Sepideh Farsi, réalisatrice iranienne du film “Put your soul on your hand and walk”, documentaire sur la photojournaliste gazaouie Fatma Hassouna, était l'invitée de France Inter ce jeudi. Le film est projeté à Cannes dans la sélection ACID à 20h et sortira en salles en septembre. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-jeudi-15-mai-2025-4392310
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00:00Bonjour, c'est Pieds et Farsi.
00:01Bonjour.
00:02Il y a une grande simplicité de mise en scène dans ce film.
00:06Vous tentez de vous parler toutes les deux en FaceTime.
00:09Dans l'image, il n'y a la plupart du temps que l'écran de votre téléphone.
00:13La conversation se fait dans un anglais balbutiant.
00:16La connexion saute sans cesse.
00:18Mais il y a le visage de Fatma Hassouna.
00:22Est-ce que vous pourriez décrire ce visage ?
00:24Un sourire d'abord.
00:26C'est incroyable.
00:27Des yeux.
00:27Moi, je pensais pendant un moment qu'ils étaient marrons.
00:31En fait, ils étaient verts.
00:32Mais bon, avec les lunettes, sans les lunettes.
00:34Et puis, il y a ce sourire, ses dents.
00:37Oui, oui, son visage est solaire.
00:40Ça brille.
00:42Parce que ce n'était pas elle que vous cherchiez à filmer.
00:44Au départ, vous auriez voulu entrer dans l'enclave, filmer des Gazaouis.
00:48Au jour le jour, vous n'avez pas pu.
00:50Qu'est-ce qui vous a accroché à Fatma ?
00:53Vous, vous l'appelez Fatem.
00:54Oui.
00:55Qu'est-ce qui vous a accroché à elle ?
00:57Eh bien, cette énergie, cette générosité, la force de vie, cette joie de vivre, en fait, malgré les conditions effroyables dans lesquelles elle vivait, comme tous les Gazaouis.
01:10Un désir, un désir, un désir fort, fort, fort, enfin, de découvrir, de voyager, d'échanger, de partager, d'apprendre.
01:23Elle me parle, oui, tiens, j'ai commencé à apprendre le morse pendant le Covid.
01:27Je disais, quelle idée.
01:28Et puis moi, je lui dis, moi, j'ai fait ça pendant que j'étais en prison.
01:31C'est ce genre de truc.
01:32En fait, on était, moi, j'étais, je suis enfermée à l'extérieur de mon pays.
01:37Elle, elle était enfermée à l'intérieur.
01:38Vous avez fui l'Iran quand vous aviez 18 ans.
01:40Oui, c'est ça.
01:41Et justement, chaque fois que vous lui posez la question, est-ce que tu penses à quitter Gaza ?
01:47Est-ce que tu vas fuir ? Est-ce que tu vas partir ?
01:49Elle vous répond qu'elle n'a nulle part où aller, que Gaza, c'est chez elle, que c'est là qu'il y a ses souvenirs, que c'est là qu'il y a sa famille.
01:56Et vous qui avez tout quitté, tout laissé derrière vous à 18 ans, vous comprenez ?
02:02Je peux le comprendre.
02:03Vous pouvez le comprendre, oui.
02:04C'est un choix...
02:08Maniché, hein ?
02:10Parce que vraiment, c'est tout perdre, tout gagner.
02:14Moi, j'ai fait un choix de vie.
02:15Les deux à la fois.
02:16Oui, c'est les deux à la fois.
02:18En fait, on laisse tout ça derrière soi et c'est une petite mort.
02:23En fait, on ne retrouve jamais ce qu'on a laissé derrière.
02:25Mais en même temps, moi, si j'étais restée en Iran, je n'aurais jamais pu faire tout ce que j'ai fait.
02:30Elle, en partant, elle aurait eu la culpabilité.
02:36C'est encore pire quand vous partez pendant la guerre.
02:39Moi, dans le laps de temps, moins de 48 heures.
02:43Enfin, un peu plus d'un jour où j'ai espéré l'avoir à mes côtés pour présenter le film.
02:48C'est-à-dire qu'entre le moment où je lui ai dit, en face à face, dans notre dernier appel...
02:53Que le film allait être projeté à Cannes.
02:54Voilà.
02:55Et elle m'a dit, oui, je viens.
