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Dix ans après l'attentat du 7 janvier, la rédaction de Charlie Hebdo reste sous la menace des islamistes radicaux. De 70 à 80 policiers sont affectés en permanence à la protection des locaux et des journalistes. Comment travaillent-ils dans ces conditions? Se sentent-ils libres de dessiner et écrire sur tous les sujets? Comment continuer le combat pour la liberté d'expression, face à une jeunesse moins sensible aux questions de laïcité? Plusieurs journalistes et dessinateurs ont accepté de raconter à BFMTV leur quotidien et leur combat. Un document d'Isabelle Quintard et Alexandre Funel.

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Transcription
00:00La nouvelle adresse est tenue secrète. Seule une poignée de personnes la connaissent.
00:09Impossible de filmer l'extérieur ou même l'intérieur de la rédaction de Charlie Hebdo
00:15pour ne dévoiler aucun indice de localisation. Un lieu neutre nous a été communiqué pour
00:23rencontrer l'un des jeunes dessinateurs de Charlie Hebdo. Il se fait appeler Juin. Il a
00:31rejoint la rédaction trois mois seulement après les attentats. La première fois que je suis arrivé,
00:36je me souviens, il y avait plusieurs portes blindées, il y avait poussées et tout et le
00:40risque il me dit bienvenue à la Société Générale. Voilà donc voilà ça vous donne le ton. Dans une
00:47caisse où il n'y a pas vraiment de fenêtres, je m'étais juré que je bosserais jamais sous des
00:52néons. Il a accepté de nous raconter cette rédaction en état de siège à sa façon, en dessin.
01:00Plus de vitres sur l'extérieur, une pièce blindée pour se réfugier en cas d'attaque,
01:10un mot de code à partager ensemble en cas de danger et pour accéder à la rédaction il faut
01:19franchir des portes spéciales, des ascenseurs, des escaliers, des sas ultra sécurisés. Juin est
01:28venu travailler à Charlie Hebdo pour participer à la renaissance du journal. Il assure ne pas avoir
01:34peur. Mes proches sont inquiets, après je sais que voilà on n'en parle pas trop mais je sais que ça
01:40peut être compliqué pour eux quoi. Mais après ils savent que c'est important pour moi de vivre
01:46cette vie là à 100%, je ne me pose pas plus de questions que ça. Sinon quelque part on s'interdit
01:51de vivre, moi je n'ai pas envie de m'interdire d'être libre. Pour que cette rédaction puisse
01:57travailler sereinement, un dispositif de sécurité exceptionnel a été mis en place sous la houlette
02:02de Frédéric Aureal. Il a dû repenser toute la protection autour de l'équipe de Charlie Hebdo.
02:08Le niveau de sécurité qui a été adopté est celui d'une ambassade en milieu sensible. On a
02:14systématisé un certain nombre de process réservés aux personnes les plus menacées. Ça veut dire
02:19le nombre d'officiers de sécurité présents sur place, reconnaissance itinéraire, précurseurs,
02:25mise en place systématique de véhicules blindés et toute une protection sur lequel je ne voudrais
02:32pas trop m'étendre quand même. 70 à 80 policiers sont affectés en permanence à la sécurité des
02:39locaux de Charlie Hebdo et de ses journalistes. Un triste paradoxe pour un journal qui prône
02:46depuis toujours la liberté. 15 ans en arrière, la rédaction de Charlie Hebdo ressemblait à ça,
02:56un joyeux fouillis et un lieu ouvert, débordant de vie. Il y a beaucoup de noirs avec leur soutane,
03:03il faut qu'on remplisse tout ça en noir sinon quand tu dessines le pape tu n'as pas à remplir,
03:08là c'est bien. Il faudrait un truc différent, il faudrait que ce soit, je sais pas, vous êtes
03:11attêté par des Hare Krishna, tu vois ces graphiques des Hare Krishna, ça change un peu. Caroline
03:16Fourest y était chroniqueuse et se souvient de cette ambiance débridée et insouciante. Un
03:22lieu dans le troisième arrondissement de Paris avec des grandes baies vitrées, c'était lumineux,
03:27c'était une rédaction extrêmement ensoleillée et quand on faisait des conférences de rédaction,
03:30c'était très joyeux. Il y avait toujours un rayon de soleil, il y avait toujours quelqu'un pour
03:35déconner, ça fusait dans tous les sens, c'était des concours de vannes incroyables. On était au
03:40spectacle tellement cette conférence était vivante et je pense qu'il y a peu de conférences de
03:44rédaction qui ressemblent à celle-ci. Et ensuite quand je suis partie de Charlie, que je continuais
03:54à les voir de temps en temps, soit pour les interviewer, soit pour leur rendre visite,
03:57je n'ai cessé de les voir aller dans des lieux de plus en plus sombres, de plus en plus sinistres.
