Kamel Daoud, écrivain et journaliste, lauréat du prix Goncourt 2024 pour son roman "Houris" (Gallimard), est l'invité du Grand entretien. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-mercredi-11-decembre-2024-8913940
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00:00Et avec Léa Salamé, nous recevons ce matin un écrivain franco-algérien pris concours
00:052024 pour son roman « Ouri » paru chez Gallimard, il est également chroniqueur à l'hebdomadaire
00:11Le Point.
00:12Question, réaction, amis auditeurs, au 01 45 24 7000 et sur l'application de Radio
00:19France.
00:20Kamel Daoud, bonjour.
00:21Bonjour.
00:22Et bienvenue sur Inter.
00:23Dans un monde normal, ces dernières semaines auraient dû être un moment heureux on l'imagine
00:29dans votre vie d'écrivain avec ce prix concours et votre roman en tête des meilleures
00:34ventes de livres.
00:35Mais manifestement, le bonheur attendra puisque vous êtes l'objet d'une cabale dans votre
00:41pays, l'Algérie.
00:42Vous avez écrit un texte marquant sur le sujet il y a quelques jours, publié dans
00:47Le Point.
00:48On va y venir.
00:49Mais on ne peut pas ne pas vous parler d'abord de votre confrère en écriture et ami Boalem
00:56Sansal, arrêté le 16 novembre dernier à l'aéroport d'Alger, il est incarcéré
01:02dans les geôles algériennes pour atteinte à la sûreté de l'Etat.
01:06Que ressentez-vous ce matin Kamel Daoud alors que cela fera bientôt un mois que Boalem
01:12Sansal est en prison ?
01:13Écoutez, je ressens comme beaucoup d'Algériens de la colère, le sentiment d'humiliation,
01:18d'avilissement aussi de l'image que l'on donne de l'Algérie parce qu'il y a quand
01:21même eu des sacrifices pour se payer là.
01:23Je ressens de la tristesse.
01:25Je ressens une sorte d'envie de ne plus parler d'Algérie parfois, de m'ouvrir au reste
01:30du monde parce que ça a été blessant.
01:32Mais je ressens aussi le besoin d'être solitaire, de continuer, d'expliquer aussi qu'est-ce
01:38qui se passe en Algérie par rapport à l'opinion occidentale.
01:40Parce qu'une des choses les plus difficiles à expliquer au monde c'est qu'est-ce qu'est
01:43une dictature.
01:44Parce que tant qu'on ne la ressent pas dans son corps, il est très difficile d'expliquer
01:48aux gens qui vivent dans la démocratie qu'est-ce que c'est une dictature.
01:51Donc tout cela c'est un peu mêlé.
01:52Mais je ressens aussi de la joie parce que j'ai eu le Goncourt.
01:55Et ça, il ne me l'enlèvera jamais.
01:57Et je ressens de la fierté et j'ai envie de continuer à écrire des livres.
02:01Ah, ça fait plaisir parce que votre texte dans Le Point était quand même très sombre
02:05il y a quelques jours.
02:06Vous disiez il y a des fois je me demande pourquoi je continue à écrire.
02:09Mais là on est content de vous entendre dire que vous avez de la joie.
02:13Tout à fait parce que le régime à ses méthodes et quand on s'attaque à vos familles, à
02:19vos proches, à vos enfants, c'est quelque chose de douloureux à surmonter.
02:22Je pose la question du prix de la liberté parce qu'on en parle ici en Occident parce
02:25qu'on a oublié la Deuxième Guerre mondiale.
02:26Mais nous, nous savons qu'est-ce que c'est la liberté, combien elle coûte et est-ce
02:30qu'on est capable de payer le prix ou pas.
02:32On va parler de ce qui vous est arrivé à vous depuis le prix Goncourt notamment.
02:35Mais d'abord sur Boualem-Sensal, la chambre d'accusation de la Cour d'appel d'Alger
02:40statuera aujourd'hui sur la demande de remise en liberté de Boualem-Sensal.
02:43Son avocat français, François Zimré, n'a pas été autorisé à se rendre en Algérie.
02:47Il tiendra une conférence de presse aujourd'hui à 15h à Gallimard, chez Gallimard vous y
02:52serez, avec Antoine Gallimard.
02:54Vous êtes clairement inquiet ce matin, vous gardez un peu d'espoir malgré tout, grâce
02:59à la mobilisation internationale, le monde littéraire dans le monde entier qui s'est
03:03mobilisé pour Boualem-Sensal.
