• l’année dernière
Transcription
00:00 Bonjour à tous, elle est la plus grande directrice française de la photographie,
00:04 chef-op aussi comme on dit, même si elle n'aime pas ses mots.
00:06 La liste des réalisateurs français ou étrangers qui font appel à elle est vertigineuse.
00:11 Rivette, Ackermann, Godard, Doyon dans les années 80, Benoît Jacot, Philippe Garel,
00:15 André Téchinet dans les années 90, José Daillon, Amos Guitaille ou encore Barbette
00:20 Schroeder dans les années 2000.
00:21 Elle a aussi accompagné Léo Scarax pour son retour au cinéma il y a deux ans avec
00:25 Annette, soutenue Xavier Beauvois depuis son presque premier film.
00:29 Sa vie est une histoire de cinéma mais aussi une histoire d'amitié et de fidélité,
00:34 comme on le verra.
00:35 Caroline Champetier est aujourd'hui notre invitée.
00:38 Une émission programmée par Henri Leblanc, préparée par Sacha Mathéi, coordonnée par
00:51 Laura Dutèche-Pérez, réalisée par Félicie Fauger avec Dali Yaha à la technique.
00:57 Bonjour Caroline Champetier.
00:59 Bonjour et félicitations.
01:01 Honorée de la Berlinale Camera au dernier festival du film de Berlin cette année,
01:05 vous voilà aujourd'hui notre prix France Culture, notre prix cinéma consécration.
01:10 Prix qui vous sera remis demain à Cannes, aux côtés du lauréat du prix cinéma des
01:16 étudiants dont nous tairons encore le nom.
01:18 Il sera réglé demain à l'antenne, sur l'antenne de France Culture et sur les réseaux
01:23 dits sociaux.
01:24 Félicitations.
01:25 Merci.
01:26 Bienvenue dans le club très sélect des prix cinéma consécration.
01:30 Oui, je suis à la fois honorée, un petit peu intimidée, je ne sais pas ce que ça
01:34 veut dire, mais j'essaye de comprendre.
01:36 Ce que ça signifie ?
01:38 Voilà.
01:39 On comptait sur vous justement pour vous expliquer ce qu'étais-tu une ou un directeur
01:43 de la photographie.
01:44 Chef op, alors vous n'aimez vraiment pas ce mot-là ?
01:45 C'est historique.
01:48 Le chef opérateur, c'est le mot qui apparaît avec la nouvelle vague, quand cette nouvelle
01:56 vague commence à advenir au cinéma, réduit les équipes et l'équipe image qui était
02:04 composée d'un directeur de la photographie et d'un cadreur devient une seule personne.
02:08 Et cette seule personne, on l'a appelée chef op.
02:12 Donc je trouve que c'est beau que le terme reste à cet endroit-là de l'histoire de
02:18 la fabrication des films.
02:20 Et puis dans le mot directeur de la photographie, il y a photographie.
02:24 Ça, ça m'importe plus que tout.
02:27 Et c'est vrai que le terme anglais cinématographeur est le plus juste parce qu'il dit exactement
02:33 ce que nous faisons, c'est-à-dire écrire avec des images, c'est-à-dire en fait avoir
02:39 un phrasé de l'image.
02:40 Voilà, parce que vous vous dites ce mot photographie, c'est celui qui m'importe le plus.
02:46 C'est au contraire celui qui moi m'intrigue le plus.
02:50 Parce que dans cette idée de directeur de la photographie, il y a cette notion de photo,
02:55 c'est-à-dire d'image, mais aussi peut-être d'un moment figé.
02:58 Alors que le cinéma, c'est quand même plusieurs images par seconde, c'est une autre idée
03:01 du mouvement.
03:02 C'est ça que je trouve étrange avec ce terme de directeur ou directrice de la photographie.
03:06 Vous avez absolument raison.
03:07 Mais c'est là où le terme anglais, où les Anglais très souvent have the good word
03:13 parce qu'ils sont plus directs et plus précis.
03:16 Le vrai terme c'est direction du regard.