04:02En 2006, Charlie Hebdo est d'abord menacé par des islamistes après avoir publié des caricatures
04:09du prophète Mahomet. Les intégristes, les extrémistes vont avoir du mal à nous prendre
04:16en faute. En novembre 2011, un incendie criminel ravage entièrement les locaux de l'hebdomadaire
04:23satirique qui s'apprêtait à publier un numéro spécial rebaptisé Charia Hebdo.
04:33En 2013, Al-Qaïda publie en ligne une liste désignant plusieurs personnalités occidentales
04:45recherchées mortes ou vives pour crimes contre l'islam. Parmi lesquelles figure Charb,
04:51directeur de la rédaction. Bonsoir à tous, la France frappée. L'attaque contre Charlie Hebdo
04:58est l'attentat le plus meurtrier depuis plus de 50 ans. En 2015, 12 personnes sont tuées par les
05:05frères Kouachi, dont huit personnes de la rédaction. Dix ans après, le risque d'un
05:10nouvel attentat est encore bien réel. Pour Gérard Biard, rédacteur en chef du journal depuis 15 ans,
05:20l'actualité récente prouve que les islamistes les plus radicaux ne renoncent jamais. Toute
05:26dernière information qui nous arrive de l'état de New York, Salman Rushdie aurait été poignardé
05:31alors qu'il s'apprêtait à monter sur scène pour une conférence. Salman Rushdie a cru malheureusement
05:37que le temps avait passé, que la fatwa n'intéressait plus personne, que ceux qui l'avaient
05:43lancée avaient oublié, que ceux qui s'en étaient emparés aussi avaient oublié. Mais en fait non,
05:50ces journalistes n'oublient jamais, ils croient à l'éternité, donc il faut toujours continuer à
05:55être vigilant tant qu'on n'en est pas venu à bout. Gérard Biard fait partie des journalistes les
06:03plus exposés à la menace islamiste. Il est protégé en permanence. Le quotidien n'est plus du tout le
06:10même, c'est difficile, on ne peut pas improviser, on ne peut pas se dire, tiens il fait beau,
06:15je vais aller acheter le pain, voilà, c'est quelque chose, il faut en quelque sorte tout planifier.
06:27Oui c'est vrai que c'est compliqué, ce qu'il doit interroger c'est le fait que
06:32une rédaction d'un journal, d'un journal satirique, d'un journal politique doivent être placés sous
06:40protection, pouvoir exercer, c'est ça qu'ils doivent interroger d'abord. Même ceux qui ne
06:47travaillent plus à Charlie Hebdo sont encore menacés. C'est le cas de Philippe Val, protégé
06:53depuis 2007 car il a fait l'objet d'une condamnation à mort par Al-Qaïda. Chez lui,
06:59a été installée une pièce blindée pour se réfugier en cas d'attaque, avec réserve d'eau et de vivres.
07:05Il faut casser un mur pour rentrer dedans, s'il vous plaît, il y a un téléphone avec une ligne
07:09d'alerte. Tous les déplacements que je fais sont une prise de risque calculée parce que je suis
07:16protégé, sinon on ne pourrait plus le faire, ce serait impossible, c'est trop dangereux. C'est
07:21vraiment, attendez, c'est vraiment important ce que je vous dis, c'est trop dangereux. C'est vrai que
07:25sans protection policière, on ne peut plus travailler. Ce jour-là, il va à Rennes pour la
07:32projection d'un film sur Charlie Hebdo, escorté par son officier de sécurité. C'est lui qui,
07:38au téléphone, s'assure que l'organisateur de l'événement arrive rapidement pour ne pas que
07:43Philippe Val reste trop longtemps au même endroit. Il faut que tout soit fluide, donc
07:50je hisse à l'avance tout ce que je dois faire, même parfois plusieurs jours à l'avance.
07:56Et voilà, on s'organise comme ça pour que ça soit rapide dans les lieux publics. Et si les
08:07conditions de sécurité ne sont pas optimales, tout peut être modifié. L'organisateur avait
08:16prévu un petit déplacement en métro en fin de projection, mais l'officier de sécurité va
08:21refuser. Oui, ils vont au cinéma à pied, je les emmène au cinéma à pied, mais par contre,
08:38pour prendre le métro, pour aller jusqu'à la paix, il vaut mieux y aller en voiture.