03:05Vous pensez que ça peut faire bouger les choses diplomatiquement ou vous êtes très
03:08pessimiste ce matin ?
03:09Je suis pessimiste.
03:10Est-ce que ça peut faire bouger les choses ? Non.
03:13Mais ça participera à ce que le cas de Sensal et d'autres écrivains ne tombent pas dans
03:16l'oubli.
03:17Il ne faut pas qu'on l'oublie.
03:18Il s'agit d'être dans l'endurance et dans le temps.
03:21Est-ce que ce régime est sensible à la mobilisation internationale ? Non, il a construit son
03:26équation de survie sur le fait que le monde entier nous en veut et qu'il y a un complot
03:30international contre nous.
03:32Donc plus on se mobilise, plus on gonfle et on dope l'équation du complot international.
03:36Donc c'est contre-productif vous dites ?
03:37Non, ce n'est pas contre-productif.
03:39Nous avons affaire à un régime qui est faible, qui est rancunier, qui est violent.
03:42Il faut imaginer l'Allemagne de l'Europe de l'Est dans les années 70.
03:46Persécution, écoute, pression policière, etc.
03:51Donc je ne suis pas quelqu'un d'optimiste sachant les mœurs de ce régime-là, mais
03:56je pense qu'il faut une mobilisation continue parce que c'est la moindre des choses et
04:00pour que Boalem et d'autres écrivains, parce qu'on ne parle que de Boalem parce qu'il
04:03est francophone, il y a d'autres écrivains algériens, arabophones qui souffrent, qui
04:06se sont cachés, qui sont exilés, etc.
04:08Donc pour qu'on puisse continuer à soutenir les écrivains.
04:11Parce qu'il s'agit aussi d'un enjeu français, la liberté.
04:14Si vous oubliez en France, si nous oublions en France le prix de la liberté, on la perdra.
04:17Pourquoi Kamel Daoud, l'Algérie, déteste-t-elle ses écrivains ?
04:21Je me suis posé la question depuis longtemps, ce n'est pas avec le Goncourt, ça a commencé
04:26pour moi, ça a commencé depuis des décennies, mais pas uniquement moi.
04:28Je pense que l'écrivain représente un peu ce côté guérison par l'universalité.
04:33Choix d'aller vers l'autre, de comprendre le monde, de faire partie du monde face à
04:38un pays qui bâtit son hypernationalisme sur le refus du monde, sur le repli sur soi.
04:43Il y a ce côté universel, ce côté défense des valeurs.
04:46Parce que qu'est-ce qu'on nous reproche au fond ? Qu'est-ce qu'on me reproche à moi,
04:49un homme qui écrit des fictions ? Je n'écris que des fictions.
04:51De défendre les femmes, je l'assume.
04:53De défendre la liberté, je l'assume.
04:54De dénoncer l'islamisme, je l'assume.
04:56De dénoncer l'autoritarisme, je l'assume.
04:58Est-ce que ça fait de moi un diable ? Je serai le diable.
05:01Vous disiez dans le Figaro, Sansal est mon ami et je ne comprends pas son imprudence.
05:06Vous sembliez dire qu'il n'aurait pas dû, à votre sens, vu les menaces retournées en Algérie.
05:11Ce n'est pas le moment de le répéter, mais je le crois.
05:13On en discutait souvent et je lui disais, même lui me conseillait ça.
05:17C'est-à-dire ne pas y aller.
05:18Mais vous savez, quand on est un exilé, on est toujours tenté par le dernier voyage.
05:21Celui où on prend les dernières photos, celui où on prend les derniers bibelots.
05:25Et on se dit, je vais refaire ma vie ailleurs.
05:26Le dernier voyage, c'est le plus dangereux.
05:28Vous pensez qu'il faisait son dernier voyage, qu'il voulait prendre les derniers bibelots et les dernières photos ?
05:33Je le sais et je le crois.
05:34Comment avez-vous reçu les propos de ceux qui disent regretter que Boalem Sansal soit en prison ?
05:40Qui demandent sa libération, mais qui disent aussi que les propos et les positions tenues par Sansal relèvent de l'extrême droite,
05:47d'une forme de suprémacisme.
05:49Ça, c'est Sandrine Rousseau, mais il y en a d'autres.
05:52Ce « oui mais », comment vous le recevez ?