03:19 Et on pourrait s'appeler directeur du regard.
03:23 - C'est magnifique.
03:24 - Ou directrice du regard.
03:25 - Vous êtes notre directrice du regard.
03:26 Et alors il y a dans tout ça un côté très technique dans le job.
03:29 Et c'est vraiment ce qui vous a, semble-t-il, intéressé, vous, dès le départ, Caroline
03:34 Pognetté, vos études à l'IDEC, qui était l'ancêtre de la FEMI.
03:37 C'était ce côté un peu mécano, bidouille de l'image ?
03:40 - Non, de nouveau, c'est historique.
03:43 C'est-à-dire que c'est les années 70.
03:46 Je suis dans une école où il y a beaucoup plus de garçons que de filles.
03:51 Les filles sont plutôt dirigées vers le montage.
03:54 On en était encore là.
03:55 Et il y a quelque chose qui me… Dans les outils, il y a quelque chose qui m'appelle
04:02 et je dis pourquoi les filles ne sont pas reliées aux outils ou liées aux outils comme
04:10 il faudrait qu'elles le soient.
04:12 Et je crois que c'est plutôt l'outil qui m'appelle.
04:17 Et puis j'ai ce raccourci qui n'est pas forcément… Aujourd'hui, peut-être que
04:23 je fonctionnerais autrement, de me dire le vrai outil du cinéma, c'est la caméra.
04:28 Mais pourquoi ? Parce qu'il était interdit aux femmes.
04:32 Ou interdit.
04:33 Ou en tout cas qui n'étaient pas… Aujourd'hui, ça serait peut-être l'argent, ça serait
04:38 peut-être l'écriture, ça serait peut-être… Vous voyez ? Les outils de cinéma, ils sont
04:44 multiples.
04:45 - Avec un esprit de contradiction quand même au départ.
04:47 Ce que vous disiez, l'envie d'aller là où on ne vous attendait pas forcément.
04:49 L'envie de vous approprier un outil qui n'était pas dédié ou dévolu aux femmes
04:53 à ce moment-là.
04:54 - Je suis une femme des années 70.
04:55 - On va en revenir d'ailleurs dans quelques instants sur votre féminisme des années
05:00 70 à aujourd'hui.
05:02 Mais juste ce métier, vous allez l'apprendre réellement sur le tas avec William Lubchansky
05:07 à la fin des années 70.
05:08 L'idée d'éclairer un visage, de trouver la bonne lumière qui va habiller un lieu.
05:12 Quelle était sa méthode à lui ? Qu'est-ce qu'il vous a transmis ?
05:15 - Oh, Willy, c'était un grand maître de l'art gentil.
05:20 Willy, il avait un savoir-faire de pose.
05:23 C'est-à-dire qu'il savait extrêmement bien doser et poser son négatif.
05:28 D'ailleurs, encore aujourd'hui, quand je travaille avec des étalonneurs, ils me disent
05:33 à quel point sa pose était régulière.
05:36 Poser une image, qui est un terme très technique en fait.
05:41 Et sinon, c'était quelqu'un de baroque.
05:44 Il avait un rapport coloré, contrasté à l'image.
05:50 C'est un maître du contraste en fait.
05:53 Je dois dire qu'après, c'est en voyant des films, et des films éclairés par d'autres
05:58 directeurs de la photographie, comme Elmendros, comme Rousselot, que ce rapport au visage…
06:05 On ne peut pas dire que Lubchansky soit un portraitiste.
06:09 C'était plutôt un créateur d'atmosphère.
06:14 Le portrait au cinéma, c'est un peu une obsession.
06:19 Et ça a été celle sans doute d'Elmendros, quoique certainement celle de Pierre Lhomme.
06:27 Parce qu'il y a une espèce de contradiction dans la direction de la photographie.
06:31 C'est d'éclairer à la fois des êtres, des visages, des corps et des décors.
06:38 Et d'arriver à ce que quelque chose de cette contradiction soit vraiment prise dans
06:46 le récit.
