Très récemment en France, les organisateurs d’un concours d’écoles d’ingénieurs postbac ont décidé de supprimer l’épreuve de français car jugée « trop anxiogène ». Voilà une décision totalement farfelue et anachronique ! « Parler, c’est penser » dit-on à juste titre ! Nous nous rappelons d’ailleurs de cette merveilleuse et profonde phrase de Wittgenstein : « les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde ». [...]
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00:00Très récemment en France, les organisateurs d'un concours d'école d'ingénieurs post-bac
00:14ont décidé de supprimer l'épreuve de français, car jugés trop anxiogènes.
00:18Voilà une décision totalement farfelue et anachronique.
00:23« Parlez ses pensées » dit-on, à juste titre.
00:27Nous rappelons d'ailleurs de cette merveilleuse et profonde phrase de Wittgenstein
00:31« Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde ».
00:36S'exprimer avec les justes mots, c'est savoir nuancer, savoir, comme disait Jacques Bouvrès,
00:42« voir des abîmes là où sont les lieux communs ».
00:45Cette propension à vouloir partout éliminer tout ce qui peut paraître théorique de notre existence
00:52est une vue de l'esprit, car ce n'est que faire tabu la rasa pour le culte des apparences,
00:57de la fausseté, donc de la mauvaise théorie.
01:01La campagne de dénigrement contre la théorie commence à porter l'estocade
01:05et à obtenir des victoires réelles et symboliques,
01:07grâce à une méconnaissance profonde des mécanismes de la pensée.
01:12On ne pense pas avec des cailloux, mais avec des concepts et des notions.
01:16La théorie ne s'oppose pas à la pratique, elle la suppose.
01:20Cette maladie française, consistant pour être dans le vent,
01:24c'est-à-dire pour être estampillée et pragmatique,
01:28a partout traqué la théorie, n'est que dans le meilleur des cas,
01:32l'expression d'une malheureuse confusion entre le théorique et le platonique.
01:37Le théorique n'est pas platonique, loin sans faux.
01:40La théorie permet de lever le voile des apparences
01:44et de ne pas tarir les sources de la vie partout où sont des mécanismes, des techniques, des outils.
01:50Impossible de penser la vie sans prendre en compte la vie et sa complexité.
01:56Ainsi, dans son dernier essai « La littérature, ça paye »,
02:00Antoine Compagnon, professeur de littérature notamment au Collège de France
02:05et aujourd'hui académicien après des études d'ingénieur à l'école polytechnique,
02:09nous donne bien des raisons de faire le pari de l'effort,
02:13de la difficulté, de l'intelligence sceptique du temps long.
02:17Les magistrats lettrés, les politiques cultivées, les diplomates poètes
02:23sont plus conscients du rôle de la fortune dans la vie, de la relativité des carrières,
02:28du jeu des conseils et des événements, du hasard et de la grâce.
02:33Ils sont plus aptes à tirer parti du lot qui leur est écheu,
02:37à exploiter les atouts qu'ils trouvent dans leur jeu.
02:40Ils réussissent parce qu'ils ne le désirent point trop,
02:45parce qu'ils jouent comme Julien, comme Fabrice, comme Lucien.
02:49Je rajouterais que les managers cultivés ont plus d'imagination et de sensibilité
02:53pour commercer avec un réel de plus en plus complexe
02:57et ainsi obtenir le plus en sacrifiant le moins,
03:00car ils savent regarder avec les oreilles, comme disait Shakespeare, et penser avec les mains.
03:06Ils sont ainsi moins enclins que d'autres à devenir inhumains sans le vouloir et sans le savoir.
03:13Au moment où l'intelligence artificielle monte en puissance,
03:17vouloir de fait la concurrencer en formant des esprits serviles,
03:21doper au réalisme le plus grégaire, c'est investir dans la déception,
03:26car le réaliste de talent, disait Maupassant, n'est qu'un illusionniste.
03:31Nous travaillons donc assidûment à notre malheur.
03:35Construire la capacité à s'orienter dans la pensée et dans l'action,
03:38c'est-à-dire l'aptitude à faire des jugements corrects,
03:42le premier défi de l'éducation de l'homme, citoyen, ingénieur, manager, peintre ou poète.
03:49Ce fut le cas dans le passé, ça le sera encore demain.
03:53Concernant la formation des ingénieurs,
03:56Auguste de Teuf, polytechnicien et fondateur d'Alstom, décédé en 1947,
04:03n'aurait jamais imaginé qu'on puisse bannir le français dans les concours d'école d'ingénieurs.
04:09Non seulement il aimait les mots et en jouer,
04:12mais il pensait que la culture classique devait être un prérequis pour tout ingénieur.
04:18Je cite.
04:20« L'éducation scientifique doit être le fond même de la formation de l'industriel.
04:25Mais elle a besoin d'un correctif, d'un principe équilibrant,
04:29que seul peut donner l'éducation classique.
04:32La méthode scientifique annule toutes les nuances et crée partout des différences tranchées.
04:38La souplesse infinie de la vie lui échappe.
04:41Et pour celui qui ne connaît qu'elle et qui est dominé par elle,
04:46au lieu de se subordonner à cette souplesse,
04:48de tâcher de s'y adapter tant bien que mal,
04:51elle la veut réduire et figer en forme.
04:55Rien n'est plus faux, pratiquement, ni plus dangereux. »
05:00Auguste de Teuf, à l'instar de Teilhard de Jardin,
05:04avait donc compris que plus le monde se rationalise et se mécanise,
05:10plus il requiert les poètes comme les sauveurs et le ferment de sa personnalité.
05:16A bon entendeur, salut.