05:54Le « oui mais », moi je le traduis, je suis un lâche, mais je suis un savant.
05:58Je sais bien parler.
05:59C'est ça le « oui mais » pour moi.
06:00On conteste un homme libre et on soutient un homme en prison.
06:04Ça, c'est la règle de base.
06:05Quand quelqu'un est en prison, on le soutient.
06:07Le problème des écrivains d'origine algérienne comme moi, c'est qu'on est piégé par les fractures françaises.
06:11Vous arrivez dans ce pays, vous voulez parler d'islamisme, ils vous disent « attention, islamophobie ».
06:15Vous voulez parler de l'échec du pays d'origine, on vous dit « vous êtes contre la migration ».
06:19Vous voulez parler du rapport au reste du monde, donc vous ne pouvez pas dire ça parce que vous allez faire le jeu de l'extrême droite.
06:25Au fait, on est bridé.
06:26En Algérie, nous sommes accusés d'être français et en France, nous ne sommes pas les bons arabes pour certains.
06:32Et on est entre les deux.
06:33On n'est pas de bons arabes pour certains et on est des français pour l'origine algérienne.
06:37Où voulez-vous que l'on aille ? On va vers des pays où nous défendons nos libertés.
06:41Pour vous, on peut contester Boalem Sansal, ce qu'il dit, ce qu'il écrit, mais pas quand il est en prison ?
06:45Non, je ne contesterai jamais ce que dit Boalem.
06:48Non, vous, mais ce que je veux dire, c'est la liberté.
06:51C'est aussi la liberté de certains dirigeants politiques ou autres de pouvoir contester ses textes.
06:55Mais ce qui peut d'ailleurs être contesté et contestable, c'est qu'il est en prison.
07:01Donc aujourd'hui, pour vous, on demande sa libération, point.
07:04Point, et c'est tout.
07:05Et puis, vous savez, il y a une réalité qui n'est pas visible en France.
07:09Ce qu'on reproche à Boalem sur les frontières, sur quoi que ce soit, c'est sa liberté d'opinion.
07:15C'est un homme qui a exprimé une opinion, on lui répond par une opinion, pas par de la prison.
07:19Ça, c'est la première des choses.
07:20Mais même ces élites de gauche algéroise qui contestent à Boalem sa liberté de pensée,
07:26oseront-ils dire la même chose face aux prêcheurs islamistes si chaque vendredi répètent les mêmes choses ?
07:30Qui ne reconnaissent pas les frontières algériennes ni l'histoire algérienne.
07:33Personne n'ose regarder les islamistes dans les yeux et les contester.
07:36Vous parlez des intellectuels de gauche en Algérie ?
07:38En Algérie.
07:39Je vais vous donner un exemple.
07:40La même semaine où Boalem a été arrêté, c'est la semaine où on a innocenté un chef terroriste algérien de la région de Bouira et ses acolytes.
07:48Ils ont été innocentés, libérés de la prison.
07:51La même semaine où Boalem Sansan a été arrêté.
07:54Voilà où nous en sommes dans notre pays d'origine.
07:56Nous en sommes à saluer et à baisser les yeux devant les islamistes et à taper sur un écrivain,
08:01tous les écrivains, sur la littérature, sur la liberté, sur les valeurs, sur la démocratie.
08:07Il n'y a pas que Boalem Sansan, il y a aussi vous Kamel Daoud, votre roman Ouri est censuré en Algérie.
08:14Votre maison d'édition Gallimard a été empêchée d'assister au Salon du Livre d'Alger.
08:19Dans ce texte publié dans Le Point sur lequel nous disions un mot à l'instant,
08:26vous revenez longuement sur les attaques que vous avez subies.
08:29Vous écrivez « Ouri a rencontré son public, certains évoquaient la possibilité du concours.
08:34J'étais euphorique, heureux pour moi et pour l'Algérie.
08:37Mais je savais que cette réussite avait un prix.
08:40En octobre, un ami algérien m'écrivit.
08:42Je croise les doigts.
08:43Je répondis.
08:44Je ne sais si la bonne nouvelle serait d'avoir ce prix ou de le rater.
08:49Je n'avais aucune idée de l'enfer qui m'attendait.
08:53Vous traversez l'enfer ?
08:55Oui, mais c'était plus douloureux parce qu'il y avait de la joie.
09:00Mais maintenant, je suis revenu à ma nature.
09:01C'est celle de la résilience, celle de la résistance.
09:03Je continuerai à faire ce que je fais.