06:47 Et ça, il faut l'incarner visuellement.
06:51 Et les visages, le portrait, ça a été votre obsession à vous aussi ?
06:54 Oui, la peau.
06:56 La peau pour moi est une chose miraculeuse.
07:01 Dans toutes les périodes argentiques, c'est-à-dire les grandes périodes Kodak, et Fouji, mais
07:10 particulièrement Kodak, a été rendu avec une précision extraordinaire.
07:15 D'ailleurs, on voit encore des films argentiques et on est surpris par la qualité du rendu
07:22 des peaux.
07:23 Donc oui, à partir de ce moment où j'ai compris que c'était l'axe, mais c'est
07:28 aussi un rapport à l'acteur, une façon de s'approcher de l'acteur par la chose
07:34 qu'on partage avec lui, qui est sa peau.
07:36 C'est une drôle de chose, ça.
07:38 Oui, ça pourrait être son regard, ça pourrait être aussi sa silhouette.
07:41 Oui.
07:42 Mais c'est ce grain de peau.
07:43 C'est peut-être votre passion.
07:44 La peau et le regard, vous avez raison.
07:46 Le regard, c'est essentiel.
07:47 C'est votre passion pour la peinture qui vous a peut-être aussi amené à ça, cette
07:51 idée du grain de peau.
07:52 Il y a des grands peintres, d'ailleurs, justement, de ces carnations, cette manière de rendre
07:57 la lumière sur les peaux.
07:58 C'est-à-dire qu'à un certain...
08:01 On comprend à un moment donné qu'en fait, tout est médiation au cinéma.
08:09 Et que, éclairer un acteur, c'est faire que ce soit lui qui éclaire.
08:12 Et donc, tout le travail, c'est cette espèce de transmission de force visuelle qui fait
08:21 qu'en éclairant un regard, on sait que la scène prend forme, prend force.
08:29 C'est ce qu'on appelle la lumière réfléchie, la lumière qui tombe sur le personnage, sur
08:35 la peau.
08:36 C'est un trajet, quoi.
08:39 Ce n'est pas une chose directe, en fait.
08:42 La photographie.
08:43 - Mais alors, sur un tournage, on voit souvent le chef-op, on l'imagine comme étant l'un
08:47 des bras droits ou le bras droit du réalisateur.
08:50 On sait que le réalisateur noue souvent aussi une relation directe avec les acteurs de son
08:55 film.
08:56 Comment vous, vous avez appris à tisser un lien avec les acteurs ?
09:00 Est-ce que ça vous a pris du temps avant d'intervenir peut-être directement auprès d'eux, de
09:05 travailler directement avec eux ?
09:06 - Je ne parle pas aux acteurs.
09:07 - Vous ne leur parlez pas ?
09:08 - Je ne parle pas aux acteurs.
09:10 Très, très peu.
09:11 C'est le metteur en scène qui parle aux acteurs.
09:13 Je les regarde et je crois que…
09:15 - Et vous les éclairez.
09:16 Ils doivent attendre beaucoup de vous, quand même.
09:17 - Oui, mais je les regarde pour les éclairer.
09:20 Et je crois que c'est le regard, et c'est ce regard qui peut les conforter et les amener
09:26 à me rendre quelque chose de l'ordre du regard, de la question, etc.
09:31 Oui, souvent un acteur regarde la personne qui est derrière la caméra à la fin de la
09:36 prise.
09:37 Mais ça ne passe pas par les mots.
09:39 Ce qui passe par les mots, c'est avec les autres collaborateurs, avec le metteur en
09:44 scène.
09:45 Avec un acteur, c'est quelque chose de très étrange, d'assez fusionnel, surtout quand
09:49 le cadre est compliqué et qu'il faut le…
09:53 Et c'est une aventure à la fois étrange et très puissante, de savoir qu'un acteur
10:01 vous sollicite, sans évidemment vous le demander.
10:05 - Il n'y en a pas qui vous ont dit parfois "là, Caroline, tu m'as trop exposée,
10:10 je suis surexposée ou sous-exposée, j'ai l'air fatiguée".
