Devoir de vigilance : affaire Shell avec Philippe Portier, Associé, Jeantet.
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00:00On poursuit l'émission, on va parler du devoir de vigilance à l'aune de la décision
00:15Schell du 12 novembre dernier de la Cour d'appel de l'AE avec mon invité Philippe Portier,
00:21associé chez Janté. Philippe Portier, bonjour.
00:24Bonjour Arnaud. Alors avant d'évoquer la décision Schell
00:28de la Cour d'appel de l'AE du 12 novembre dernier, comment expliquez-vous la multiplication
00:35des contentieux climatiques ? C'est un sujet multifactoriel je dirais.
00:41D'abord il y a un esprit du moment qui est en train d'essayer de transformer le capitalisme
00:46tel qu'on l'a connu, créer une sorte de capitalisme responsable peut-être à mi-chemin
00:51entre un capitalisme directif à la chinoise et un capitalisme de marché à l'américaine.
00:57C'est peut-être une opportunité. Il y a également une aspiration populaire qui se traduit notamment
01:02dans les talents. Les jeunes dans les entreprises veulent rejoindre des entreprises qui agissent
01:07et pour que les entreprises agissent, il y a le levier qui est porté par les ONG qui
01:11sont très très actives depuis quelques années sur ces territoires-là, qui engagent des
01:15procédures assez fréquemment et qui utilisent tous les leviers que les droits locaux ou
01:20demain le droit européen leur fournissent. Donc je dirais que cette somme de facteurs
01:24conduit assez logiquement à une multiplication des procédures devant les tribunaux administratifs,
01:31devant la Cour européenne des droits de l'homme, devant les tribunaux judiciaires ordinaires,
01:35etc. Ce qui a d'ailleurs amené la Cour d'appel de Paris à créer une chambre spéciale
01:40pour les contentieux émergents. Le tribunal judiciaire de Paris a créé également une
01:43chambre pour ces affaires-là. Donc on sent bien qu'il y a quelque chose qui est en
01:47train de bouillonner et qui va donner lieu à un nombre de procédures croissants au
01:54cours des années qui viennent. D'autant plus qu'il y a une alimentation par le biais
01:58des textes même, de la réglementation, qui évidemment donne de la substance à tout cela.
02:03Alors on va revenir sur la décision du 12 novembre dernier de la Cour d'appel de l'AE.
02:10Shell l'a remportée face aux associations, aux ONG. Expliquez-nous un peu le contexte
02:17de cette décision et puis la décision en tant que telle.
02:19Alors c'est un contexte qui montre la complexité du sujet, si je puis me permettre. D'abord on a
02:27beaucoup parlé de devoir de vigilance, on va y revenir, mais dans cette affaire-là c'est
02:31juste une problématique de responsabilité extra contractuelle, délictuelle comme on
02:35disait auparavant. Le tribunal de l'AE, en première instance, avait condamné Shell sur
02:41deux terrains. Le premier c'était la constatation d'une faute et ensuite avec
02:47une obligation de remédier à cette faute. Sur le premier sujet, cette faute a été confirmée
02:53par la Cour d'appel de l'AE. Cette faute est issue de l'application du code civil néerlandais,
02:58de la même manière qu'en France un tribunal aurait pu condamner sur le terrain de l'article
03:021240 du code civil, c'est-à-dire celui qui oblige les citoyens, que ce soit des personnes
03:08physiques ou des personnes morales, à éviter de causer à autrui des dommages. C'est le principe
03:13général de notre responsabilité délictuelle. Donc il y a eu constatation d'une faute,
03:17quelle est cette faute ? C'est simplement une forme d'inaction ou d'insuffisance dans l'action
03:22qui a été reprochée à Shell de ne pas avoir mis en oeuvre les moyens internes sur les trois scopes
03:29de l'action contre les gaz à effet de serre, qui sont sa propre externalité, l'externalité
03:36induite par sa consommation énergétique, et le troisième scope qui est le plus compliqué,
03:41c'est celui de la chaîne de valeur, c'est-à-dire les fournisseurs, les sous-traitants et les clients.
03:45Donc celui sur lequel d'ailleurs on demandait également à Shell d'agir pour baisser,
03:50et ça c'est la sanction, pour baisser, objectif, baisser ses émissions de gaz à effet de serre de
03:5745% entre 2019 et 2030. Donc il y a bien eu la reconnaissance d'une faute fondée sur un ensemble
04:06de principes qui sont essentiellement des principes que l'on trouve dans des traités internationaux
04:11qui jusqu'à présent n'avaient pas de traduction impérative dans des droits locaux. Et c'est ça
04:15qui est intéressant dans cette décision, c'est qu'on voit une transformation progressive,
04:20et pas simplement aux Pays-Bas, un peu partout, de la RSE, qui était un concept de soft law,
04:24on va dire, avec des engagements plus ou moins éthiques et plus ou moins volontaristes. On voit
04:31cette traduction au travers des traités, etc., dans une espèce de socle d'obligation de principes
04:39généraux, de duty of care, comme dirait les anglo-saxons, ce qui est à peu près la traduction
04:43du concept néerlandais qui a été mis en oeuvre dans ce cas-là, et que donc ce duty of care doit
04:48s'exprimer dans ces domaines environnementaux qui, par ailleurs, atteignent aux droits de l'homme.
