Christine Kerdellant, journaliste spécialisée en économie et essayiste, a choisi ces milliardaires non pas selon le classement des fortunes, mais pour leur poids sur l'avenir du monde. "Ces milliardaires plus forts que les États", est publié aux Éditions de l'Observatoire.
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00:00 L'invité éco, Isabelle Raymond.
00:04 Bonsoir à toutes et à tous.
00:06 Vous connaissez leurs noms, leurs visages, leurs entreprises, utilisez leurs réseaux
00:10 sociaux, achetez tout et n'importe quoi sur leur plateforme.
00:13 Il s'agit des patrons, des GAFAM, tous américains.
00:17 Bonsoir Christine Kerdélan.
00:18 Bonsoir.
00:19 Vous êtes journaliste économique, essayiste, c'est milliardaire.
00:22 Ce sont Elon Musk, Jeff Bezos, Mark Zuckerberg, Bill Gates.
00:26 Ce sont donc SpaceX, Tesla, Microsoft, Amazon, Meta.
00:31 Bref, ils sont partout dans nos vies.
00:33 Et aujourd'hui, ils sont plus forts que les Etats dites-vous.
00:36 C'est l'objet du livre que vous publiez chez l'Observatoire.
00:39 Pourquoi dites-vous cela ? Qu'est-ce qui fait que ces hommes sont si puissants ? Est-ce
00:43 que c'est la puissance de l'argent ? Oui bien sûr, c'est la puissance de l'argent
00:46 mais pas seulement.
00:47 Il y a des gens beaucoup plus riches, enfin beaucoup, il y en a quelques-uns comme Bernard
00:50 Arnault, mais qui n'essaient pas d'imposer leur modèle de société, qui ne décident
00:54 pas de l'avenir du monde, qui sont simplement des chefs d'entreprise qui ont certes un
00:58 pouvoir, celui de localiser des emplois dans telle ou telle ville ou tel ou tel pays, ou
01:01 celui d'aller voir les ministres pour essayer d'obtenir tel ou tel rabais fiscal ou empêcher
01:07 un texte qui les ennuierait.
01:09 Mais là, ça va bien au-delà.
01:11 C'est-à-dire que ces gens décident de l'avenir du monde.
01:13 Ils nous imposent leur modèle de société.
01:16 Alors aujourd'hui, c'est SpaceX qui envoie des fusées dans l'espace.
01:20 Elon Musk a déployé des dizaines de satellites au-dessus de l'Ukraine.
01:23 Elon Musk a une puissance phénoménale.
01:26 Écrivez-vous, il occupe des fonctions régalennes, celles du gouvernement fédéral américain.
01:30 Et pour la première fois avec l'Ukraine, on dépend d'un industriel.
01:34 Dites-vous, est-ce que c'est inquiétant ?
01:35 Alors c'est extrêmement inquiétant et le Pentagone, d'ailleurs, a peur maintenant
01:39 des phrases, des coups de colère d'Elon Musk.
01:41 Ce qui s'est passé, c'est qu'au moment où la Russie a envahi l'Ukraine, la Russie
01:47 a fait des cyberattaques sur les satellites qui desservaient l'Ukraine, le Viasat.
01:52 Et si Elon Musk n'était pas arrivé à la rescousse avec quelques satellites de son
01:58 cru, l'Ukraine n'aurait pas pu se défendre contre la Russie parce que l'Internet qu'apporte
02:04 le satellite est indispensable pour dialoguer entre l'état-major et le terrain, est indispensable
02:09 pour certains types de missiles, est indispensable pour exploiter les renseignements que la population
02:13 ou que les militaires glanent et qui permettent de dire "les Russes sont à tel endroit ou
02:17 à tel autre endroit".
02:18 Et donc, Internet est indispensable pour la guerre d'aujourd'hui.
02:22 Or, sans les satellites d'Elon Musk, il n'y aurait pas de guerre, il n'y aurait pas de
02:26 riposte ukrainienne.
02:27 Sauf qu'il y a un an et demi à peu près, Elon Musk a craint que les Ukrainiens n'attaquent
02:36 une base navale russe dans le sud de l'Ukraine.
02:40 Et apparemment, il a eu des contacts avec soit Poutine, soit des proches de Poutine qui lui
02:46 auraient dit que si les Ukrainiens faisaient un peu un perle à rebord sur les Russes,
02:52 les Russes allaient riposter nucléaire.
02:54 Et là, Elon Musk s'est dit "je ne veux pas être responsable d'Hiroshima".
