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“Je suis vraiment parti de zéro, armé de mon enthousiasme et de ma naïveté…”
BRUT BOOK - Prix Goncourt 2023 grâce à “Veiller sur elle”, roman le plus vendu l’an passé, Jean-Baptiste Andrea n’a pas toujours connu le succès. Pour Brut, il raconte comment il a réussi à surmonter les obstacles qui se sont dressés devant lui durant son parcours…
Transcription
00:00Vous imaginez le désert américain des westerns, il y a un arrêt de bus.
00:05Et on vous dit qu'il faut attendre à cet arrêt de bus
00:09que le bus de la chance passe. Il va passer, il faut que t'attendes.
00:13Ne quitte pas l'arrêt de bus. Dans ma vie j'ai vu beaucoup de gens
00:16très talentueux qui après 15 ans se sont dit, attends, ça va,
00:20on m'a raconté des bobards, le bus il va pas passer,
00:23je pense que je peux aller couper par les montagnes.
00:26Ils abandonnent, ils quittent l'arrêt de bus, ils partent.
00:28Là le bus passe.
00:30Donc moi je veux vous dire à chacun d'entre vous qui veut consacrer
00:34sa vie à cet incroyable métier qui est celui d'écrivain,
00:37à cet incroyable métier qui est celui d'artiste dans tous les arts,
00:41ne quittez pas l'arrêt de bus.
00:43Le bus va passer, il faut que vous soyez là pour monter à bord.
00:46Ne renoncez jamais, c'est vraiment la seule chose,
00:49c'est le truc le plus important.
00:50Jean-Baptiste Andréa, vous êtes écrivain, prix Goncourt 2023
00:54avec Veillez sur Elle, votre quatrième livre,
00:56le roman qui s'est le plus vendu l'an passé.
00:59Votre parcours est atypique, vous avez publié votre premier livre,
01:03Ma Reine, sur le tard, à 46 ans, alors que j'ai lu que vous vouliez
01:07déjà être écrivain quand vous étiez enfant.
01:09Qu'est-ce qui s'est passé pour que ça prenne autant de temps ?
01:12Je voulais devenir écrivain petit, le monde entier me disait
01:15que c'était pas vraiment un métier, plutôt un hobby,
01:17donc j'ai un peu fait ce détour.
01:19D'abord j'ai fait des études qui n'avaient rien à voir,
01:21et puis j'ai décidé...
01:23De commerce et de sciences politiques.
01:24Voilà, de commerce et de sciences politiques.
01:25Et avant la fin de mes études, un an avant,
01:28je me suis trouvé un travail de traducteur qui m'a permis de vivre,
01:31de me nourrir et de me loger.
01:33Je me suis donc mis dans le cinéma pendant 20 ans,
01:35je suis parti de rien, je connaissais personne.
01:37Je suis vraiment parti de zéro, armé de mon enthousiasme
01:40et de ma naïveté, les deux ont été très précieux.
01:43Et après 20 ans de cinéma, je me suis dit que...
01:47J'ai ressenti une grande frustration, qui était due au fait
01:55que toutes les idées dans le cinéma ont un coût,
01:57alors qu'en littérature, elles sont complètement gratuites.
02:00Si je veux parler d'une parade d'éléphants qui passe sous la tour Eiffel,
02:05au cinéma, ça a un coût monstrueux.
02:09À l'inverse, en littérature, ça ne coûte rien d'autre
02:11qu'une page et un peu d'encre.
02:13Donc ça, j'avais cette frustration-là,
02:16et j'avais envie de la liberté que m'offrait la littérature
02:19et que me proposait plus le cinéma.
02:20Ça vous a touché de manière très directe,
02:22parce que je crois, quand vous étiez du cinéma,
02:24au début, le CNC, qui finance les films français,
02:27quelqu'un vous a dit, ton univers n'est pas assez français.
02:30Oui, c'est vrai.
02:31En fait, il y a eu deux phrases qui ont défini ma vie artistique.
02:36La première, c'est le CNC.
02:37Donc on avait écrit un court-métrage qui était en finale du CNC.
02:41Et on avait beaucoup d'atouts.
02:42On avait un acteur connu qui voulait être dedans.
02:44On avait le théâtre de Tours qui se proposait de nous prêter,
02:48qui est un très beau théâtre, le lieu pour tourner.
