Tous les jours, une personnalité s'invite dans le monde d'Élodie Suigo. Vendredi 10 janvier 2025 : L'écrivain et navigateur, Olivier de Kersauson. Il vient de publier "Avant que la mémoire s'efface. Quelques propos maritimes", aux éditions du Cherche-Midi.
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00:00Sans jamais baisser les yeux et sans jamais fermer vos oreilles,
00:02oui, vos oreilles, la nuit, en mer, deviennent vos yeux, c'est d'ailleurs ce que vous écrivez, expliquez et racontez
00:08dans votre dernier ouvrage « Avant que la mémoire ne s'efface » aux éditions du Cherche-Midi.
00:12Quel rapport vous entretenez alors avec la mémoire, Olivier de Kersauson ?
00:16Je ne le sais pas, parce que j'étais très malade, j'étais soigné, bien soigné, je ne suis plus malade.
00:22Et je crois que ça a accéléré mon vieillissement, donc une partie de ma mémoire est moins bonne.
00:30Je trottine à la frontière d'Alzheimer de façon très heureuse,
00:33puisqu'en n'ayant plus de mémoire, il ne me reste plus rien, il ne me reste plus grand-chose.
00:37La mémoire, elle est là, puisqu'elle est écrite dans ce livre.
00:40Oui, mais il y a des pans entiers de mon existence qui sont complètement occultés, mais ce n'est pas grave.
00:47Est-ce que la mémoire, elle est sélective d'ailleurs, finalement ?
00:50Je ne sais pas, parce qu'on se souvient de…
00:54Si la mémoire était vraiment sélective, quel type de sélection fait-elle ?
01:01Est-ce qu'on se souvient de ses bonheurs ou est-ce qu'on se souvient de ses chagrins ?
01:05Qu'est-ce qui fait que ça revienne, que les moments qu'on a vécus reviennent
01:12avec plus ou moins d'intensité, plus ou moins de joie et plus ou moins de souffrance aussi ?
01:17Donc je ne sais pas si la mémoire, elle est sélective sûrement, peut-être pas,
01:22peut-être que si je vous en veux, elle ne se souvient que des saloperies et des mauvais moments.
01:28Il y a ça aussi, on ne sait pas.
01:31Moi, je ne prends pas beaucoup, parce que j'ai une nature heureuse,
01:38ce qui m'intéresse, c'est l'action.
01:42Je ne me souviens pas longtemps, et je n'ai aimé que l'action.
01:50Moi, je vis heureux dans l'action, voilà.
01:52La mémoire, c'est un effet annexe, c'est un effet collatéral de l'existence que j'ai eue,
01:57mais de toute façon, ce n'est pas une finalité de toute façon.
01:59Moi, j'ai été heureux en agissant, voilà.
02:03On a le sentiment que pour vous, une émotion, c'est une fragilité.
02:08Non, je pense qu'on ne doit pas se laisser dominer par les émotions.
02:12Je pense que le caractère, avoir de l'âme, au sens étymologique du terme pour moi,
02:21c'est dominer ses émotions.
02:24Il faut qu'on ait un projet.
02:26La tête, le cœur, doivent avoir un projet,
02:31pour ne pas rester brincbalés par la vie, par le chaotement que peuvent provoquer les émotions.
02:37Elles peuvent provoquer des moments merveilleux, mais j'ai toujours préféré...
02:45J'ai été content de recevoir, mais j'ai été heureux de pouvoir créer.
02:51Vous dites qu'il vous fallait découvrir le monde pour ne pas vous apercevoir à 50 ans
02:56que vous n'aviez pas habité au bon endroit.
02:58À 80 ans, est-ce que vous avez eu le sentiment d'être allé là où vous vouliez aller ?
03:02Oui, nickel.
03:03De ce côté-là, tout parfait.
03:05Tout parfait, tout bien, tout très heureux, tout magnifique.
03:10Merci beaucoup.
03:11Je me souviens très bien de cette espèce, pas d'angoisse, mais d'inquiétude,
03:18de me dire que je ne voulais pas passer à côté de sa vie.
03:22On peut passer à côté de sa vie, mais je ne voulais pas passer à côté de l'endroit de ma vie.
03:27Et la visite du monde m'a permis de voir plusieurs endroits où j'aurais pu vivre et être heureux.
03:34Et je suis content de les connaître.
03:37Je suis content.
03:40C'est quoi, alors, réussir sa vie, Olivier de Kersauson ?
03:44C'est de la chance, d'abord.
03:47Putain, c'est de la chance.
03:52Moi, j'ai eu beaucoup de chance, je pense, tout le temps.
03:56Je me suis donné du mal aussi.
03:59J'ai lutté, j'ai attaqué, j'ai pris des risques physiques, financiers et tout.
04:04Je suis allé vraiment au charbon.