02:56Évidemment, elle me dit, je viens.
02:58Mais je veux rentrer à Gaza après.
03:01Et donc, j'ai cru.
03:02J'y ai cru.
03:03Il faut quand même dire qu'elle n'a jamais quitté l'Enclavre.
03:05Exactement.
03:05Qu'elle en rêve de voyager.
03:06Exactement.
03:07Qu'elle rêve de voir Téhéran.
03:09Aussi.
03:09La capitale de l'Iran.
03:10Vatican, Téhéran, plein d'endroits.
03:12Un parc d'attractions.
03:13Un parc, exactement.
03:14Un parc lequel dans le monde.
03:15C'était une fille, mais bourrée de désirs.
03:17De désirs, de normalité, en fait.
03:20Elle voulait.
03:21Elle le disait tout simplement.
03:22Elle disait, mais on a une vie tellement simple.
03:24Mais pourquoi ils veulent nous prendre cette vie simple ?
03:27Pourquoi ?
03:28Et puis, elle disait, je veux être une fille normale comme tout le monde.
03:33En fait, elle était normale.
03:34Mais la situation était anormale.
03:37Et sans cesse, la conversation est coupée à cause de la connexion qui saute.
03:42Et en fait, c'est très troublant parce que vous, vous revivez avec elle ce que vous vivez en réalité,
03:47en permanence avec votre propre mère qui est restée en Iran.
03:50C'est-à-dire que vous n'arrivez jamais à lui parler sans que la connexion saute.
03:54En fait, il y a vraiment un miroir entre votre exil et puis le lien que vous nouez avec elle à distance.
04:03Oui, absolument.
04:04Il y a beaucoup de choses qui font des renvois comme ça de miroir entre son expérience et la mienne,
04:11même si elles sont très différentes.
04:13Et j'ai beaucoup de mal à parler au passé d'elle.
04:16Ce n'est pas possible.
04:17Ça ne passe pas, en fait.
04:18Pour moi, elle est toujours là.
04:20Et il y a, oui, tous ces paradoxes.
04:23C'est-à-dire, elle qui n'a jamais pu voyager, moi qui fais le tour du monde de par mon métier maintenant.
04:28Oui, et puis vous lui parlez depuis le Maroc, depuis Montréal.
04:32Est-ce que vous culpabilisez ? Est-ce que vous êtes embarrassée ? Est-ce que vous êtes gênée de lui dire « je suis au bord de la mer » et elle est sous les bombes ?
04:39Je l'ai été, je l'ai été, mais elle me tranquillise.
04:44Elle dit à sa façon, et c'est incroyable, c'est un apaisement soudain.
04:48Elle dit « mais tu es à mes côtés, c'est suffisant ».
04:53Donc, elle s'évade à travers vous, elle voyage à travers vous.
04:57Après, ça ne m'empêchait pas de me sentir mal à l'aise, parce que ça ne s'efface pas comme ça.
05:02Bien entendu, j'étais consciente et je suis toujours consciente de l'écart qu'il y avait entre mon expérience et ma vie et la sienne.
05:10Ça, c'est clair.
05:11Elle a faim, elle a terriblement faim, elle manque de tout.
05:15Et au fur et à mesure du film, elle va de plus en plus mal.
05:19C'est-à-dire qu'elle est épuisée, elle est molle.
05:21Elle dit qu'elle est sans réaction face à tout ce à quoi elle assiste, qu'elle a du mal à se concentrer, qu'elle a du mal à parler.
05:29D'ailleurs, à un moment, vous lui dites « je sens que je suis en train de te perdre ».
05:34À quoi vous le sentez ?
05:36Son manque de concentration, son absence de réaction, un rire qui était devenu un sourire, pâle plutôt.
05:48Elle était un peu comme une ombre d'elle-même.
05:51Je sentais que ça allait mieux par la suite, mais il y a eu des moments vraiment de vague à l'âme.
06:00Moi, je le voyais glisser.
06:04Et donc, oui, la nourriture, c'était la fatigue, c'était les bombes, les drones.
06:10Vous imaginez, juste une heure de conversation avec elle, moi, j'en pouvais plus, moi, du bruit des drones.
06:16Eux, ils vivent avec les hélicos.
06:18Mais tout le temps, tout le temps, tout le temps.
