Figure iconique du design actuel, Matali Crasset est venue partager sa philosophie de création, qui se caractérise par la réinvention d'objets du quotidien, polyvalents, accessibles, et qui ont comme vocation de promouvoir la générosité social
Retrouvez « Le 15 minutes de plus » présenté par Ali Baddou sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
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Art et designTranscription
00:0015 minutes de plus et ce matin j'ai le bonheur de recevoir une icône française du design.
00:14Elle a conçu de nombreux objets, des objets du quotidien mais pas seulement, elle a collaboré
00:19avec des marques de très grande consommation et elle a aussi travaillé avec des artistes
00:26et des créateurs très exigeants à l'imaginer des objets que l'on expose dans les plus
00:31grands musées et certains de ces objets se trouvent même dans le mobilier de l'Elysée
00:36aujourd'hui.
00:37Bonjour Nathalie Crasset !
00:38Bonjour !
00:39Et bienvenue, ravie de vous rencontrer, vous savez qu'on commence toujours l'émission
00:43avec une expérience de pensée, c'est une expérience qui est quasiment universelle.
00:48On est assis affalé dans son canapé, les américains ont même un mot pour qualifier
00:53ça, couch potato, on devient une patate de canapé.
00:57Vous, vous avez conçu votre premier sofa il y a 25 ans, de quoi est-ce qu'on fait
01:01l'expérience quand on est à votre place ? Non pas du côté de la patate mais du côté
01:08de celle qui dessine, conçoit, imagine, quand on fait l'expérience du canapé ?
01:13Oui, alors notre métier en tant que designer, enfin la façon dont je le vis, c'est d'être
01:17un peu un anthropologue appliqué, donc on va regarder la situation et puis on va trouver
01:23une intention particulière, ce n'est pas du tout l'idée de choisir une forme ou un
01:27confort mais c'est aussi prendre position par rapport à ce qu'on dessine et en regardant
01:32l'évolution du canapé, je me suis aperçue qu'en fait c'est un objet qui a été dévoyé.
01:36On a mis la télé devant, avant c'était un objet de salon en fait, pour discuter ensemble,
01:43être ensemble et puis d'un seul coup la télé est arrivée et donc je me suis dit
01:46que c'était quand même quelque chose d'assez intéressant de voir ce phénomène et en
01:50plus c'est un objet qui devient un objet de statue, donc on essaie d'avoir un canapé
01:54en cuir pour montrer à son voisin qu'on a un peu les moyens en quelque sorte et on
01:59va interdire finalement aux enfants de jouer dessus.
02:01Donc vous voyez, c'est un objet qui a complètement vrillé dans mon sens, donc c'est pour ça
02:05qu'au début j'ai refusé de dessiner des canapés et que j'ai proposé un canapé
02:09qui était constitué de modules, de poufs, dans l'idée de dire s'il y a des copains
02:13qui arrivent à la maison, je vais pouvoir avoir plus de place et je crée un confort,
02:17je dessine un espace.
02:18Il avait un drôle de nom d'ailleurs ce canapé ?
02:20Oui, il s'appelait Digestion parce que le premier canapé, c'était l'idée aussi
02:25d'utiliser les sacs qu'on appelle tati ou barbès en fait et de mettre de la mousse
02:29dedans parce qu'il y avait ces poignées en fait qui nous permettaient, qui nous invitaient
02:33en fait à bouger, à aller déplacer dans l'espace.
02:36Faire d'un canapé, un canapé pour les adultes mais aussi un espace de jeu pour les
02:40enfants.
02:41C'est assez fascinant votre manière d'aborder votre travail parce que vous revendiquez une
02:45conception quasiment ludique du design, qu'est-ce que ça veut dire ?
02:49Oui, ludique en fait.
02:50Tout le monde me disait à un moment donné « mais ton design il est ludique » et je
02:53n'aimais pas trop cette appellation puis j'ai une amie qui m'a dit « mais de quoi
02:58tu te plains, ludique ça veut dire expérimenter le monde en fait ». Alors là, j'ai dit
03:02oui, ok, c'est ce que je propose en fait.
03:03Quand on joue ?
03:04Voilà.
03:05Et donc ce canapé qui s'appelle « permis de construire » et c'est pas anodin, c'est
03:09le fait de dire qu'on peut s'en servir du canapé mais quand on ne s'en sert pas
03:13de canapé, les enfants vont pouvoir le disloquer et c'est constitué de frites pour donner
03:18une image à chacun et on les empile mais ça va être un jeu de construction à échelon
03:23pour les enfants quand on n'a pas besoin du canapé.
03:27Et voilà, cette idée de dire que l'espace à la maison il est rare, on l'a vu pendant
03:32le Covid et en fait de pouvoir dégager l'espace du canapé ça donne beaucoup de place pour
03:38faire d'autres choses.