03:02 Et donc, il a coupé l'accès à Internet sur les zones où les Ukrainiens en avaient
03:08 besoin pour attaquer.
03:09 Et donc, on voit à quel point c'est compliqué puisqu'il est incontrôlable.
03:13 Voilà, parce qu'Elon Musk, c'est quand même quelqu'un qui est capable de se mettre
03:16 en colère, d'envoyer un tweet qui revient à se tirer une balle dans le pied et tenir
03:21 tête au Pentagone.
03:23 Et c'est vraiment ce qui s'est passé.
03:25 C'est-à-dire que le ministère de la Défense américain est inquiet des réactions d'Elon
03:31 Musk et de son rôle finalement dans cette guerre dans laquelle il ne devrait jouer
03:35 théoriquement qu'un rôle de fournisseur d'accès.
03:38 Ces milliardaires, ils profitent aussi des coupes budgétaires pour occuper une place
03:42 laissée vacante.
03:43 Ils assurent des fonctions, des missions et des rôles que les États ne font plus, faute
03:48 de budget ?
03:49 Oui, complètement.
03:50 En 1986, quand la navette Challenger a explosé en vol au-dessus de Cap Canaveral, les Américains
03:58 ont cessé de donner tous les moyens à la NASA pour continuer à faire des explorations
04:04 vers la Lune.
04:06 Et ils ont confié en fait à des industriels cette mission.
04:09 C'est-à-dire qu'aujourd'hui, c'est Elon Musk qui prend les risques financiers
04:12 et les risques humains d'ailleurs du développement de ces fusées.
04:16 Donc il a remplacé dans cette mission qui était vraiment une mission régalienne dans
04:20 tous les États, dans tous les pays, soit en général sur les États, c'est Ariane,
04:25 Espace, c'est plusieurs États européens et dont la France.
04:29 Mais aux États-Unis, c'est Elon Musk qui assure cette mission régalienne.
04:35 Et est-ce que c'est si grave finalement que ces hommes, qui sont parfois, on le voit,
04:40 plus puissants que des États, servent leurs intérêts et non pas l'intérêt général ?
04:45 Oui, complètement.
04:46 Parce que d'abord, on ne vote pas pour eux.
04:49 Donc ça pose un problème démocratique de base.
04:51 Voilà, on choisit le gouvernement, le président qu'on a envie d'avoir.
04:55 Eux, ils sont là.
04:56 Et Elon Musk, il est jeune et il peut rester jusqu'à 80 ans, il n'y a aucun problème.
05:00 Ce sont eux qui décident de notre manière de vivre.
05:02 Aujourd'hui, les réseaux sociaux, c'est quand même bien.
05:05 X, c'est Elon Musk.
05:06 Facebook, c'est Mark Zuckerberg.
05:07 Google est également indépendable.
05:08 Avec des élections très importantes à venir cette année.
05:11 Voilà, et ils jouent un rôle.
05:14 D'abord, les réseaux sociaux ont contribué à hystériser le débat, c'est-à-dire
05:18 à faire monter vraiment les extrêmes, puisque vous avez sur votre page surtout les choses
05:24 qui vous excitent, qui vous énervent et qui hystérisent le débat.
05:29 Et donc, ce sont eux qui nous ont un peu mis dans cette situation et on ne peut plus
05:36 rien échanger aujourd'hui parce que ce sont des supranationales, ces entreprises-là,
05:39 elles sont vraiment au-dessus des États.
05:41 Il y a plein de choses à faire pour les empêcher, mais ce n'est pas juste appuyer sur un bouton.
05:45 C'est beaucoup plus compliqué que ça si on veut les ramener à leur place.
05:49 Et parmi les solutions, Christine Cardellan, est-ce qu'il faut plus de réglementation ?
05:53 L'Europe, on a vu, a mis en place un règlement strict sur le numérique par le biais de l'ADMA,
05:59 de la DSA.
06:00 Ça, ça peut limiter la puissance de ces milliardaires ?
06:04 En Europe, ça peut avoir un effet, mais pour l'instant, on ne sait pas encore ce que
06:07 ça va donner parce que ça a l'air d'être très compliqué.
06:09 Ce sont des règlements quand même qui sont censés limiter la puissance ?
06:13 Oui, tout à fait, mais qui ne sont pas entrés complètement en vieilleur, donc on ne sait
06:14 pas vraiment ce que ça va donner.
06:15 Est-ce que ça va donner de l'espoir ?
06:16 Non, pour l'instant, il n'y a que la Chine qui a réussi à empêcher ces milliardaires
06:20 de la tech, qui faisaient exactement la même chose que les Occidentaux, à prendre le pouvoir
06:25 sur l'État.