09:05Mais au début, la joie vous fragilise quelque part.
09:07Vous êtes nu dans la joie.
09:08Vous êtes vous-même.
09:09C'est la mémoire secrète de chaque être humain.
09:11Et quand ce moment est arrivé, j'étais heureux.
09:13J'étais profondément heureux pour moi, pour mes maîtres d'école,
09:16pour l'histoire de mon pays natal, pour l'histoire de mon pays d'accueil.
09:19Mais d'un autre côté, je savais que ça allait venir.
09:21Je savais que je ne pouvais pas échapper à ça.
09:24D'autant plus que l'apparition de Houri, dès le début, dès la première semaine,
09:28il y avait des éditos dans les journaux gouvernementaux
09:30qui parlaient de complot, de cheval de Troyes, etc.
09:33Je m'attendais à ça.
09:34Mais la joie vous fait oublier un peu la prudence.
09:37Et je me suis dit, le jour du concours, ça va être démultiplié par dix.
09:40Ils ne vont pas me le pardonner.
09:42Ils ne me pardonnent pas depuis des années.
09:44Ils ne vont pas me le pardonner.
09:45Je ne m'attendais pas à l'arrestation de Boalem Sansal, pour être sincère.
09:48Est-ce que vous pensez que c'est lié à votre concours ?
09:50Uniquement, pas lié d'une manière directe.
09:52Ils l'ont attrapé.
09:54Ils l'ont attrapé.
09:55Je pense que le régime ne s'attendait pas à ce que ça leur tombe du ciel comme ça.
09:58Ils l'ont attrapé.
09:59Ce qu'ils voulaient dès le début, c'était la logique des boules puantes,
10:02nous attaquer, nous diffamer, nous discréditer, etc.
10:05Après bon, il y a eu ça.
10:08Et puis il y a eu cette plainte, ces deux plaintes déposées contre vous et votre épouse,
10:12psychiatre, déposée par une femme qui s'appelle Saada Arban
10:15et qui affirme que votre roman, Houri,
10:17est en réalité une transposition de ses confidences à elle,
10:20qu'elle a faite à votre épouse.
10:22Cette femme est effectivement la seule rescapée d'un massacre
10:25qui a emporté sa famille durant la guerre civile des années 90 en Algérie,
10:29alors qu'elle n'avait que 6 ans.
10:30Ça résonne avec le livre d'Houri.
10:32Et elle affirme que vous avez raconté sa vie à elle dans le livre,
10:36qu'elle est le personnage d'Aube qui est votre héroïne
10:39et que vous avez, c'est ce qu'elle dit, volé sa vie sans son consentement.
10:43Comment avez-vous reçu cette accusation et ces plaintes, vous et votre épouse ?
10:46Je m'y attendais. Ce n'est pas la seule plainte.
10:49L'association des victimes du terrorisme algérien a déposé aussi plainte contre moi.
10:52Je veux dire, il y a trois associations qui représenteraient les victimes du terrorisme
10:55ont aussi déposé des plaintes contre moi.
10:57Je m'attendais à des réactions pareilles parce que c'est la même méthode.
11:00En 97, un photographe algérien a pris cette fameuse photo de la madame de Bentalha.
11:05C'était exactement la même chose, décrédibilisation, attaque sur sa personne.
11:08Et à la fin, ça va finir par l'apothéose,
11:10cette dame qui se présente à la télévision en disant qu'il a volé mon histoire,
11:13il a fait ceci, cela.
11:14Les méthodes sont les mêmes. Je m'y attendais à ça.
11:16Moi, j'ai raconté une guerre civile avec différentes victimes.
11:19J'ai interviewé plein de gens, des mutilés.
11:21Il y a eu des centaines de milliers de morts.
11:22Il y a eu des dizaines de milliers de mutilés.
11:25J'ai fait mon enquête, j'ai fait mes entretiens, j'ai mes archives.
11:28J'ai rencontré des mutilés, femmes et hommes.
11:31Et j'ai construit.
11:32Maintenant que quelqu'un se présente en disant que c'est mon histoire,
11:34qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse ?
11:35C'est comme si vous faites un roman.
11:36Est-ce que c'est vrai qu'elle a rencontré votre épouse, qu'elle lui a raconté sa vie,
11:39qu'elle dit que vous l'aviez reçue chez vous ?
11:42Tout ça est faux ?
11:43Non.
11:44Écoutez, que les choses soient claires.