06:19H24, jour et nuit, il n'y a pas de trêve.
06:22C'est-à-dire, moi, on m'a raconté que pendant la guerre Iran-Irak, à un moment donné, le soir tombé, plus personne ne tirait.
06:31Il n'y a pas ça avec les Israéliens.
06:34Ils tirent n'importe quand.
06:36Elle, d'ailleurs, elle est partie, malheureusement, à une heure du matin.
06:39Ils dormaient quand on a attaqué leur maison.
06:43Je ne sais pas.
06:44Comment vous avez appris sa mort, s'épiler ?
06:47J'étais en train de travailler sur le film, sur les sous-titres.
06:53Et donc, j'étais concentrée sur le texte.
06:55Je ne regardais pas les messages.
06:58Et tout d'un coup, il y a eu, donc c'était mercredi en fin de matinée, le 17.
07:03Et nous, on s'était parlé le 15, quasiment en fin de journée.
07:07Le 16, je n'avais pas pu la joindre.
07:12C'est-à-dire, je lui avais écrit.
07:13J'ai dit, je veux te reparler.
07:15Est-ce que tu peux te connecter ?
07:16Elle m'a dit, non, je ne peux pas.
07:17Tu m'écris.
07:18Écris-moi, envoie-moi un audio.
07:19Je n'ai pas de signal.
07:22Et j'ai dit, essaye.
07:23Et puis, les heures passant, voilà, le soir est tombé.
07:27Je me suis dit, bon, OK, on verra ça mercredi.
07:28Et mercredi, j'allais l'appeler, en fait.
07:30Et je vois ce message, cette photo, en fait.
07:33Sa photo montée sur mon téléphone, s'allumait, l'écran s'allumait.
07:36Je vois sa photo avec une phrase et je prends.
07:38Et je vois la nouvelle et je n'y ai pas cru, évidemment.
07:42J'ai cherché, j'ai appelé des gens.
07:45Et à la fin, j'ai fini par appeler la personne qui me l'avait présentée,
07:49cette amie commune.
07:50Qui voulait la confirmer.
07:52Oui.
07:54Elle n'est pas seule à être morte cette nuit-là.
07:56Il y a toute la famille.
07:59Et en plus, on les voit traverser le film.
08:01On voit son papa, on voit deux de ses frères.
08:04Et d'ailleurs, vous égrinez leur nom, chacun de leur nom, à la fin du film.
08:10Sa mère a survécu, je crois.
08:12Vous avez de ses nouvelles ?
08:14J'ai pu lui parler.
08:16J'ai eu de ses nouvelles assez régulièrement.
08:18Mais encore une fois, le signal n'étant pas stable, c'est difficile de communiquer.
08:22J'ai pu lui parler une fois, il y a quelques jours.
08:25Une personne aidée à la traduction, puisqu'elle ne parle pas anglais, sa mère.
08:28Elle s'en remet.
08:30Elle s'en remet.
08:31Elle est extrêmement forte.
08:32C'est incroyable.
08:34C'est-à-dire, Fatma avait de qui tenir.
08:36Oui.
08:37Moi, j'ai dit, est-ce que je fais quelque chose pour te faire sortir de là ?
08:40Elle a dit, non, je reste ici.
08:42Je veux récupérer ma maison.
08:43Je reste.
08:44Elle a encore des enfants.
08:46Elle a deux fils.
08:47Qui sont vivants.
08:48Et qui n'étaient pas là.
08:50S'ils avaient été là, ils auraient péri, malheureusement.
08:52Mais ils étaient au Caire, puisqu'il y a, l'un des frères a un problème psychomoteur.
08:59Donc, ils étaient là au Caire pour un traitement.
09:02Mais, je veux dire, elle a tout perdu, cette femme.
09:06Tout.
09:07Tout.
09:08Presque.
09:09Comment vous pourriez décrire les...
09:11Parce qu'on fait de la radio, là.
09:13Comment vous pourriez décrire les photos de Fatma Hassouna ?
09:17Parce qu'elles, donc, elles perlent le film de manière très délicate.
09:23D'ailleurs, elles évoluent au fur et à mesure du film.
09:25Au début, ce sont des éclats de vie.
09:27Des enfants qui éclatent de rire, par exemple, au milieu des ruines.
09:31Et puis, au fur et à mesure, il y a de plus en plus de sang.