03:39Derrière votre travail, il y a toute une philosophie.
03:42Vos objets, on a l'impression qu'ils ne sont pas figés, ce ne sont pas justement
03:45des objets, des choses réifiées, définitivement faites de telle manière.
03:51Les canapés par exemple peuvent se démonter pour devenir des poufs et vous dites que c'est
03:55l'utilisateur qui doit avoir le choix de l'usage final d'un objet.
03:59C'est curieux de vous en remettre à celui qui va acheter ou utiliser ce que vous avez
04:05créé en lui laissant une totale liberté ?
04:08Alors ce n'est pas total en fait, c'est un potentiel que je donne, je travaille plutôt
04:13avec ce que j'appelle des scénarii de vie, donc ce n'est pas l'idée de travailler
04:17sur une fonction bien particulière mais plutôt proposer un potentiel à un moment donné
04:21dans la journée, on va s'asseoir et à partir de cette situation-là, comment on peut ouvrir
04:30et proposer un système, une structure qui va permettre à chacun d'inventer le quotidien.
04:37Et ce qui est assez génial, Mathalie Crasset, c'est que vous réinventez justement les
04:41objets du quotidien, il y a des objets accessibles au plus grand nombre, tenez, écoutez ce son.
04:47C'est un jingle qu'on a tous entendu, vous avez imaginé une lampe pour la marque suédoise,
04:56pourquoi est-ce que cette collaboration, pour vous, elle avait du sens, au-delà de
05:00rendre le design accessible et non pas réservé au happy few ?
05:05Alors c'était un programme un peu particulier, Ikea a des designers intégrés et là ils
05:11invitaient d'autres designers et le projet c'était d'aller visiter les entreprises
05:18où étaient fabriqués les objets, donc je suis allée en Chine une semaine et j'ai
05:22visité, j'ai choisi l'entreprise avec qui je voulais collaborer, donc ça c'était
05:25un peu particulier et j'ai décidé de faire une lampe, pourquoi ? Parce qu'en fait
05:28la lampe on pouvait la faire portable, on pouvait la faire aussi autonome en rendant
05:35tout ça accessible et surtout je me disais, les composants sont réduits maintenant très
05:40très fort, donc on n'a presque plus rien en main et en fait nous on est habitués
05:44à avoir un objet, donc est-ce qu'on ne peut pas faire en fait une lampe qui est
05:48intermédiaire, qui est en train de disparaître mais quand même qui va signifier, et je me
05:53suis dit c'est quelle est la lampe qu'on porte dans l'imaginaire collectif et c'est
06:01la lampe du cheminot, c'est la lampe du cheminot, donc en fait la lampe est toute petite au
06:06centre mais elle est entourée d'une trace en fait d'un objet qui est la lampe de cheminot
06:11qui va nous permettre de la porter et de la recharger etc.
06:15Et vous avez travaillé je le disais donc avec une ambition toute simple mais complètement
06:21folle quand on y réfléchit quand l'un des plus grands pâtissiers au monde, Pierre
06:25Hermé, vous demande de réinventer le couteau à dessert, comment est-ce qu'on peut réinventer
06:31un objet aussi commun que le couteau qui doit être aussi vieux que l'humanité ou en
06:36tout cas l'un des objets les plus anciens au monde ?
06:37Oui en effet c'est un des premiers outils de l'homme, là encore l'idée est de dire
06:43certes ce couteau il doit couper le gâteau mais moi ce qui m'importe plus c'est pas
06:47de le couper mais c'est de le partager donc en fait ce couteau on fait un quart de tour
06:52de la main il devient la pelle à tarte tout simplement donc vous voyez c'est bien un
06:55scénario d'usage je travaille sur ça sur les scénarios de vie et les scénarios d'usage
06:59ça c'est l'exemple concret en fait aujourd'hui on a deux objets on peut en avoir qu'un
07:04on travaille sur une fluidité d'action donc les objets ils sont là pour accompagner et
07:10surtout réinstaller des intentions voilà le partage, l'hospitalité, toutes ces notions
07:16là qui sont importantes. Même pour des marques qui sont installées et qui ont une
07:20histoire et qui ont une identité comme l'Aïeul par exemple. C'était l'apport de l'Aïeul
07:23en effet. C'était dans le domaine des couteaux. Mathalie Crasset il y a une oeuvre qui vous
07:27a fait connaître à travers le monde et pour le coup c'est vraiment une oeuvre qui parle
07:31de l'hospitalité c'est... elle a un nom quand Jim monte à Paris alors on ne sait
07:36pas qui est Jim mais on a tous un Jim qui pourrait venir un jour ou l'autre passer
07:41la nuit chez soi. C'est une oeuvre qui a été exposée à Milan, la capitale du design
07:47mondial. Quand un ami débarque chez vous et qu'on veut l'héberger, vous avez une
07:51solution qui est loin, très loin du lit d'appoint ou en tout cas du lit convertible, du canapé
07:58convertible ? Le fameux clic-clac. Pourquoi ? Parce qu'en fait on n'a pas forcément...