11:45Moi, je n'ai aucun rapport avec le travail de ma femme.
11:48Moi, je mène mon travail moi-même.
11:50Ma femme, elle fait son travail elle-même.
11:52C'était un médecin reconnu, c'est un psychiatre reconnu par ses pères, etc.
11:55Je ne suis pas quelqu'un de naïf pour faire ça.
11:56Bien sûr, mais elle dit qu'elle vous a rencontré.
11:58Vous, dans son témoignage, elle dit qu'Amel Daoud,
12:01enfin, il y a trois ans, j'ai été invitée par Mme Badaoud
12:03à prendre un café chez eux dans la cité Asnaoui, à Alger.
12:05C'est pas à Alger, c'était à...
12:08C'était à Orange.
12:10Kamel Daoud m'a alors demandé s'il était possible
12:12de raconter mon histoire dans un roman.
12:13J'ai refusé.
12:14Absolument pas.
12:16Sa mère, c'est la mère adoptive de cette jeune femme
12:19et l'ex-ministre de la Santé algérienne.
12:21Elle a raconté son histoire partout.
12:22Tout le monde connaît son histoire en Algérie et surtout à Oran.
12:25C'est une histoire qui est publique.
12:27Mais le fait qu'elle se reconnaisse dans un roman,
12:29qui ne la cite pas, qui ne raconte pas sa vie,
12:31qui ne raconte pas les détails de sa vie,
12:33je suis désolé, je n'y peux rien.
12:34Il y aura demain d'autres personnes qui vont se dire
12:36Monsieur Daoud raconte mon histoire.
12:37Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse ?
12:39Moi, j'ai raconté une guerre.
12:40Je ne l'ai pas inventée, je ne l'ai pas commise.
12:42Ça, c'est clair.
12:43La deuxième des choses, mon roman n'a rien à voir avec cette femme-là.
12:46Il faut que les choses soient claires.
12:47C'est un roman de fiction.
12:49La troisième des choses, il n'y a aucun secret médical dans ce livre
12:52pour ceux qui l'ont lu.
12:53Je trouve quand même étrange en Algérie que tous les médias
12:56qui me tombent dessus commencent toujours par cette phrase.
12:58Je n'ai pas lu le roman, mais...
13:00La troisième des choses, c'est que je savais
13:02que ça allait provoquer des réactions violentes.
13:03C'est un trauma, cher madame, c'est un trauma.
13:06Et quand on parle d'une douleur qui est cachée et qui est niée,
13:08les réactions vont être violentes, allaient être violentes.
13:11Et je le savais.
13:12Moi, ce qui m'étonne maintenant, c'est de voir comment on a fait
13:15d'un écrivain à un criminel et qu'on baisse les yeux devant
13:18les vrais criminels qui ont tué.
13:19Moi, ce dont je rêve, c'est un pays qui abroge l'article 46
13:24qui nous interdit de parler de la guerre civile.
13:26Donc, mon roman, je l'ai écrit.
13:28Je le réécrirai et j'écrirai même un quatrième, un cinquième
13:30sur cette guerre si j'en ai envie, parce que cette guerre,
13:33je l'ai payée.
13:34Maintenant, que des gens se reconnaissent ou pas,
13:36c'est leur douleur, c'est leur traumatisme.
13:38Pourquoi cette femme, elle est partie à la télévision
13:40au lieu de partir à la justice ?
13:42Donc, pour vous, elle est manipulée par le régime ?
13:44Ah mais totalement.
13:45C'est une double histoire très triste.
13:47On voit cette femme raconter une histoire alors que sa blessure
13:49raconte une autre histoire.
13:51Moi, j'ai envie que toutes les victimes de la guerre civile
13:54soient invitées dans les médias, qu'elles puissent parler,
13:57qu'elles puissent témoigner, qu'elles puissent accuser,
13:59qu'elles puissent demander aux autres de demander pardon.
14:01J'ai envie que mon pays soit réparé.
14:03J'ai envie qu'il répare au fond de lui-même ce qu'il a commis,
14:06qu'il assume son histoire.
14:07Le crime, c'est de ne pas pouvoir parler de cette guerre.
14:10Le crime n'est pas d'écrire un roman sur cette guerre.
14:13Vous aviez révélé dans Le Point il y a quelques jours
14:16les raisons qui vous ont conduit à l'exil,
14:19puisque vous avez décidé de vivre en France il y a plus d'un an.
