ce qu'on appelle un récit cadre.
02:50C'est ce qu'il y a chez Bocas, à la Renaissance,
02:52ou ce qu'il y a chez Maupassant, dans les contes de la Bécasse.
02:55C'est-à-dire, le récit entier s'inscrit au sein de ce dîner.
02:58– Je ne t'en veux pas, Brutus, d'ailleurs, ce sont les derniers mots de César.
03:02« Grâce à toi, je meurs de manière rapide et inattendue, donc comme il le souhaitait. »
03:06Une question avant de reprendre le fil, justement, de cette histoire.
03:10Qu'est-ce qui fait pour vous que Jules César peut être considéré
03:13comme le plus grand homme de l'histoire ?
03:15– Alors, la grandeur, ça se mesure à différentes échelles.
03:19En tout cas, le plus fascinant, ça.
03:21Alors là, j'en suis convaincu, j'ai passé trois ans de ma vie à enquêter.
03:24Vous l'avez dit, on a fait une série de documentaires pour Canal+.
03:28On a voyagé dans 16 pays.
03:30J'ai interviewé une trente-quarantaine d'historiens, d'archéologues.
03:34Ce qui est intéressant, ce qui est fascinant avec César,
03:36c'est qu'il est un peu…
03:38Déjà, c'est notre cadre mental.
03:40Déjà, par exemple, les frontières de la France,
03:42c'est lui qui a dit que le Rhin, c'est la frontière entre les Gaulois et les Germains.
03:45Donc, en fait, on est toujours dans la frontière mentale.
03:48Dans quelques mois, on sera en juillet.
03:50C'est le mois des Julis, c'est le mois de la famille de César.
03:53Donc, on est dans son cadre mental.
03:55Il est encore présent, finalement, d'une part.
03:57Et d'autre part, il est paradoxal.
03:59Il est souvent le meilleur à ce qu'il fait.
04:01Et il est aussi le plus sombre, le plus épouvantable.
04:05Et c'est moi, c'est ça qui m'a attiré à lui au début.
04:08Pour ne rien vous cacher, c'était pendant le premier mandat de Donald Trump.
04:11Et je me suis dit, c'est frappant à quel point
04:13la République de César, un peu décadente, un peu finissante,
04:17que lui attaque à coups d'argent, à coups de corruption,
04:20à coups de distorsion des institutions,
04:22ressemble un peu à notre État démocratique.
04:24Donc, ça m'intéressait ce côté sombre de César.
04:26Parce qu'il est dictateur, il n'est pas empereur.
04:29C'est juste après lui que sera fondé véritablement l'Empire romain.
04:33On va écouter un son.
04:34C'est un extrait de votre série, Jules, justement,
04:37pour Canal+, avec Roche d'Izem dans le rôle de César.
04:41Il est devant le temple d'Hercule et la statue d'Alexandre le Grand.
04:45Quand je vous demandais, justement, quel est le personnage le plus illustre de l'histoire des hommes,
04:49c'est une scène qu'on retrouve aussi dans votre BD.
04:52On est en 86 avant Jésus-Christ et sa vie va basculer à ce moment-là,
04:56peut-être déclencher son ambition.
04:58Voilà ce que dit Roche d'Izem, Jules César.
05:01Alexandre, Alexandre, j'en pleure de rage.
05:07À l'âge où tu entrais dans l'immortalité,
05:10je n'ai encore commis aucune action d'éclat.
05:13Tu as soumis les peuples par dizaines,
05:15repoussé les limites du monde connu,
05:17jusque loin derrière l'horizon.
05:20Et moi, à 32 ans, qu'ai-je fait ?
05:23C'est incroyable comme extrait,
05:34parce que ce sont des mots extrêmement forts.
05:36Et qu'est-ce qu'il fait, justement, à l'heure de César ?
05:38César.
05:39Qu'est-ce qu'il fait qu'on se souvient de lui ?
05:41Je pense que l'extrait intéressant,
05:43parce que c'est peut-être la clé du personnage,
05:46c'est qu'en fait, il était dévoré par l'ambition.
05:48Et c'est une ambition très particulière,
05:49plus tard qu'un mot terrible,
05:51d'ailleurs qui est angoissant presque quand on y pense,
05:54César mesurait son ambition,
05:55non pas à l'aune de ses contemporains,
05:57mais à l'aune de ses propres rêves vis-à-vis de lui-même.
06:01Ce n'était pas un Pompée ou Crassus
06:02contre lequel il se mesurait,
06:04c'était contre ses propres espoirs.
06:05Ses adversaires directs et ceux contre lesquels il se battra.
06:07C'était contre ses propres espoirs.
06:10Et du coup, en fait, il est dans une démesure
06:11à la fois grandiose et assez tragique.
06:14Et c'est pour ça d'ailleurs qu'il est souvent très sympathique,
06:16très romanesque même,
06:19et puis par d'autres moments, extraordinairement sombre.
