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Le lauréat du prix Goncourt 2024 pour son roman "Houris", Kamel Daoud, est l'invité de Sonia Devillers ce mardi 5 novembre. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-mardi-05-novembre-2024-8535875

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00:00Sonia Devillers, votre invitée ce matin, est le lauréat du prix Goncourt pour son
00:04roman « Ouri » publié chez Gallimard.
00:07Bonjour Kamel Daoud, hier, dans l'attente de la proclamation, où étiez-vous, avec
00:13qui, avez-vous attendu longtemps, aviez-vous le cœur battant ?
00:17C'est un bel interrogatoire, bon matin, écoutez, j'étais chez Gallimard avec mon
00:21éditrice, avec mon épouse, avec mon éditeur et avec mon téléphone.
00:25Est-ce que j'ai attendu longtemps ? Oui, je pense que j'attends depuis des années.
00:30Qu'est-ce que j'ai ressenti ?
00:32Aviez-vous le cœur battant ?
00:34Oui, j'avais le cœur battant, parce que ça prend du sens, ça donne du sens à beaucoup
00:38de choses, ça donne du sens à la découverte du livre quand j'avais 9 ans, on ne peut
00:42pas ne pas replonger dans sa mémoire, la joie, malheureusement, quand elle est trop
00:46intense, elle verse dans le cliché, et donc oui, j'avais le cœur battant.
00:51Et vous avez posté, dans la foulée, sur le réseau social X, la photo d'un couple
00:55en noir et blanc.
00:56C'est votre rêve, payé par vos années de vie, à mon père, décédé, à ma mère,
01:01encore vivante, mais qui ne se souvient plus de rien, aucun mot n'existe pour dire le
01:06vrai merci.
01:07Qu'est-ce que c'est, le vrai merci ?
01:09C'est quelque chose qu'on ne peut pas dire, parce qu'on ne trouve pas de mots,
01:12c'est beaucoup de silence, comme je vous le disais, on replonge dans sa mémoire, on
01:17se souvient de ses parents.
01:18De quoi ont-ils rêvé pour vous ?
01:20Franchement, ma mère, qui ne sait pas lire, qui ne sait pas écrire, qui n'a jamais
01:25été à l'école, elle a rêvé pour moi de succès, de visibilité, de grandeur.
01:31Elle m'a toujours mis ceci dans la tête, que j'étais quelqu'un d'exceptionnel
01:33et que tout le monde va finir par le savoir.
01:35Il y a un peu de Romangari dans ça, mais je vous jure que ça fonctionne.
01:38Et de quelle manière ont-ils payé, puisque je reprends vos mots ?
01:43Vous n'imaginez pas les sacrifices d'un Algérien socialiste pauvre à l'époque.
01:47Vous n'imaginez pas ces moments où mon père faisait semblant de ne pas finir son
01:52assiette pour que moi je puisse manger.
01:53C'est des choses, c'est un peu à la causette, mais c'est des choses qu'ils ont, ils ont
01:58sacrifié beaucoup de choses.
01:59Pour eux, c'était très important qu'ils aient des enfants qui vont à l'école, qui
02:03réussissent, etc.
02:04Vous êtes en dette ?
02:05On est toujours en dette, mais je préfère m'endetter auprès de mes parents qu'auprès
02:08du reste des tuteurs.
02:10Vous dédiez, Ouri, ce livre publié chez Gallimard.
02:14Je vous cite mot pour mot, Kamel Daoud, car le sens de votre formule me résiste.
02:18« À ma mère Yamina, ma langue secrète ». Il ne s'agit pas ici donc de langue maternelle,
02:26il s'agit de votre mère qui constitue elle-même un langage.
02:29Je pense qu'une des premières langues que l'on déchiffre dans sa vie, ce sont les
02:34silences de ses propres parents.
02:36Et par la suite, il y a le silence de l'amoureux, de l'amoureuse.
02:39Mais je pense que le premier silence, c'est la première langue.
02:42On essaie de le contenir par des mots, on essaie de le déchiffrer, on essaie de comprendre.
02:46Et je pense que nous traînons ça toute une vie.
02:48Parfois, on met des décennies pour comprendre certains silences de nos parents qui nous
02:52habitent, qui nous forment, qui nous informent.
02:53Donc, la première langue, c'est un paradoxe.
02:56Ce n'est pas bavarder, c'est se taire.
02:59Dans votre roman, Kamel Daoud, votre narratrice, qui était enfant pendant la guerre civile,
03:03la décennie noire, a survécu à un égorgement dont elle porte une effroyable cicatrice,
03:08un sourire monstrueux.