04:07Ce n'est pas la chance qui fait les choses, mais s'il n'y a pas de la chance, les choses ne se font pas.
04:11Donc, il faut en avoir. Moi, j'en ai eu.
04:14Du courage aussi ?
04:15Ah oui, il faut y en avoir, mais il ne faut pas avoir peur.
04:17C'est-à-dire qu'on a un devoir aussi.
04:22Moi, mes deux grands-pères sont morts à la guerre de 1914.
04:24Ils sont morts jeunes.
04:25C'étaient des hommes qui avaient à peine 30 ans, je ne sais pas quoi.
04:28Et vous vous dites, mais on leur a volé leur vie.
04:31Et vous, vous avez la chance de vivre cette vie en entier.
04:35Donc, vous avez un devoir d'exister, d'être fort.
04:40Gérard d'Amauville avait une formule très bien là-dessus.
04:43Il disait, on doit le faire pour ceux qui auraient voulu le faire et qui n'ont pas pu.
04:47Il y a ça aussi quand même.
04:49La solidarité, elle est là-dedans.
04:51C'est-à-dire que si moi, j'avais été l'une d'une fratrie de trois enfants
04:58et mon père disparu à la guerre ou ailleurs,
05:01je n'aurais pas pu faire ce que j'ai fait.
05:02Il aurait fallu que j'élève plus ou moins mes frères et soeurs,
05:05que j'aide ma mère, je ne sais pas quoi.
05:06J'étais libre, je n'ai jamais eu ça, je n'ai pas eu de contraintes.
05:09Quand on n'a pas de contraintes, on a des devoirs.
05:12– Est-ce que ce qui ne vous rend pas plus fort que les autres,
05:14parce que vous l'êtes, Olivier de Kersauson,
05:16c'est d'avoir réussi à dompter la solitude et d'en avoir fait un allié ?
05:21– J'ai toujours aimé être seul.
05:23Vous avez une famille de huit,
05:26il y a toujours une corvée qui vous tombe dessus.
05:29L'isolement est plutôt une bonne histoire.
05:31Mais non, j'ai toujours aimé être seul.
05:34J'ai compris très petit qu'on était seuls.
05:39J'ai compris ça, je me souviens d'avoir été,
05:42mes petits, vers sept, huit ans, d'avoir été chagrinés,
05:46et après d'avoir été heureux.
05:48J'ai compris ça, j'avais compris que la vie nous glissait comme l'eau entre les doigts.
06:00Et puis après, en grandissant, j'ai compris qu'il ne fallait compter sur personne,
06:04jamais, que sur soi.
06:07Je l'ai compris aussi.
06:09Donc ça fait une vie assez simple.
06:11– Pour terminer, il y a quand même une forme de regret que vous vivez,
06:16que vous ne vivez pas forcément toujours très bien,
06:18c'est ceux qui ont disparu, qui vous ont accompagnés.
06:20– Oui, les gens que j'ai aimés, ça me hante parfois.
06:30Mais j'y peux rien.
06:32Mais c'est vrai que parfois le ciel est moins bleu,
06:37parce qu'il y a une ombre là, les gens que j'aimais.
06:44– Mais ils vous accompagnent toujours.
06:46– Oui, complètement.
06:49Je n'abandonne pas, je n'ai jamais abandonné mes morts.
06:53J'ai trouvé important de ne pas les abandonner.
06:58C'était…
07:00Je suis d'eux, ils sont de moi.
07:03Les gens que j'ai aimés, vraiment,
07:09ils m'ont construit.
07:13Leur disparition a pu m'atterrir, je ne sais pas quoi.
07:17Et souvent, elle m'a donné le devoir d'être digne des gens
07:22qui vous ont aimés aussi, d'en faire encore plus, de ne pas céder.
07:27On a 150 fois l'occasion de céder à la facilité et parce que c'est dur.
07:34Et moi, j'ai pensé qu'à cause d'eux, on devait aller au dur.
07:40C'était la façon d'être solidaire et de leur rendre hommage.
07:47Parce qu'on ne cède pas, mais qu'on s'applique.
07:50C'est archaïque, c'est primaire, mais je m'en fous.
07:56Moi, c'est comme ça que je pense.
07:58C'est comme ça que j'ai essayé de vivre et ça me cournait, tout à fait.
08:04Ça m'a construit, ça ne m'a pas…
08:11Je ne me suis pas attardé sur les meurtrissures, les chagrins, je ne sais pas quoi.
08:15J'ai toujours essayé de vivre le réel de ce que nous vivons,
08:19dans sa magie et sa beauté.
08:22Et puis, de garder le lien.
08:26Les gens qui vous aiment vous ont construit aussi.
08:30Ça construit d'aimer aussi.
08:31Donc, je pense que tout ça a fait partie du meilleur de ma vie.
08:36Je crois.