10:13 - Avec quelqu'un comme Isabelle Huppert, j'ai parfois eu des moments de discussion
10:18 sur son image, oui.
10:19 - Vive discussion, ça a l'air.
10:22 - Non, ce n'est pas vif.
10:24 Huppert n'est pas quelqu'un de vif.
10:26 Si, elle est vive, mais elle n'est jamais violente.
10:31 Il y a une forme de négociation, bien sûr, mais tout est négociation.
10:37 Ce n'est pas simple, un plateau de tournage.
10:40 - On imagine.
10:41 - C'est beaucoup de circonvolutions humaines.
10:43 - Et une petite sociologie qui s'établit le temps d'un tournage aussi.
10:47 Une petite société qui doit apprendre à faire connaissance et à se découvrir.
10:50 - Oui, dont il faut arriver à parler, dont les gens parlent beaucoup aujourd'hui, puisque
10:54 avec ces histoires de maltraitance, etc.
10:57 C'est intéressant, oui.
10:58 - Vous les regardez de loin, toutes ces histoires ?
11:01 - Pas du tout.
11:02 - Ça vous fait revoir, réviser aussi votre parcours, votre propre positionnement, à
11:07 la fois comme directrice de la photographie, mais aussi comme femme sur un plateau pendant
11:10 toutes ces années, avec beaucoup de réalisateurs hommes.
11:13 Mais c'était effectivement comme ça dans les années 70-80.
11:15 - Oui, mais j'ai commencé avec une femme.
11:17 - Chantal Ackerman.
11:18 - La première à m'avoir intronisée, c'est quand même Chantal Ackerman.
11:21 Je lui en garde énormément de reconnaissance.
11:25 Et ça m'a placée aussi de ce côté-là.
11:28 Oui, vous avez raison.
11:31 Moi, j'ai l'impression que je suis mi-homme, mi-femme.
11:36 Alors peut-être que cette partie mi-homme, elle me facilite la vie avec les hommes, pourquoi
11:46 pas aussi avec les femmes.
11:47 Mais c'est vrai qu'il y a des choses que j'ai encaissées.
11:54 J'ai encaissé des choses, mais parce que le prix en valait la chandelle.
11:59 Et j'ai beaucoup admiré ces hommes qui étaient parfois violents, parfois puissants, autoritaires.
12:06 Mais c'est étrange, je n'ai jamais senti ça contre moi.
12:14 C'est une chose très particulière.
12:16 Ça revient à une chose d'enfance.
12:18 Je me souviens d'un dessin que j'avais fait très jeune.
12:21 Et mon père, qui est architecte, que j'ai beaucoup admiré et auquel je pense que je
12:26 dois beaucoup, ce rapport scopique au monde, quand il a vu ce que j'avais dessiné, a
12:33 dit "c'est furieusement naturaliste".
12:35 Je sortais de l'enfance et peut-être que je perdais l'invention absolue des enfants
12:44 avec le dessin.
12:45 Et cette phrase qui était trop compliquée pour un enfant de 8 ans et en même temps
12:51 pas sympathique, je me suis dit "il y a un truc là".
12:57 Et finalement, la colère des hommes, ou les réflexions des hommes, ou la distance des
13:05 hommes dans le travail n'a jamais été quelque chose qui m'a blessée.
13:09 Je suis plus blessée par les femmes.
13:10 - Pourquoi ?
13:12 - Parce que...
13:15 - Est-ce qu'il y a un sentiment de sororité peut-être ?
13:17 - Oui, je me sens plus proche d'elles.
13:19 Oui.
13:20 Pour reparler d'Isabelle Huppert, si Isabelle Huppert n'est pas satisfaite de quelque chose,
13:28 je serais peut-être plus inquiète que si un metteur en scène ou un me dit quelque chose.
13:35 Ça, ça passe.
13:36 Ça passe.
13:37 Je ne sais pas comment je fais le toréro, ou plutôt la torérat.