02:51Et donc, quand on se fait bouler en finale,
02:53je me dis, c'est vraiment bizarre.
02:54Je n'estime pas être meilleur que les autres.
02:56Mais cette fois, j'appelle le CNC pour la première fois de ma vie
02:58pour essayer de comprendre.
03:00Et je leur pose une question un peu provoquante en disant,
03:03mais est-ce qu'il faut que j'écrive du film social
03:05ou quoi pour avoir des financements ?
03:07Parce que c'était un peu le grand mouvement de l'époque,
03:09le film très social français.
03:12Et je m'attendais à ce que la personne que j'avais au bout du film me dise,
03:15bien sûr que non, monsieur, nous sommes ouverts à tous les genres.
03:18Et la personne me répond.
03:20Et je l'ai sidéré, en fait, ça m'a complètement coupé l'herbe sous pied.
03:24Il est vrai que votre univers n'est pas très français.
03:25Je n'ai plus su quoi dire.
03:26J'ai raccroché, j'ai appelé mon co-auteur de l'époque,
03:30Fabrice Canepa, et je lui ai dit, écoute, c'est mal barré.
03:33Notre univers n'est pas français.
03:34Et en fait, l'institution qui finance le cinéma français
03:38nous fait comprendre qu'elle ne nous financera pas.
03:41Première phrase de ma vie, donc qui a changé.
03:43Et la deuxième, c'est une plateforme en 2016.
03:46On avait écrit pendant deux ans avec mon autre co-auteur, Gaël Malry,
03:48une série télé sans rien demander.
03:50On a vendu l'option, là, deux fois, à deux grosses productions
03:54qui n'arrivent pas à le monter.
03:55Et le retour qu'on en a après deux ans, une très grosse plateforme.
03:58Je ne me rappelle plus laquelle.
03:59C'était Amazon ou Netflix qui nous disent,
04:01on adore ce que vous faites, mais c'est trop original.
04:04Alors là, deuxième coup dur.
04:05Alors là, celui-là, très dur parce que je ne voyais pas d'échappatoire.
04:08Je me dis, si demain, je dois me lever,
04:11je suis prêt à lutter contre tout, en fait, contre la précarité, le doute, etc.
04:16Mais la joie qui est de faire quelque chose,
04:19j'espère, un petit peu plus original, un peu différent.
04:23On m'enlève ça et là, j'ai eu un trou noir énorme.
04:26Ça m'a duré une semaine.
04:27Au bout d'une semaine, le fameux roman Marraine,
04:30auquel je pensais depuis quatre ans sans savoir comment l'aborder.
04:34Cette envie de roman qui était là depuis quatre ans se débloque
04:38alors que je promène mon chien parce que j'ai entendu cette phrase
04:40qui me met d'abord au tapis et ensuite me fait voir une autre voie.
04:45Et c'est là que j'écris mon premier roman, Marraine,
04:47parce que je n'en peux plus des contraintes,
04:49je n'en peux plus des avis des autres, je n'en peux plus de
04:51« tu dois faire ci comme ci, tu dois faire ça comme ça ».
04:54Je veux juste écrire quelque chose qui soit moi.
04:56Et j'écris ce roman dans une sorte d'élan irrépressible en un mois et demi.
05:01Oui, mais vous n'êtes pas au bout de vos peines parce que
05:03après, vous l'envoyez aux éditeurs et vous avez 15 refus.
05:05Je l'envoie aux éditeurs.
05:07En fait, paradoxalement, quand je l'écrivais,
05:08je ne me suis pas dit « j'écris ce roman pour qu'il soit publié ».
05:11Je l'ai écrit en mai 2016.
05:13Vous avez 45 ans.
05:14Voilà, en mai-juin 2016.
05:16Et alors que je l'écris, je me dis « quelle joie ! ».
05:19J'ai l'impression d'être revenu à la source la plus pure de ce que j'aime,
05:22tout d'un coup, d'avoir remonté une rivière qui était de plus en plus polluée
05:25et tout d'un coup, je remonte et je suis sous cette cascade merveilleuse en pleine nature.
05:29Et je me rappelle m'être dit « n'oublie jamais cette joie-là,
05:31ne te compromets plus jamais ».