06:21Il est sombre, mais Jules va devenir César
06:24d'abord en conquérant.
06:25C'est un génie de stratégie, de tactique militaire.
06:29Il repousse les frontières de ce qui sera l'Empire romain
06:32au nord, à l'est, au sud, à l'ouest.
06:34Vous racontez toutes les grandes batailles qui l'ont fait.
06:36Il y en a une en particulier qui est historique.
06:38Tous les Français l'ont évidemment en tête.
06:40La bataille d'Alesia pour la conquête des Gaules
06:42et contre Vercingétorix.
06:44Est-ce que vous pouvez nous le raconter ?
06:46On est en 52 avant notre ère.
06:47Oui, effectivement, c'est peut-être la plus grosse bataille de l'Antiquité.
06:52Ils sont au moins 60 000 côtés romains
06:55et 100 plus 100 côtés gaulois.
06:59Enfin, ou 50 plus 150 côtés gaulois.
07:01C'est-à-dire qu'il y a Vercingétorix
07:03qui est assiégé dans l'Opidum d'Alesia.
07:06Il y a César qui l'entoure,
07:08qui a fait deux palissades,
07:09la circonvélation et la contravélation.
07:11Et de l'autre côté, il y a l'ensemble de la Gaule
07:13qui vient sauver Vercingétorix.
07:15Et lui, il est au milieu.
07:16Et la vraie grosse bataille dure trois jours.
07:19C'est au troisième jour que c'est terrible.
07:21Le cousin de Vercingétorix a fait une opération commando pendant la nuit.
07:24Il a marché toute la nuit dans la forêt
07:26pour attaquer par un point où on ne s'y attendait pas.
07:29Et les Gaulois sont à quelques mètres, si vous voulez,
07:32de faire jonction.
07:33Ils escaladent des monticules de leurs propres cadavres
07:35pour franchir les murailles.
07:39Et les Romains commencent à considérer la situation perdue.
07:43Et ça, c'est une des occasions justement
07:44où César fait la différence à lui seul.
07:46Il est un peu fou, César.
07:48Il est pris par moments par ce qu'on appelle la fourreur bellicus.
07:51C'est-à-dire une espèce de folie guerrière.
07:52Il devient comme un personnage de Quentin Tarantino.
07:55Il tue tout ce qui bouge.
07:56Ou un personnage d'Homère.
07:58Ou un personnage d'Homère, oui, tout à fait.
07:59C'est la même folie.
08:00D'ailleurs, c'est en partie un exercice classique.
08:03On ne sait pas à quel point c'était vrai
08:04et à quel point c'est raconté.
08:05Il y a des dizaines de milliers de morts malgré tout
08:07sur les champs de bataille.
08:09Oui, oui, c'est fou.
08:10On peut le dire.
08:12Le terme même de crime contre l'humanité...
08:17En ce moment, j'écris un livre sur Nuremberg.
08:19Le terme juridique, il commence au procès de Nuremberg en 1945.
08:22Mais le terme littéraire, il commence chez Pline l'Ancien
08:26pour décrire l'action de César en Gaule.
08:29C'est-à-dire que le terme est inventé pour décrire
08:31les millions de morts, les millions d'esclaves,
08:33les millions de déportations.
08:35Qu'inflige César aux Gaulois.
08:37C'est quand même assez étonnant.
08:38C'est assez étonnant.
08:39C'est un conquérant.
08:40C'est un homme violent qui s'est construit dans la bataille.
08:44Mais aussi qui était un orateur dont les talents ont été loués.
08:47Notamment par Cicéron.
08:49Pour devenir Jules César, il a pris des cours de rhétorique.
08:52Oui, pour moi, d'un point de vue personnel, romanesque,
08:56j'allais dire, c'est ce qui me touche le plus, c'est César.
08:58Pourquoi ?
08:59En fait, c'est qu'il est fragile, il est faible.
09:02Et c'est ça que la BD essaye de rendre,
09:06c'est ça qu'on a essayé de rendre avec Neville.
09:08En fait, c'est un outsider.
09:09Il est pauvre, il est malin.
09:12Une famille prestigieuse, mais pauvre.
09:13Prestigieuse, mais complètement fauchée.
09:15Il grandit à Subur, qui est donc un quartier marécageux.
09:18L'un des quartiers les plus pourris de Rome.
09:20Pourri, malfamé, la prostitution.
09:22Et puis la malaria, c'est les marécages.
09:24Donc il a lui-même ce qu'on appelle la fièvre carte, la malaria.
09:27Et en plus, arrive un dictateur de droite, c'est là,
09:30qui lui dit, soit tu rallies ma cause, soit je te détruis.
09:32Et lui, du haut de ses 17 ans, alors qu'il est orphelin en plus,
09:35il a le courage de résister.
09:37Et donc après, il est obligé de fuir.
09:40Et rien ne marche pour lui.