13:41 Mais les femmes, ça m'inquiète plus.
13:45 Évidemment, ça a peut-être à voir avec la mère.
13:47 Je ne sais pas.
13:48 - Oui, c'est ce que vous disiez à l'instant.
13:52 Je ne le ressentais pas comme étant contre moi.
13:54 Quand un homme pouvait s'emporter ou qu'il y avait une relation plus colérique ou plus
14:00 tendue.
14:01 Il y a peut-être aussi cette mise à distance qui se faisait et le sentiment que ce n'était
14:06 pas quelque chose à comprendre personnellement.
14:08 Maintenant, une fois sur vos engagements militants après 68, Caroline Champetier, vous avez
14:12 dit "je fais partie des féministes qui ont poussé la radicalité un peu loin".
14:16 Quelle est aujourd'hui pour vous la meilleure façon d'être féministe sur un tournage,
14:21 dans le milieu, dans l'industrie du cinéma ?
14:23 - Oh là là, quelle question !
14:26 - Je peux éventuellement vous la faire en deux temps.
14:31 Est-ce que vous pensez que pour que les mentalités évoluent, est-ce que vous croyez, comme l'a
14:36 dit récemment la ministre Hima Abdul-Malak, est-ce que vous croyez davantage au pouvoir
14:40 des films plutôt qu'aux tribunes ?
14:42 Elle a parlé de tribunes à l'emporte-pièce, mais plus globalement.
14:45 - Je crois au pouvoir du cinéma.
14:49 Je crois que le cinéma est un extraordinaire lieu de regard du monde, de partage, d'intelligence.
14:56 Donc oui, je crois à ça.
14:58 Les tribunes, quand elles apparaissent et quand elles sont fortes, elles peuvent toujours
15:05 m'émouvoir.
15:06 Si vous voulez parler par exemple de la dernière en date, qui est celle d'Adenne Hennel.
15:10 - Oui, est-ce qu'elle a pour vous le mérite de la radicalité retrouvée ?
15:14 - Elle est bouleversante.
15:16 Et ce dont personne ne parle, en parlant de cette tribune, c'est qu'il s'agit d'une
15:22 victime.
15:23 Et qu'à partir de là, quelqu'un qui est passé par quelque chose qui l'a abîmée,
15:30 ou qui l'a... c'est différent que quelqu'un qui ne l'a pas été.
15:35 Et donc on ne peut qu'entendre ce qu'elle dit, qu'à partir de cet état-là, et qu'elle
15:43 ne veuille plus l'être, et qu'elle veuille construire un monde qui la protège, et que
15:49 ce soit dans ce monde-là qu'elle agisse, je dis bravo, et puis à vrai dire, fais ce
15:57 que tu veux.
15:58 Je connais la dramaturge et metteuse en scène avec laquelle elle travaille, Gisèle Vienne,
16:07 qui est quelqu'un qui nous a beaucoup inspiré, Léo Scarrac, c'est moi, au moment d'Annette.
16:11 Nous sommes allés voir son spectacle sur la conférence des ventriloques avec des marionnettes,
16:19 et c'est quelqu'un d'exceptionnel, et qui réfléchit le monde de façon exceptionnelle.
16:25 Je comprends qu'on veuille se concentrer quand on approche des gens comme ça.
16:30 Complètement.
16:31 Et Gisèle Vienne, qui est aussi chorégraphe, elle a beaucoup réfléchi à cette question
16:34 du corps, du corps de l'acteur, du corps des danseurs ou des danseuses.
16:38 Et combien ce matériau finalement, avec lequel travaille le cinéma, le théâtre, ou encore
16:45 la danse, est fragile, est personnel, est intime, et il ne se manie pas sans qu'on
16:52 y prête réellement attention.
16:54 Elle questionne beaucoup aussi son propre regard sur le corps des acteurs ou des actrices
16:59 ou des danseurs ou des danseuses.
17:01 Plus que beaucoup de cinéastes.