08:44Le dos reste un sujet qui nécessite de prendre un certain nombre de précautions. Je pense que
08:54c'est sage, c'est sérieux de l'appréhender de cette manière. Dans une démocratie libérale,
09:00on ne peut qu'être inquiet que pour organiser un événement qui n'a rien de sulfureux,
09:08où on soit obligé, pour des raisons d'ordre public, de prendre autant de précautions.
09:13Vous allez regarder un film qui me tient beaucoup à cœur.
09:23À l'intérieur, les gens ont dû s'inscrire avant d'assister à la projection. La liste
09:29a pu être vérifiée par les services de renseignement.
09:32C'est le premier épisode d'une longue histoire, d'une guerre, d'une guerre entre
09:40une religion radicalisée et la liberté d'expression des états de droit. C'est
09:46notre histoire, mais c'est votre histoire aussi. Le film projeté suit l'équipe de
09:52Charlie Hebdo pendant le procès intenté contre le journal en 2007 par l'Union
09:57des organisations islamiques de France et par la Grande Mosquée de Paris.
10:00Il était reproché à la rédaction du journal d'avoir publié les premières caricatures
10:27du prophète Mahomet. La justice les a relaxées.
10:30Le tribunal dit très clairement que nous avons participé de manière légitime à
10:36un débat d'intérêt général. On ne peut pas dire plus clairement que nous avions raison
10:40de participer à ce débat et de publier ces caricatures. Et le tribunal relaxe Philippe
10:45Valle totalement et complètement. Je pense que c'est une victoire, notamment
10:49pour les musulmans, les musulmans laïcs, les musulmans républicains qui en ont marre
10:53d'être représentés par des religieux. Philippe Valle est convaincu qu'il y a une
10:58voie possible pour réconcilier tous les points de vue, celle du rire.
11:02Je pense qu'il ne faut pas ressembler à nos ennemis, c'est la première chose.
11:06Pour l'illustrer, il livre une anecdote vécue lors du procès alors qu'il se tient à côté
11:11de ceux qui l'attaquent en justice. Le président fait une pause. J'étais dans
11:17l'alaise centrale, tassé. Et à côté de moi, coude à coude, il y avait l'avocat
11:21de la ligue islamique mondiale. On avançait serré, comme ça, petit pas, il était contre
11:26moi. Et là, il me dit, il tourne devant mon oreille, comme ça, il me dit « Monsieur
11:30Valle, Monsieur Valle, je ne suis d'accord avec rien de ce que vous dites, rien, rien,
11:34mais je voudrais bien être votre copain ». Forcément, on se marrait, quoi, quand même,
11:40vous voyez. Et ça, c'est la clé. Je pense que c'est la clé.
11:51Philippe Valle continue d'aller expliquer ce qu'est l'esprit Charlie, de le faire
11:57vivre. Et il n'est pas le seul. Juan, le dessinateur, le fait lui aussi. Et il continue
12:04de se moquer de toutes les religions, au risque de déplaire.
12:07Encore récemment, ça a failli aller jusqu'en justice, parce qu'il y a eu deux associations
12:12qui ont porté plainte. C'était un dessin qui représentait la Vierge Marie au moment
12:17des premiers cas de variole du singe en Europe. Donc, j'ai mis « Apparition de la variole
12:22du singe » en Europe. C'était la Sainte Vierge à Lourdes qui était insultée par
12:27les croyants, du coup. Ils pensaient qu'elles l'avaient attrapée de façon… pendant
12:32un rapport sexuel, quoi. Donc là, j'ai reçu beaucoup de lettres au journal qui priaient
12:39pour mon salut, qui… bon, parfois plus vindicatives. Et puis, j'ai aussi reçu des petites fioles
12:44d'eau bénite, vous savez, les petites vierges en plastique de Lourdes.
12:48Mais cet esprit Charlie est-il encore populaire ? Car en dix ans, le soutien au journal s'est
12:54fait plus discret. Bien loin des manifestations de soutien d'Edith et 11 janvier 2015, où
13:01plus de 4 millions de Français avaient marché ensemble.
13:03On est contre la violence, on est contre le terrorisme, on est contre la barbarie.
13:12Pour dire aux autres, nos musulmans, que ces pratiques sont contradictoires avec l'islam
13:18que j'ai pratiquement, que j'ai connu, dans lequel on m'a éduqué.
13:23La foule qu'on a vue le 11 janvier, elle était inouïe. J'avais jamais imaginé,
13:29jamais imaginé qu'autant de gens pourraient pousser les murs de Paris à ce point-là
13:33pour dire ensemble « ça n'est pas acceptable ». Et aujourd'hui encore, des gens n'ont
13:38pas compris ce que ça veut dire « je suis Charlie ». Ça veut pas dire « je ris à
13:41tous les dessins », « moi-même j'ai envie de caricaturer tous les prophètes
13:44de la Terre ». Ça veut juste dire « je n'accepterai jamais que des dessinateurs
13:49meurent pour avoir essayé de nous faire rire de la peur ».