04:53Et ça c'est intéressant de voir cette jonction entre le droit de l'environnement et les droits
04:59de l'homme. Donc ça c'est la constatation de la faute, et la Cour d'appel de l'AED ne fait que
05:03confirmer l'existence de cette faute. Donc c'est pour ça que c'est une victoire de Shell, mais
05:08une victoire partielle, simplement. Ensuite, sur l'obligation en résultant, c'est là où Shell
05:13l'emporte, c'est-à-dire de la même manière que, par exemple, la France avait été condamnée dans
05:17ce qu'on avait appelé le procès du siècle pour inaction climatique, ou encore récemment la Suisse
05:22par la Cour européenne des droits de l'homme, ou même les Pays-Bas dans l'affaire Urgenda il y a
05:27quelques années, par inaction. Donc une constatation d'une faute, mais à chaque fois tout cela bute
05:32devant la conséquence, la sanction, que ce soit des dommages à intérêt. La France n'a toujours pas
05:37été condamnée, et les ONG agissantes ont échoué de ce point de vue-là. Et puis la réduction de 45%
05:45a été invalidée, au motif que personne n'est capable de dire comment Shell va pouvoir se débrouiller
05:50pour baisser de 45%, et on ne peut pas lui imposer un montant normatif de cette taille-là, d'autant plus
05:57qu'aucun texte, pour le coup, n'impose rien à part les accords de Paris qui visent à cette
06:03limitation, l'augmentation des températures à 1,5°C en 2050. Donc il n'y a pas pour l'instant, sur la
06:11tête des entreprises, un risque qui va au-delà de la constatation d'une faute. Est-ce que ça veut dire
06:15que c'est un recul en matière de justice climatique selon vous, cette décision ? Qu'est-ce qu'il faut
06:20en retenir ? Non, je pense que c'est l'émergence progressive de ce que j'appelle le capitalisme
06:26responsable sous l'action des ONG. C'est-à-dire qu'il y a une vingtaine d'années, une entreprise pouvait,
06:31une grande société pouvait dire, il n'est pas de notre responsabilité d'agir pour le bien commun.
06:36L'entreprise, elle avait des actionnaires, et on a fait émerger de manière plus radicale l'intérêt
06:42social en 2019 avec la loi Pacte chez nous, mais on retrouve ça aussi aux Etats-Unis dans le combat
06:48entre la shareholder theory et la stakeholder theory, etc. Cette idée, pour qui agit l'entreprise ?
06:53Quel est son rôle sociétal en quelque sorte ? Il y a encore une vingtaine d'années, avant l'émergence
06:58de la RSE, l'entreprise était là pour faire des profits pour elle-même et pour ses actionnaires,
07:01fin de l'histoire. Elle n'avait pas d'engagement spécifique, de redevabilité, on va dire, sociétale.
07:07Il y a eu l'émergence à ce moment-là de la RSE, qui a toujours été dans le domaine de la soft law,
07:14et donc l'entreprise s'est plus ou moins engagée avec des dynamiques diverses. Il y a eu l'entreprise
07:20à mission, et puis un socle qui a commencé à croître. En 2019, évidemment, la loi Pacte,
07:25mais également les obligations de reporting, qui ont trouvé leur traduction plus récente dans la
07:30CSRD, la directive sur le... Également la raison d'être. Et la raison d'être, par exemple, mais
07:35tout ça, cette raison d'être est une possibilité, c'est une flexibilité ouverte, mais donc cette RSE,
07:41c'est de plus en plus structuré pour aboutir aujourd'hui. Et le terme responsabilité, par
07:45exemple, était très mal trouvé. On aurait dû parler de redevabilité, puisque c'est une espèce
07:48d'engagement plus moral que juridique, alors que la responsabilité traduisait un faux concept de
07:53responsabilité juridique qui a amené énormément d'incompréhension. Donc là, aujourd'hui, on arrive
07:59un peu à ce tournant-là, c'est-à-dire que les textes se multiplient, notamment sur le terrain
08:03du greenwashing, du fairwashing, etc. Toutes ces impostures qui sont décriées avec des actions sur
08:10des territoires qui sont les pratiques commerciales trompeuses. On a une directive qui
08:15commence à être discutée sur les allégations environnementales. On voit bien ce levier qui
08:22pèse sur les entreprises, de la judiciarisation, de ce qui, jusqu'à présent, avait été conçu plus
08:28comme une espèce d'engagement moral, éthique, sur la base de laquelle l'entreprise promouvait
08:33ses produits ou ses services. Aujourd'hui, ce monde-là est en train de changer. Donc oui,
08:37l'affaire Herschel va être décevante pour les ONG qui attendaient véritablement une politique du
08:43bâton, mais on a quand même la consécration d'un phénomène qui est la responsabilité.
08:49D'accord, il y a une vraie tendance de fond.
08:50Il y a une tendance. Et il y a un relais, de toute façon, qui va s'imposer aux entreprises,
08:54sauf s'il y a un revirement politique. C'est la nouvelle directive CS3D sur le
09:00devoir de vigilance des groupes. On va conclure là-dessus. Merci Philippe
09:04Portier. Je rappelle que vous êtes associé au sein du cabinet. Gentil.
09:06Merci Arnaud.
09:07Merci à toutes et à tous pour votre fidélité. Restez curieux et informés.
09:12À très bientôt sur BeSmart for Change pour un nouveau numéro de Lexinside.