17:05 Et je pense qu'elle a aujourd'hui un projet dont elle m'a parlé, qui est justement la
17:11 façon dont le langage du corps explose dans cette périphérie urbaine qu'est la périphérie
17:21 parisienne et où on ne se rend pas compte le nombre de différents langages corporels
17:27 qui sont en train d'émerger.
17:28 France Culture, on est aujourd'hui en compagnie de la directrice de la photographie Caroline
17:34 Champetier.
17:35 On vient de vous l'annoncer, elle vient d'obtenir le prix Cinéma Consécration France Culture
17:40 2023 et succède ainsi au cinéaste ukrainien Sergei Losnitsa qui a été le lauréat l'an
17:46 passé.
17:47 Prix qui lui sera remis demain, samedi, à Cannes.
17:50 On a beaucoup de plaisir à vous recevoir, d'autant que vous pratiquez ce métier si
17:55 singulier qu'est la direction de la photographie.
17:57 C'est un art pour vous d'ailleurs ? Un art de la maîtrise ou un art de la surprise ?
18:01 - Au n'y l'un ni l'autre, je ne sais pas si c'est un art.
18:05 Non, ce qui est un art c'est le cinéma.
18:07 C'est ce qu'on partage avec une équipe entière.
18:11 J'ai l'impression de progresser de plus en plus dans ce mot étrange pour les Français
18:19 qui s'appelle la collaboration, c'est-à-dire travailler avec les autres.
18:22 C'est ça que je trouve à la fois si puissant, si difficile avec le cinéma, c'est qu'on
18:31 le fait à plusieurs.
18:32 On n'est pas seul à faire un film.
18:34 C'est pour ça que quand quelques-unes ou quelques-uns parlent de film comme s'ils
18:39 l'avaient fabriqué seul, pour moi c'est toujours une chose très étrange.
18:43 Parce que c'est ça la force du cinéma.
18:45 Vous l'avez dit tout à l'heure, c'est une société choisie.
18:49 C'est une démocratie ou tyrannie choisie.
18:53 Et c'est avec ça qu'on travaille.
18:56 - Et quand vous regardez les films des autres, on imagine que peut-être du coup vous ne
18:59 voyez pas que la lumière.
19:01 Vous regardez l'ensemble comme un tableau.
19:02 C'est ce que racontait Lube Chansky dont on parlait tout à l'heure quand il a été
19:06 lui le chef op, membre du jury du Festival de Cannes en 1993.
19:10 - Moi je pense que dans un film, ce n'est pas vraiment une loi, mais ça se tient.
19:16 Je veux dire que c'est assez rare de voir une photo qui soit, disons, déficiente, comme
19:20 vous le dites, qui soit attachée à un film intéressant.
19:22 Je pense qu'il se forme un tout.
19:24 Il peut très bien que ce soit une photo qui colle avec le film et qui ne soit pas forcément
19:28 une très belle photo.
19:29 Mais si c'est la photo qui colle avec le film, il n'y a aucun problème.
19:32 Effectivement, dans certains films, je trouve la photo superbe et ça marche très bien
19:37 avec le film.
19:38 Dans d'autres films, je trouve une très belle photo qui ne marche pas avec le film.
19:40 Donc à mon avis, c'est une erreur qui est aussi importante.
19:43 Et puis il y a des films qui ne sont pas intéressants et qui ont des photos qui ne sont pas intéressantes.
19:47 - Voilà.
19:48 Qu'est-ce que vous regardez, vous ? Où est-ce que votre regard se dirige quand vous regardez
19:51 les films des autres, des films sur lesquels vous n'avez pas travaillé et vous avez été
19:54 comme lui à un moment, membre du jury de la Caméra d'or à Cannes ? C'est les premiers
20:00 films en 1998.
20:01 - C'est les premiers films, oui.
20:02 - Vous ne regardez que la lumière ou vous vous laissez emporter par le reste ?
20:05 - Évidemment que c'est le film.
20:08 Par contre, si je commence à m'ennuyer, si je commence à regarder trop ce qu'on appelle
20:14 la lumière, là, c'est pas mon signe.