03:09Elle est presque muette.
03:11Mais dès les premières pages du livre, elle distingue ce qu'elle dit dans sa langue intérieure
03:15de ce qu'elle dit dans sa langue extérieure.
03:17Pourquoi l'intériorité et l'extériorité ?
03:20C'est, je pense, le propre de l'être humain.
03:22Nous avons tous une langue magnifique à l'intérieur de nos têtes qui s'exacerbe avec l'amour,
03:27la haine, la rancune, la passion, l'inquiétude.
03:30Et nous avons une langue extérieure.
03:31Et je pense qu'écrire, c'est passer de la langue intérieure vers la langue extérieure.
03:35La langue d'usage quotidienne.
03:36Et apprendre, c'est faire le chemin inverse.
03:38Nous aimons la poésie parce qu'elle s'approche de la langue intérieure.
03:42Et nous y côtoiens avec beaucoup de lassitude parfois les discours politiques parce qu'ils
03:46s'éloignent trop de la langue intérieure.
03:47Ils sont de la langue extérieure.
03:48Enfin, j'essaie de déplier une formule, mais bon.
03:51Et donc, on ne peut pas déplier cette formule entre le français et l'arabe ?
03:55Si.
03:56Je pense qu'à un moment, parfois, des écrivains, il leur arrive des moments de bonheur où
04:00la métaphore de leur vie correspond à la métaphore de leur personnage.
04:03Mon personnage ne peut pas parler, mais il imagine une langue.
04:06Et moi, j'ai vécu le français comme une langue intime.
04:09C'est une langue secrète.
04:10Vous imaginez, j'étais dans une famille qui ne le parlait pas, qui ne lisait pas.
04:13Et le seul endroit où j'avais une île à moi tout seul, une île de milliardaires,
04:17c'était la langue française.
04:18C'était là où je croisais des femmes nues, des tapis volants, des aventures, des bateaux.
04:23Enfin, très belle chose.
04:24C'est une langue intime.
04:25Donc, vous écrivez en français ?
04:27On écrit à partir de sa langue intime.
04:30Toujours, toujours, toujours.
04:31Et on séduit aussi avec ça.
04:33Et qu'est-ce que vous faites en arabe ?
04:35Vous contez ?
04:36Vous chantez ?
04:37Vous pleurez ?
04:38Non.
04:39Là, c'est une illusion occidentale.
04:40Il n'y a personne qui parle arabe dans le monde arabe.
04:43Nous parlons nos langues, l'algérien, le saoudien, etc.
04:45C'est comme si je vous disais qui parle le latin ?
04:47Est-ce que le français, c'est du latin dialectal ?
04:49Ce n'est pas vrai.
04:50Nous avons nos langues en Algérie.
04:51Il y a le berber, la mazire.
04:52Il y a les langues des gens du sud, des touaregs, etc.
04:56Et il y a l'algérien.
04:57Et une des expressions les plus méprisantes que j'ai jamais entendues dans ma vie à
05:03propos de l'Algérie, c'est parler d'arabe dialectal.
05:06Je vous retourne la chose.
05:07Le français, c'est du latin dialectal.
05:09C'est vrai.
05:10Dans votre histoire, la mère de la narratrice cherche un chirurgien pour que sa fille retrouve
05:16la voix, puisque nous parlons de langue de mots et de voix ce matin.
05:20Or, la question n'est évidemment pas celle des cordes vocales, mais bien de ce que cette
05:24femme pourrait dire si sa voix pouvait porter.
05:27Le récit de la guerre civile est un récit enfoui.
05:30C'est le cœur de votre livre « Interdit par la loi » de 2005, récit particulièrement
05:35interdit pour les femmes qui l'ont subi.
05:37Pourquoi pour les femmes ?
05:38Vous, je suppose que vous avez vu la photo de cette Iranienne dans l'université avant-hier.
05:44Elle dit mieux que moi ce que représente et ce que coûte la liberté.
05:48Cette jeune fille qui s'est déshabillée au milieu de tous dans la rue.
05:52Exactement.
05:53Et je pense que c'est la meilleure réponse.
05:54Ce sont les femmes qui payent nos libertés.
05:56D'une manière ou d'une autre.
05:57Je ne le dis pas, encore une fois, par féminisme d'apparat ou idéologique.
06:01Non, je pense que dans ce sens-là, je parle aussi de ma propre liberté.
06:05Donc, comment voulez-vous que nous puissions prétendre à des vies saines lorsque le rapport
06:10à la femme est pathologique ?
06:12Donc, à partir de ce moment-là, je pense que la condition de la femme un peu partout
06:16incarne.