13:52Le numéro, publié juste après les attentats, titré « Tout est pardonné », s'était
13:58vendu à plus de 8 millions d'exemplaires.
13:59L'important, c'est pas juste d'acheter celui-ci, c'est aussi de s'abonner parce
14:04que c'était déjà assez compliqué pour eux, ça va l'être encore plus aujourd'hui.
14:11Le nombre d'abonnés avait bondi soudainement de 15 000 à 260 000.
14:20Dix ans plus tard, l'engouement est retombé et le nombre d'abonnés n'est plus que
14:24de 31 000, huit fois moins.
14:26Dans la jeune génération, Charlie Hebdo est de plus en plus décrié, voire critiqué.
14:32Martin l'homme a 20 ans, il est journaliste à Charlie Hebdo et il a ressenti le besoin
14:40de créer une association pour aller parler de son journal aux jeunes de sa génération.
14:44Quand j'échange avec mes camarades de promo, qu'on échange avec d'autres jeunes
14:51à travers notre tour de France avec Génération Charlie, on se rend compte qu'aujourd'hui
14:56au sein de la jeunesse, le message que porte Charlie n'est parfois plus du tout compris.
15:01La jeunesse aujourd'hui est plus préoccupée par la libre expression de la religion que
15:08par la protection de la liberté de conscience, de la liberté d'expression.
15:12Alors l'équipe de Charlie Hebdo, les anciens comme les nouveaux, tentent d'expliquer
15:19et de transmettre cet esprit Charlie en allant voir cette jeune génération.
15:23Ri, c'est ici avec des lycéens en Alsace pour la fabrication d'un numéro spécial
15:29du 7 janvier entièrement fabriqué par ses élèves.
15:32C'est vrai qu'il faut presque leur expliquer ce qui s'est passé parce que maintenant
15:38c'est devenu un événement qui est entré dans l'histoire, ce n'est plus un événement
15:42d'actualité, ça l'était pour nous, mais à un moment donné tout doucement, je ne
15:45sais pas à quel moment ça se passe, mais à un moment donné ça devient un événement
15:48historique.
15:49Donc on leur parle comme d'un événement qui fait partie de l'histoire de France.
15:53L'esprit Charlie pour moi ça commence au collège ou au lycée quand avec des copains
15:56on a envie de déconner et ça commence à ce moment-là la vie d'esprit Charlie.
16:00Donc après il faut le maintenir et le faire perdurer.
16:03Dix ans après, la rédaction reste meurtrie.
16:08Surtout quand elle doit pleurer une nouvelle victime, Simon Fieschi, l'un des rescapés
16:15de l'attentat, retrouvé mort le 17 octobre dernier.
16:18Il avait été le premier touché par les frères Quachy.
16:22Les poumons perforés, la moelle épinière atteinte, il avait fallu des mois à ce webmaster
16:27pour pouvoir remarcher et retravailler au sein du journal.
16:31Quand Simon Fieschi est mort récemment, je me suis dit que c'est une victime du 7 janvier.
16:38Il a juste eu presque dix ans de sursis et c'est tout.
16:41Ça m'a tout de suite ramené à ça.
16:43Tout vous ramène tout le temps à ça en fait.
16:50Il incarnait beaucoup justement cette résistance et cette résilience, sachant qu'il ne pouvait
16:54plus marcher quand il s'est réveillé, qu'il s'était battu pour marcher, qu'il s'était
16:57battu pour tenir debout, qu'il avait suivi tous les procès, qu'il avait beaucoup d'humour.
17:02Il incarnait beaucoup cette résilience Charlie.
17:04Donc son départ a été, je le sais, une déflagration pour tous ceux qu'il connaissait,
17:10qu'il adorait et pour la rédaction de Charlie.
17:13Lui-même était conscient que le combat restait à mener.
17:16Ce qui est arrivé, ça nous est arrivé à nous Charlie Hebdo, mais c'est aussi une
17:22attaque contre nos libertés à tous.
17:25Et si les gens oublient ça, c'est très inquiétant pour eux, pour nous, c'est un épouvantable
17:33message à faire passer à ceux qui nous ont attaqués.
17:35Ça veut dire que c'est eux qui gagnent.
17:40En souvenir de ceux qui sont morts, les rescapés de Charlie Hebdo veulent continuer d'user
17:45et d'abuser de cette liberté.
17:48Et les dessinateurs continuent de faire rire et de ne rien s'interdire.
17:52Sans oublier le 7 janvier, mais sans rien céder à la peur.

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