09:41Mais, et c'est là où il est touchant et impressionnant,
09:44c'est qu'en fait, il considère que rien ne résiste aux forces de l'esprit.
09:48Il a décidé qu'il serait fort, qu'il parlerait bien,
09:51qu'il serait un bon général, etc.
09:53Et donc il va à Rhodes,
09:54chez le grand professeur de rhétorique de l'époque,
09:57qui s'appelle Apollonius, Molon,
09:59et il apprend à bien parler.
10:00Mais c'est la rhétorique au sens bien parlé,
10:02comme ici dans une émission,
10:03mais c'est aussi probablement une espèce d'orthophoniste.
10:06Comme des Mostens, il lui met des petits cailloux
10:09dans la bouche pour lui apprendre à bien articuler,
10:11à bien porter sa voix,
10:12à devenir un meneur d'hommes, en fait.
10:14Et ça va basculer.
10:17Il y a deux résultats très concrets de ça.
10:19Premièrement, il se fait prendre en otage par des pirates
10:21et il arrive à les embobiner,
10:22à les retourner de façon incroyable.
10:24Et puis deuxièmement, quelques années plus tard,
10:26sa première vraie grande bataille,
10:28pas la plus connue, mais je trouve la plus intéressante,
10:30ça se passe à Besançon en France,
10:32enfin en Gaulle à l'époque.
10:33Ses soldats sont terrorisés,
10:35parce qu'ils vont affronter les gerbains
10:36qui ont une réputation d'invincibilité,
10:38et il leur fait un discours incroyable.
10:40Il les retourne et en fait, c'est le début de sa gloire.
10:43Et c'est un politique,
10:44un politique qui remporte aussi des victoires
10:47dans le cénacle de cette république décadente.
10:51Il y a des très grandes phrases
10:52qui ont marqué l'histoire
10:54et qui résonnent encore aujourd'hui.
10:56Véni Védivici,
10:57Aléa Jacques Taès,
10:58donc je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu,
11:01les dés sont jetés.
11:03Qu'est-ce qui fait de lui un héros pour vous ?
11:06Vous venez de mettre le doigt dessus.
11:08La première, pour les Romains, c'était très drôle.
11:10C'est-à-dire qu'en fait,
11:10il était en train de se foutre de la gueule du Sénat.
11:12Normalement, vous devez faire un grand rapport
11:13en disant j'ai fait,
11:14lui en gros, il est là.
11:16Bon, moi, mon rapport, c'est trois mots.
11:18Je suis venu, j'ai vu, je les ai écrasés.
11:20Pour l'époque, c'était considéré
11:22comme vraiment provocateur,
11:23grossier presque,
11:25mais aussi très drôle.
11:26La deuxième phrase, elle est fondamentale.
11:28Aléa Jacques Taès.
11:29Les dés sont jetés, le sort est jeté.
11:31César, toute sa vie,
11:33toute sa vie,
11:33à chaque moment de sa vie,
11:35joue à quitte ou double.
11:36Il est toujours en position de risque.
11:38Aucune de ses batailles n'est gagnée.
11:39Elle est même, a priori, perdue d'avance,
11:41sauf qu'il la gagne.
11:42Et il la gagne parce qu'il joue tapis.
11:44Et le moment le plus célèbre,
11:45évidemment, c'est le 9 janvier,
11:47c'est-à-dire le passage du Rubicon.
11:48Et donc, cette phrase,
11:49Aléa Jacques Taès,
11:50les dés sont jetés,
11:51le sort est jeté.
11:52Mais en fait, c'est une phrase
11:53qui joue toute sa vie,
11:54qui répète toute sa vie,
11:55et y compris à sa mort.
11:56On peut considérer que sa mort,
11:57c'est encore un coup de dés,
11:59sauf que cette fois-ci,
11:59elle ne marche pas.
12:00Alfred de Montescu,
12:01la morale de l'histoire,
12:02il y en aurait deux
12:03si on avait une positive
12:04et une négative.
12:06César était humain.
12:07César était humain,
12:08trop humain,
12:08profondément humain.
12:10Et en fait,
12:10c'est ce qui le rend touchant
12:11et moderne,
12:11c'est ce qu'on a voulu
12:12rendre dans cette BD.
12:14Et la morale,
12:15j'allais dire négative,
12:16c'est plus politique,
12:18c'est qu'à jouer,
12:19à ridiculiser les institutions,
12:20les corrompre et les dévoyer,
12:22on les détruit.
12:23Et une république,
12:23finalement,
12:24c'est fragile.
12:25Et c'est absolument passionnant.
12:27En tout cas,
12:27je le recommande chaleureusement.
12:29Moi, Jules César,
12:30c'est donc le livre
12:32que vous signez,
12:33vous,
12:34Alfred de Montescu,
12:34avec Neville,
12:35qui a mis ça en BD
12:36et qui met ça en image.
12:38C'est un très beau livre
12:40que publie Alari Édition.
12:42Merci d'être venu
12:43dans les 15 minutes de plus.