06:17Vous avez vu les lois des talibans les dernières, ça rempasse.
06:20C'est ce que j'allais vous dire.
06:21Exactement.
06:22Donc, mon roman n'est pas une allégorie.
06:23C'est-à-dire qu'on interdit aux femmes de pas rendre la parole en public et même
06:27de parler entre elles.
06:28Mais bien sûr.
06:29C'est ce que je répète souvent.
06:30Les gens se trempent en croyant que c'est une sorte d'excroissance un peu barbare.
06:34La réalité, c'est que l'islamisme, dans toutes ses formes, procède de certains textes.
06:38Et ces textes-là, personne n'ose y toucher par peur, par manque de courage ou par paresse
06:43intellectuelle.
06:44Donc, Daesh ou les talibans, vous les aurez maintenant, nous les aurons maintenant, dans
06:48dix ans, dans cinquante ans, dans cent ans, parce que nous avons les mêmes textes qui
06:52produisent les mêmes prétextes.
06:53Votre livre est maintenant interdit en Algérie et pourtant, il circule.
06:58On a entendu tout à l'heure au journal de 7h, Adelaine Mehdi, que vous connaissez bien,
07:03qui est journaliste, qui s'exprimait, pour raconter comment le PDF du livre circule
07:10sur Whatsapp, 24 heures après l'apparition en France.
07:13Je pense que c'est l'interdiction d'un livre, c'est ce qui lui permet de circuler le plus
07:17rapidement.
07:18Il devient à la fois un objet, un corps, quelque chose… Il accède au statut de la
07:23pomme biblique.
07:24Alors, qu'est-ce qui gêne le plus le régime algérien dans ce roman ? Que vous racontiez
07:30ce massacre ? Qu'une loi interdit d'instrumentaliser la mémoire ? Que vous critiquez la loi de
07:36réconciliation ? Que vous critiquez la façon dont cette loi est utilisée aujourd'hui
07:40pour entretenir le merta ?
07:41Écoutez, je vais me permettre la vanité d'un politique, je veux dire, le problème c'est
07:46moi.
07:47Dans le sens où vous parlez de régime, moi je parle d'un système, il s'agit pas uniquement
07:50du régime politique.
07:51J'ai sur le dos les islamistes pour des raisons évidentes, j'ai sur le dos les conservateurs
07:55du régime pour des raisons évidentes, mais j'ai aussi sur le dos les intellectuels de
07:58castes décoloniales, sur le dos, parce que je parle d'une guerre qui n'est pas la guerre
08:01de leur honte.
08:02Donc, je fais la jonction des trois, et c'est pour ça que ce roman-là dérange les trois.
08:07Et si vous ajoutez à ça la visibilité en France, le fait que j'exprime aussi ma passion
08:11pour ce pays-là, et que je parle à ma propre voix, et que je sois un villageois qui arrive
08:16à Paris sous les strass, je pense que vous réunissez tout ce qu'il faut pour une décapitation
08:20d'Alger.
08:21Votre éditeur, Gallimard, a été pour la première fois désinvité sans justification
08:25du Salon du Livre d'Alger, qui va ouvrir dans quelques jours, pour que votre livre
08:32ne puisse pas y figurer, ou parce que globalement tout ce qui vient de la France se heurte
08:38de plus en plus à une censure qui ne dit pas son nom ?
08:40Je pense qu'il y a trois niveaux.
08:42D'abord, c'est vrai que tout ce qui vient de la France est maintenant condamné pour
08:45des raisons de populisme, parce qu'on a besoin de définir l'algérianité comme étant quelque
08:48chose d'anti-français.
08:49Je pense aussi que ça vise le roman, et je pense aussi que derrière il y a des mouvements
08:54conservateurs qui créent du vide, qui repoussent le culturel occidental pour pouvoir investir
08:58avec leurs propres livres.
08:59L'enjeu, il est là.
09:00Au-delà de ma petite personne, c'est quels livres on va permettre maintenant pour le
09:04lecteur en Algérie dans le monde que vous appelez arabe ? L'enjeu, il est là.
09:08Quels livres seront sous les yeux des lecteurs ? Ce ne sera peut-être pas le mien, pas ceux
09:12de Gallimard, pas ceux de la culture, pas ceux de la tolérance, pas ceux de notre époque.
09:16Ce sont des livres qui vont un jour produire des lois où l'on va interdire aux femmes
09:21de parler à voix haute.
09:23Saskia de Villecourt-Boulanger Merci Kamel Daoud.
09:25Oury est chez Gallimard et c'est le Prix Goncourt 2024.

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