14:23Et vous n'aviez jamais, au fond, parlé des raisons
14:25qui vous ont conduit à cet exil.
14:28Vous dites qu'il y a d'abord eu, en 2018,
14:30et ça a été un point de bascule pour vous,
14:32la profanation de la tombe de votre père
14:34dans le cimetière de votre village natal.
14:36Ce sont des choses que j'ai toujours gardées pour moi.
14:39C'est blessant d'en parler.
14:40La double profanation de la tombe de mon père,
14:43ça a été un grand virage dans ma vie.
14:45La double parce que vous l'avez réparée
14:46et une semaine après, ils l'ont profanée à nouveau.
14:48Exactement. Il n'y a pas eu d'arrestation, pas d'enquête.
14:50J'ai fait à l'époque ce que je pouvais pour retrouver.
14:52Personne ne voulait enquêter sur ça.
14:54C'est un moment intime.
14:55Je ne sais pas comment l'expliquer à vos auditeurs,
14:58mais c'est quelque chose qui est blessant.
14:59Je n'aime pas mettre ma douleur en avant.
15:01Le jour où je me suis exilé, il y a quelques mois,
15:0418 mois en France, la même chose.
15:06J'ai subi des convocations.
15:08Vous parlez d'un café à Oran.
15:12Vous êtes invité à prendre un café par ?
15:14Les services.
15:16Vous savez, en Algérie, les Algériens qui nous écoutent
15:19maintenant savent très bien ce que signifie la formule
15:21d'être invité à prendre un café.
15:23Expliquez aux Français ce que ça veut dire.
15:25Être invité à un café, c'est le premier contact.
15:27Généralement, il est très courtois.
15:28Il est poli.
15:29Mais la deuxième étape, c'est la machine qui se met en branle.
15:32Vous êtes très bien reçu.
15:34Le café est très bon.
15:35Mais on vous explique un peu le nous, l'État, la surveillance,
15:39les intérêts du pays, le complot international, la France.
15:42Et vous comprenez que vous êtes sur la liste.
15:45Vous le comprenez immédiatement.
15:46Dès que vous êtes invité à un café, vous le comprenez immédiatement.
15:49Et comme je l'ai écrit dans le point, il faut prendre un avion très vite.
15:52Et là, vous comprenez, vous vous dites je ne peux pas rester
15:54et il faut que je mette ma famille et mes enfants à l'abri.
15:57J'ai pris cette décision en une semaine.
15:59En une semaine, il fallait partir.
16:01Et je ne vous raconte pas le jour où je suis parti à 3h30 du matin avec les passeports.
16:04Les agents connaissent l'angoisse de la PAF.
16:07Ce moment où le policier examine votre passeport et que vous ne savez pas
16:10qu'est-ce qu'il va dire, qu'est-ce qui va arriver.
16:12Je n'ai pas voulu aussi en parler parce que je n'aime pas être dans une sorte de posture
16:16de l'exilé, martyre, etc.
16:18C'est une douleur intime.
16:19C'est à moi et je ne veux pas en parler.
16:22Mais là, avec l'arrestation de Boalem Sansal, il vous semblait important d'expliquer
16:26à l'opinion publique occidentale qui ne sait pas, comme vous dites,
16:32ce que c'est de vivre dans un régime autoritaire,
16:35dans un régime de terreur intellectuelle.
16:38Comment tout est vérifié, comment à tout moment,
16:43vous pouvez vous faire arrêter au moment du passage à la douane, à l'aéroport.
16:46Vous ne savez pas.
16:47Bien sûr, mais vous savez, en France et dans le reste de l'Occident,
16:49on ne comprend pas la dictature algérienne pour trois raisons.
16:52La première, il y a le biais linguistique.
16:53On est francophone et on n'a pas accès aux élites et à la production éditoriale arabophone.
16:58Ça, c'est un biais qui ne permet pas de comprendre l'Algérie.
17:01La deuxième, il y a une sorte de tétanisation des intellectuels entre les deux pays.
17:04Dès que vous parlez d'islamisme, vous avez peur d'être taxé d'islamophobe en France.
17:08Donc là, le réflexe est de ne pas parler de ce qui se passe en Algérie.
17:11Le troisième réflexe, c'est que les élites de gauche,
17:14et on le voit maintenant un peu dans le monde arabe, elles sont dans l'échec total.
17:18On vous parle de Syrie, par exemple.
17:20Une question au standard sur le sujet.