20:19 - Un art de la lumière, qu'est-ce qu'une bonne lumière ? Là, dans ce studio par exemple,
20:25 vous l'a jugée comment ? Elle est bien, la lumière ? On a réussi ? Non ? Il ne fallait
20:28 pas en parler, me dit-on.
20:29 - Elle n'est pas terrible.
20:31 On pourrait adoucir un petit peu les projecteurs, mais en même temps, voilà.
20:35 Ça crée un espace.
20:37 Une lumière, c'est quelque chose qui crée l'espace.
20:41 - Vous composez toujours avec le réel pour le cadre, pour la lumière ? Vous vous autorisez
20:46 à considérer que la lumière peut aussi être un artifice, un artifice de cinéma, qu'on
20:51 peut la créer pour l'occasion ?
20:52 - Bien sûr.
20:53 Déjà, on n'est pas toujours en lumière naturelle.
20:57 On peut être en studio et quand on est en studio, comme ici, on part du noir et là,
21:01 on crée tout.
21:02 Et puis, bien sûr que la lumière doit venir, c'est spirituel en fait la lumière.
21:09 Loup-Chansky parlait là, mais c'était à la fois totalement juste et peut-être que
21:15 le niveau au-dessus, c'est de dire que quand la lumière arrive à un niveau d'expression
21:25 ou dans le film, ça remonte quelque chose, là c'est que quelque chose de spirituel
21:34 se passe.
21:35 C'est pas un outil la lumière.
21:41 Tout peut être un outil au cinéma.
21:43 La caméra, le cadre, le format.
21:46 La lumière, c'est autre chose.
21:50 - Pour cette nouvelle édition du Festival de Cannes, Caroline Champetier, le film du
21:55 réalisateur cinéaste chinois Wang Bing, pour la première fois en compétition, a
22:00 été présenté hier de mémoire.
22:02 "Jeunesse, le printemps", c'est une chronique de la vie quotidienne des ouvriers des ateliers
22:06 de textile entre travail et amour parce qu'ils sont souvent très jeunes ces ouvriers.
22:11 Alors, il y a eu des conditions de tournage on imagine assez particulières puisqu'il
22:14 est allé filmer directement en Chine.
22:17 C'est un documentaire de trois heures, trois heures et demie, mais c'est rien.
22:21 Il faut se souvenir que Wang Bing fait partie avec Frédéric Weisman des cinéastes du
22:24 temps long.
22:25 L'un de ses premiers films documentaires à l'ouest des rails sorti en 2002 raconte
22:29 la vie des travailleurs chinois en plus de 9h551 minutes de film.
22:34 Mais depuis Lanzman et Shoa, vous étiez à ce moment-là assistante aussi.
22:37 Vous avez travaillé un peu sur ce projet.
22:39 On imagine que plus rien ne vous effraie sur la longueur des films et sur ce temps long
22:42 que certains cinéastes décident d'adopter.
22:44 On vous parle de Wang Bing parce que vous avez récemment collaboré avec lui pour un
22:48 autre film, Man in Black, qui sera présenté en sélection spéciale à Cannes.
22:52 Comment ça s'est passé ?
22:53 C'est très intimidant parce qu'on sent quelque chose de puissant qui le pousse, qui
23:01 le porte et il n'y a pas les mots.
23:03 Il n'y a pas les mots parce que je ne parle pas chinois.
23:05 Et en plus, il y a quelque chose qui ne divulgue pas.
23:08 Donc, il était très arrêté sur le lieu qui était les Bouffes du Nord.
23:14 Trop cher, mais on y est revenu.
23:16 Une salle de spectacle à Paris, un grand théâtre parisien, Peter Brook, toute cette
23:20 aventure-là.
23:21 Oui, et surtout avec un rouge qui pourrait se rapprocher du rouge de la Cité Interdite.
23:26 Et il voulait filmer là un immense musicien chinois qui a été dans les camps pour droitier,
23:33 qui a été torturé et dont il voulait justement filmer la peau.