06:26 C'est-à-dire que Xi Jinping s'est énervé.
06:27 Jack Ma, qui était l'équivalent de Jeff Bezos, qui avait Alibaba.
06:32 Alibaba, c'était à la fois Amazon, mais en même temps aussi un banquier.
06:36 En même temps, il faisait les crédits, il courtit en assurance, il jouait le même rôle
06:41 qu'Apple Pay, etc.
06:43 Il a disparu de la circulation.
06:46 Exactement.
06:47 Pendant trois mois, il a été enfermé dans un hôtel.
06:48 Ça s'appelle faire de la torture blanche.
06:50 Vous ne le mettez pas en prison parce qu'en prison, il y a des lois sur la manière de
06:54 traiter les gens.
06:55 Donc, on les met à l'écart, dans un hôtel.
06:56 Et pendant trois mois, on lui a nettoyé le cerveau, en quelque sorte.
07:01 On ne peut pas faire ça.
07:02 On ne pourra pas faire ça aux États-Unis.
07:03 Qu'est-ce qu'on peut faire ? Qu'est-ce qu'on peut prendre comme mesure ?
07:05 Il y a plein de mesures, mais dans quatre domaines.
07:08 Dans le domaine fiscal, dans le domaine sociétal, dans le domaine démocratie politique et dans
07:15 le domaine économique.
07:16 Dans le domaine économique, c'est par exemple empêcher qu'ils rachètent toutes les start-up
07:19 qui menacent leur installation, leur puissance.
07:24 Ils ont acheté toutes ces entreprises.
07:26 C'est plus que les GAFA, parce qu'il y a Elon Musk.
07:28 Mais toutes ces entreprises, elles ont racheté 900 entreprises depuis le début.
07:32 900 !
07:33 Ils sont cinq entreprises, citées.
07:34 Ils ont racheté 900 entreprises.
07:36 Donc, ils ont tué dans l'œuf toute concurrence possible.
07:39 Ça, c'est une des choses en matière d'économie.
07:42 Amazon, par exemple, a tué, mais vraiment, complètement et de manière consciente, Toys
07:51 R Us, qui était, vous vous rappelez, cette entreprise de distribution de jouets, en
07:57 passant un accord avec elle, où Toys R Us renonçait à son site internet propre et était
08:01 le fournisseur unique d'Amazon.
08:03 Sauf que très vite, ils se sont rendu compte qu'Amazon avait toutes les données sur
08:07 les clients, sur les fournisseurs de Toys R Us, les prenait.
08:11 Et un jour, ils n'ont plus eu besoin de Toys R Us.
08:13 Toys R Us s'est retrouvé le bec dans l'eau sans avoir de site internet.
08:16 Donc, ils ne pouvaient plus redémarrer à zéro.
08:18 Et Toys R Us, finalement, est mort.
08:19 Donc, limiter ces rachats, il faut aussi des mesures fiscales, notamment pour les taxer
08:26 comme les autres.
08:27 Alors là, les États, ils sont attelés.
08:29 Il y a ce qu'on appelle le pilier 1 et le pilier 2.
08:31 Tous les pays de l'OCDE se sont mis d'accord pour faire un certain nombre de choses.
08:33 Par exemple, un taux d'imposition minimum vient d'entrer en vigueur.
08:36 Mais il y a le pilier 2.
08:38 En revanche, c'est toujours pas… Pardon, c'est le pilier 1, que je ne mélange pas.
08:42 Lui n'est pas entré en vigueur et lui, consistait à répartir les recettes de ces
08:46 entreprises entre les pays où elles ont de l'activité.
08:49 C'est-à-dire qu'en France, Google, Facebook ont une activité énorme, beaucoup de publicités.
08:54 Mais tout remonte en Irlande.
08:56 Et puis en Irlande, ça passe aux Pays-Bas, puis ça passe dans des paradis fiscaux.
09:00 Donc, il faut que ce soit mis en place, cette taxation.
09:02 Et ça, c'est toujours pas mis en place parce que les États-Unis bloquent.
09:05 Et je pense qu'on ne pourra rien faire contre eux tant que les États-Unis bloqueront toutes
09:08 les mesures qui permettraient d'anéantir ou en tout cas de diminuer leur pouvoir.
09:12 Merci beaucoup.
09:13 Christine Kerdelan, journaliste économique essayiste, autrice de « C'est milliard
09:19 plus fort que les États » à l'Observatoire.
09:21 Vous étiez l'invité éco de France Info ce soir.