17:22Très bien, je vous écoute.
17:23Sabine va vous la poser.
17:24Bonjour et bienvenue.
17:25Bonjour.
17:27On vous écoute.
17:28Bonjour.
17:29Alors déjà, j'aimerais vous féliciter, monsieur Daoud, pour votre roman.
17:33Il m'a bouleversée, j'en ai même les larmes là.
17:36J'ai appris beaucoup de choses et j'admire votre liberté.
17:40Votre liberté de penser, de relater des faits.
17:43Maintenant, je me disais justement que concernant l'actualité, notamment syrienne,
17:50est-ce que vous n'avez pas des craintes, est-ce que vous n'avez pas des peurs ?
17:54Merci Sabine pour cette question.
17:56Kamel Daoud vous répond.
17:57Merci beaucoup pour votre message.
17:59Chaque mot compte quand on est un peu dans cette situation-là.
18:03Et donc, je vous en remercie.
18:04Maintenant, dans le cas syrien, oui, cela fait peur.
18:07Mais j'ai l'impression qu'il y a un point aveugle dont personne ne parle en Syrie.
18:10C'est l'échec de la gauche arabe.
18:12Parce qu'on dit qu'on a le choix entre la dictature ou les islamistes.
18:16Mais la gauche dans le monde arabe, qu'est-ce qu'elle fait ?
18:18Elle critique l'Occident.
18:19Mais Kamel Daoud, ils ont été brimés, torturés et tués par Bassem el-Assad au moment de la révolution.
18:24Vous ne pouvez pas dire... Ils l'ont muselé, ils l'ont tué.
18:27Il a tué cette gauche, ou même pas la gauche, mais l'opposition laïque.
18:31Je sais, j'allais y venir.
18:33Pour dire que nous sommes dans l'échec dans le monde arabe.
18:36La gauche est dans l'échec pour deux ou trois raisons.
18:38D'abord, elle a été brimée, elle a été laminée par les dictatures.
18:41Il y a eu aussi le décolonial, je parle notamment du Maghreb, qui a biaisé un peu les combats de la gauche.
18:46On ne parle que de l'Occident et de la colonisation alors qu'on ne fait pas le travail sur le terrain.
18:50Nous avons abandonné l'école, nous avons abandonné les universités, nous abandonnons maintenant le champ éditorial.
18:55Sainte-Salle, est-ce que vous pensez qu'il est plus utile de parler de nos échecs
18:59ou de dire que Sainte-Salle a exprimé telle ou telle position ?
19:02C'est ce que je veux vous dire.
19:03Je ne suis pas en train d'incriminer la gauche, mais je dis qu'il y a un constat de défaillance
19:07pour des raisons objectives et des raisons subjectives
19:09qui font que nous n'avons pas offert dans le monde qu'on appelle arabe une troisième voie.
19:14Mais ils ont essayé pendant les printemps arabes.
19:16Je sais.
19:17Ça a été maté dans le sang.
19:19Je le sais.
19:20Et quand on les voit sortir de prison aujourd'hui, ce que vous racontez sur l'Algérie,
19:26la Syrie de Bachar el-Assad était un régime atroce, on ne pouvait rien dire.
19:31Je sais, mais nous parlons de deux choses.
19:32Je parle d'un échec objectif et vous parlez de raisons de cet échec.
19:36Nous sommes dans l'échec dans le monde dit arabe.
19:38Nous, la gauche, ou les gens qui se prétendent de la gauche, des valeurs humanistes et universalistes,
19:43nous sommes dans l'échec.
19:44Nous avons échoué pour des raisons objectives.
19:46Je suis en train encore de le répéter, mais aussi pour des raisons d'erreur de vocation.
19:51C'est la réalité aussi.
19:53Qu'est ce que offre maintenant la gauche algéroise à Alger comme projet politique ?
19:57La rancune, le décolonial permanent, tout est de la faute de la France.
20:02Mais nous avons besoin d'autre chose.
20:03Nous avons besoin d'assumer l'histoire coloniale, mais aussi l'histoire immédiate.
20:07Quand je vois maintenant en Algérie des gens qui vous disent
20:09Monsieur Daoud, ne parlez pas de la guerre civile.
20:11Il est plus important de parler de la vraie guerre.
20:14Ça veut dire qu'ils sont morts durant les années 90.
20:16Ce ne sont pas des êtres humains.
20:17Est-ce que je n'ai pas le droit de demander de la justice ?