05:34Mais paradoxalement, je ne me dis pas « tu écris ce livre pour être publié ».
05:37J'écris juste ce livre pour me reconnecter avec moi-même,
05:39avec ce que j'aime profondément, avec ce gamin de 9 ans,
05:42probablement, qui voulait être écrivain.
05:44Je le finis, je le regarde, je me dis « mais je suis arrivé au bout,
05:47ça fait 20 ans que j'écris dans le cinéma, il faudrait peut-être que j'en fasse quelque chose ».
05:50Je l'envoie, je vais l'imprimer.
05:53J'ai fini par m'acheter une relieuse, il y avait des confettis partout chez moi.
05:56Je tire plein de copies, je l'envoie 15 fois.
05:59Trois semaines après, j'avais 15 refus.
06:01Mais je suis quelqu'un de très optimiste, j'adorais ce roman, je me dis « quelqu'un comprendra ».
06:04Et je me dis « bon, je vais arrêter les envois en masse,
06:07je vais les envoyer à des maisons une par une ».
06:10Par hasard, quelqu'un me parle à ce moment-là de l'iconoclaste qui avait fait 20 ans des beaux livres,
06:14pas de roman encore, ils avaient fait juste une toute petite rentrée.
06:16Je leur envoie et j'ai un coup de fil.
06:18Ils me disent « surtout ne le montre à personne, venez, on adore votre roman ».
06:22Et ça, ça change ma vie.
06:25Dans la littérature, il y a quelque chose qui sort de moi, qui est moi à 100%,
06:28au point que pour chacun de mes livres, au milieu de l'écriture, je me suis dit
06:32« personne ne va s'intéresser à ce livre, c'est trop personnel ».
06:34J'ai un univers baroque,
06:36il y a plein de choses qui se passent dans ma tête quand je regarde autour de moi.
06:40Je...
06:42Les gens rient quand je leur dis que je fais des câlins aux arbres, par exemple.
06:46– C'est le cas ? – Oui.
06:47J'ai un grand cèdre dans mon jardin, qui a 200 ans,
06:51et quand je passe à côté, je lui fais un câlin, je lui parle et je lui dis
06:54« t'inquiète, on pense à toi, on s'occupe de toi ».
06:57Et voilà, il faut qu'on lui parle.
07:00Donc les gens qui trouvent ça bizarre ne vont pas comprendre mon univers.
07:02Donc quand j'écris, je me dis...
07:04Moi, cette magie que je vois partout dans le monde,
07:07qui en plus n'entre pas en collision,
07:12ça lie un côté très rationnel chez moi, tout ça va dans mes livres.
07:15Donc j'écris, je me dis « je ne sais pas qui lira ça, mais c'est pas grave ».
07:18– C'est aussi peut-être une façon d'être hors du monde ?
07:22– Non, au contraire, c'est une façon d'être complètement dans le monde, justement.
07:25Pour moi, c'est ma façon d'être complètement dans le monde,
07:27d'être dans un monde que tout le monde ne partage pas, parfois.
07:30J'ai l'impression, j'ai souvent l'impression de ne pas habiter le même monde que les gens,
07:33mais c'est pas grave.
07:34En tout cas, je le partage, et ce qui a été merveilleux,
07:36c'est qu'au contraire, j'ai trouvé très tôt un lectorat qui m'a dit
07:39« je vois le même monde que toi ».
07:41Ça, c'est la grande joie de ma vie.
07:42D'abord, mon éditrice qui m'a dit...
07:44– Sophie de Sivry, un classe qui m'a cédé l'an passé.
07:47– Malheureusement, qui nous a quittés,
07:48mais qui est l'une des premières personnes à me dire
07:51« mais je vois exactement le même monde que toi ».
07:53C'est une émotion dans ma vie qui est incroyable,
07:57qui est magnifique, qui est au niveau du Goncourt, en fait,
08:01que cette femme-là m'ait vue, je dis souvent qu'elle m'a vue,
08:04elle a vu en fait le même monde que moi.
08:06Et puis tous ces lecteurs et ces lectrices qui, dès mon premier livre,
08:09se sont agrégés en petites communautés,
08:11une communauté qui a grandi avec chaque livre.
08:13Je me suis dit « c'est merveilleux,
08:15en fait, il y a plein de gens qui voient le même monde que moi ».

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