08:03Je voulais créer une structure spécifique. Le clic-clac on l'utilise comme canapé puis
08:08après on va ouvrir et je trouvais que ce n'était pas assez dans le geste de générosité
08:13et d'hospitalité. Donc je fais une colonne assez simple qui fait 35 sur 35 de largeur
08:19sur 2 mètres de haut et on va la basculer, on ouvre, ça devient le sommier et dedans
08:24il y a un matelas roulé et ça va donner avec une petite lampe, un petit réveil matin,
08:30la capacité de créer un espace même si on n'a pas une chambre d'amis, on va faire
08:35ce geste de générosité. C'est le premier mobilier que j'ai dessiné parce qu'en fait
08:40je me disais comment je peux trouver quelque chose qui fait sens et qui va apporter quand
08:44même à la vie de tous les jours. Et qui va permettre d'habiter un lieu. Quand j'y
08:50monte à Paris, c'était justement le début du scénario puisque quand on regarde l'objet
08:55on a du mal à comprendre de quoi il s'agit, il faut le voir ouvert. Donc c'est aussi cette
09:02idée d'inviter à continuer l'histoire. Et j'invite les auditeurs à aller sur votre
09:05site parce que justement ça permet de découvrir et de voir ce que vous imaginez, ce que vous
09:12créez. Écoutez ce son-là, c'est le son d'une femme qui a marqué l'histoire du design.
09:17Elle en a été une pionnière et elle a produit des chefs-d'oeuvre. Charlotte Perriand.
09:22Mais il n'y a rien de plus difficile à faire qu'un siège. Les fauteuils jusque-là étaient
09:26faits de satures de bois, de craintes, de sangles, etc. Grâce aux techniques nouvelles,
09:32on a pu faire des choses nouvelles. Qu'est-ce qui peut amener des choses nouvelles ? C'est
09:37des matériaux nouveaux, c'est des techniques, ce sont des nombres aussi. Et puis c'est notre
09:43comportement. Charlotte Perriand, il n'y a rien de plus difficile à faire qu'un siège.
09:49C'est quelque chose que vous pourriez dire ? Oui, mais en fait moi je ne travaille pas
09:53avec les contraintes, ce n'est pas l'idée de les dépasser. Il y a encore cette idée
09:56de dire que le siège, qu'est-ce qu'on apporte aux gens, aux personnes, dans l'usage, dans
10:04la vie quotidienne. Par exemple, un siège que j'ai dessiné, c'est de dire qu'on va
10:10être assis normalement, puis à un moment donné, on va pouvoir écrire, on va pouvoir
10:14poser son ordinateur. Le dossier se bascule, on se retourne et on a une assise et un plan
10:19pour poser. C'est un peu l'idée de dire de pouvoir changer d'attitude. Ou un autre,
10:26par exemple, j'ai remis en question le fauteuil, parce que je me suis dit, ces accoudoirs,
10:31à quoi ils servent ? J'ai eu cette intuition que ce n'était pas bon pour le dos non plus.
10:36Donc plutôt que de faire des accoudoirs, je m'enfonce dans le confort et je donne un siège
10:41vraiment pour lâcher prise. Et les accoudoirs, ils sont apparus comment ? Ils sont apparus
10:46dans l'histoire pour faire la différence entre ceux qui en ont et ceux qui n'en ont
10:50pas. C'était le maître qui avait une chaise avec accoudoir. Il y a aussi ces constructions
10:57qu'il faut quelque part questionner quelquefois.
10:59Le 15 minutes de plus se termine toujours avec la morale de l'histoire. J'ouvre les
11:03guillemets, le design n'est pas seulement ce à quoi ça ressemble, le design est comment
11:08ça marche. Je ferme les guillemets, c'est de Steve Jobs ?
11:12Oui, peut-être.
11:13Vous êtes d'accord avec lui ?
11:14Non, pas du tout. Le design, c'est un dû en fait. On doit aller beaucoup plus loin
11:18que ça. Et aujourd'hui, le design, c'est peut-être aider à retomber amoureux de notre
11:23monde abîmé. C'est un grand programme, mais c'est vraiment ce dont il s'agit. Et peut-être
11:28une deuxième notion, c'est une idée, une pensée, elle devient une idée quand elle
11:33propose une secousse. Donc moi, j'aimerais être designereuse de secousse.
11:37Designereuse de secousse, c'est une très belle définition de votre métier. Merci
11:42infiniment Mathélie Crasset d'avoir été l'invité d'Inter et du 15 minutes de plus.