20:20De la possibilité de m'exprimer sous cette guerre ?
20:22Est-ce que je n'ai pas le droit d'écrire des romans ?
20:24Est-ce que Bolam Social n'a pas le droit d'exprimer ses opinions ?
20:26Non.
20:27Pourquoi juge-t-on des écrivains pour des crimes commis par des terroristes ?
20:31Et c'est aussi notre échec.
20:34Il y a beaucoup de questions sur l'application de Radio France.
20:39« Pierre, quand va-t-on mettre un point final à la guerre d'Algérie ?
20:43On aime tant l'Algérie ! »
20:46Mais moi aussi, je suis déchiré.
20:50C'est mon pays natal.
20:51J'ai une mémoire, j'ai un corps, j'ai des souvenirs.
20:54C'est mon pays.
20:54Je parlais ici de mon citronnier, de ma maison.
20:57Cela me déchire.
20:58Et puis, je suis comme tous les Algériens, très fier.
21:01J'aurais voulu que mon pays répare son histoire passée,
21:03son histoire de maintenant,
21:05et qu'il puisse accepter le reste du monde
21:07et de faire partie du reste du monde.
21:09C'est un paradis, mais c'est aussi un paradis maudit.
21:12Et cela me fait profondément mal.
21:14Autre question de Moustapha.
21:16« Quelle est la position de M. Daoud
21:18quant à la relation du régime algérien avec les Marocains ? »
21:22Moi, je ne ferai jamais la guerre au Maroc.
21:24Je ne laisserai jamais mes enfants faire la guerre au Maroc.
21:27Je ne serai jamais l'ennemi du Maroc.
21:29Le Maroc, c'est un pays qui a accueilli les indépendantistes algériens.
21:33Le Maroc, c'est aussi l'Algérie, avec un autre drapeau.
21:35Donc cette histoire de monter les deux pays
21:37sur une histoire de frontières et du Sahara occidental,
21:41je n'y croirai jamais.
21:42Je ne souscrirai jamais.
21:44Je visiterai l'Algérie un jour librement.
21:46Et je visiterai le Maroc parce que c'est aussi mon pays.
21:49« Vous écrivez, vous continuez d'écrire en ce moment ? »
21:52Je suis en train de commencer un roman parce que c'est une thérapie,
21:56parce que c'est le seul endroit où je me sens
21:58vivre, libre, indépendant et plein de moi-même.
22:02C'est le moment où j'écris.
22:03Je n'arrête pas d'écrire parce que
22:04quand je n'écris pas, j'angoisse.
22:05Le monde se disperse comme des légaux.
22:07J'ai envie d'écrire tout le temps, tout le temps, tout le temps.
22:09« Et vous n'avez pas la dictature dans la tête ? »
22:13Non, il ne faut jamais faire de son ennemi le centre de sa vie.
22:15C'est une leçon.
22:16Les islamistes m'attaquent depuis 20 ans.
22:18Je ne les ai jamais considérés une traitée.
22:20Les propagandes du régime m'attaquent depuis 20 ans.
22:22Je ne leur réponds pas.
22:23Le but de la vie, c'est le bonheur, la réussite,
22:26briller, être quelqu'un de vivant.
22:28C'est ça le but de la vie.
22:29Si vous vous occupez à répondre à des gens comme ça,
22:31les montagnes ne suffiraient jamais.
22:32L'ennemi n'est pas le centre de ma vie.
22:34C'est une petite périphérie dangereuse, agaçante.
22:38Mais je ne lui accorderai jamais le centre de ma vie.
22:41« Vous écrivez sur l'Algérie ? »
22:43C'est mon pays, il m'appartient.
22:44Je ne confonds pas ce qui privatise l'Algérie et l'Algérie.
22:47J'écrirai sur la France tel que je pense.
22:49J'écrirai sur l'Algérie tel que je pense.
22:51Si j'avais deux vies, j'aurais consacré une à être lâche
22:54et une à être courageux.
22:55J'en ai une seule, je vais être courageux jusqu'au bout.
22:58Merci beaucoup Kamel Daoud.
23:00Énormément de messages de remerciements
23:04de la part de nos auditeurs sur l'application de Radio France.
23:08On rappelle le titre de votre roman prix Goncourt 2024,
23:12« Ouri chez Gallimard ».
23:14Merci encore d'avoir été à ce micro.
23:16Merci à vous et à vos auditeurs.