23:36 Et dont il voulait qu'il soit nu.
23:39 Donc, il y avait quelque chose, vous voyez, c'était comme des éléments éparts qu'il
23:46 fallait arriver à réunir dans ce que j'appelle le plan.
23:51 Parce que l'atome du film, c'est le plan.
23:53 Et c'est ce qu'on a fait et la chose est assez sidérante.
23:58 Voilà.
23:59 Et il sera présenté là, ce film.
24:01 Vous avez travaillé aussi avec des cinéastes, des metteurs en scène japonais.
24:06 Je pense notamment à Naomi Kawase ou d'autres.
24:09 Nobu Hirosawa.
24:10 Exactement aussi.
24:11 Là, on quitte la Chine avec Huang Wing pour aller plutôt vers le Japon.
24:15 Mais qu'est-ce que ces collaborations avec des regards, avec des sensibilités, avec
24:20 des cultures aussi de l'image qui sont quand même différentes vous ont apporté ? Parce
24:24 qu'on vous a longtemps vu comme la chef-op du cinéma français.
24:27 Nobu Hirosawa m'a immensément apporté parce que c'est aussi la culture japonaise.
24:35 C'est-à-dire qu'il n'y a pas de jeu au Japon.
24:38 Et du coup, justement, la fabrication d'un film, c'est comme un grand trou où chacun
24:46 apporte quelque chose.
24:47 Donc là-dessus, il m'a énormément apporté Nobu Hirosawa.
24:52 Et puis, il fait ce travail assez impressionnant avec l'improvisation qui fait que ça modifie
24:59 beaucoup quand même la construction des plans et le rapport qu'on a aux acteurs.
25:03 Est-ce que le cinéma, c'est aussi une affaire de génération ? Vous qui avez commencé
25:08 dans les années 70, évoluez avec une autre génération de cinéastes dans les années
25:12 80-90.
25:13 Est-ce qu'aujourd'hui, vous avez le sentiment que la nouvelle génération travaille très
25:17 différemment de ses prédécesseurs ?
25:19 Ce n'est pas une affaire de génération.
25:22 Ou alors, c'est une génération des outils.
25:24 C'est les outils qui font évoluer le cinéma.
25:27 C'est des caméras de plus en plus légères, de plus en plus sensibles, etc.
25:31 Après, ce qui est très mystérieux, c'est que quand il y a du cinéma, les gens qui
25:36 aiment le cinéma savent où il est.
25:39 Aujourd'hui, il y a tellement de films, il y a tellement que parfois, ils disparaissent
25:47 dans la quantité.
25:48 Mais quand ils se manifestent, ce n'est plus une affaire de génération.
25:55 Et quand est-ce qu'il s'est manifesté la dernière fois pour vous ? La dernière fois,
25:58 vous vous êtes dit "là, il y a du cinéma".
26:00 Alors, j'ai vu un film cet automne que j'ai trouvé magnifique, qui était le film de
26:04 Clément Cogitore, "Goutte d'or".
26:07 Et là, il y avait vraiment du cinéma.
26:09 À quoi ça tient ?
26:10 C'est très mystérieux.
26:12 Il me faudrait du temps pour l'expliquer.
26:14 Mais justement, un rapport entre la caméra, l'acteur, l'espace imaginaire et ce petit
26:22 glissement qu'il y a du réel à la fiction, l'imaginaire, qui m'a vraiment emportée.
26:29 Et vous avez souvent aussi cité Justine Trier, qui sera, rappelons-le, cette année dans
26:34 la sélection officielle du Festival de Cannes pour son dernier film, "Anatomie d'une chute".
26:39 Elle figure parmi les 21 films en compétition.
26:42 Merci mille fois à vous, Caroline Champetier, d'avoir accepté de passer par le studio
26:46 du Club pour venir fêter avec nous ce prix cinéma, consécration, que France Culture
26:53 vous remettra demain en main propre à Cannes.
26:55 Merci beaucoup.

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