09:33Il y a de plus en plus de morts.
09:35Il y a de plus en plus de noirceur dans ces photos.
09:38Comment vous pourriez les décrire aux auditeurs de France Inter ?
09:41D'abord, parce que vous avez dit, effectivement, une sorte de transformation,
09:50un arc qui bouleverse le paysage qu'elle documente.
09:57Comme si on passait du printemps à l'hiver, en l'espace, très rapidement.
10:03Les couleurs s'en vont.
10:04Ça devient du noir et blanc, gris.
10:06Et puis, il y a cette série de photos d'attaques qui sont très difficilement descriptibles.
10:14Très simples.
10:16Elle avait un sens du cadre incroyable, en fait.
10:18À la fois, quelque chose de très simple et enfantin.
10:22Enfantin ?
10:23Pas enfantin.
10:24Enfantin, ce n'est pas le bon mot.
10:26Quelque chose d'une simplicité.
10:28Voilà, une simplicité énorme.
10:30Et un regard très acerbe et très systématique, méticuleux.
10:33Donc, cette combinaison, pour moi, est vraiment un regard pas trafiqué.
10:41Ça, c'est vraiment signe d'un grand photographe.
10:43Un grand photographe.
10:44Oui.
10:45C'est ça qu'elle avait.
10:46Alors, voilà.
10:47Fateme est morte.
10:49Et le festival de Cannes ne parle plus que d'elle.
10:52Là où elle aurait dû venir, elle aurait dû vous accompagner.
10:55Vous vous attendiez à ce que Juliette Binoche lui dédie la cérémonie d'ouverture.
10:59Vous vous attendiez à ce que les plus grands cinéastes du monde signent une tribune avec son nom ?
11:07Non, évidemment non.
11:10Et j'en suis très touchée.
11:13Mais mon chagrin est tellement grand.
11:16J'aurais préféré qu'elle soit là et que rien de tout cela ne se passe.
11:20Vraiment.
11:21Si c'était à choisir, j'aurais préféré l'avoir ici.
11:24Qu'est-ce que vous attendez du festival maintenant ?
11:27Il faut continuer à crier, en fait, pour que ça cesse, ces massacres.
11:34Ce n'est pas possible.
11:35En fait, je suis arrivée de Paris ce matin.
11:38Jusqu'à ce matin, ça a été un marathon.
11:40Pas possible, vous imaginez, entre tout ce qui s'est passé depuis sa mort,
11:45ma responsabilité par rapport à sa mère, tout le reste, l'exposition de photos à organiser,
11:50les textes, les interviews, tout ça.
11:52Le film a fini.
11:52Il n'était pas fini, le film.
11:54Il fallait faire ça en plus.
11:55Mais, arrivée ici à Cannes, je me dis, c'est aberrant, mais qu'est-ce que tu fais là ?
12:00Je regarde les gens passer sous soleil, l'eau.
12:04Je pensais, en traversant la croisette, pour livrer les photos de Fatem au pavillon palestinien,
12:10parce que c'est moi qui les ai apportées de Paris.
12:12Donc, la première chose que je fais, je les livre là.
12:15Je me disais, mais elle aurait été choquée de voir ça, en fait.
12:18Sortir de Gaza pour se retrouver ici, quel choc elle aurait eu.
12:22Et comment est-ce qu'elle aurait vécu ça ?
12:24En fait, j'étais en train de penser à elle, quoi.
12:26Et je pense qu'il faut qu'on se centre, que le festival aussi, se centre plus sur notre humanité.
12:36C'est-à-dire que ce ne soit pas que des paillettes.
12:38C'est très bien de faire la fête, c'est très bien de célébrer le cinéma.
12:41C'est formidable, heureusement que ça existe.
12:44Et ça fait des coups de projecteur.
12:46Mais je pense qu'il y a des moments graves, quand même, dans l'humanité.
12:49On en traverse un en ce moment.
12:51Il faut qu'il y ait quand même un peu plus de prise de responsabilité
12:55face à la gravité des choses que les gaz à vue sont en train de vivre,
12:59pour que ça cesse.
13:00Et après, on verra.
13:01On va traverser, mais il faut vraiment faire cette traversée du désert, là.
13:07Merci, Cépi Desfarsi.
13:10Je suis très émue, parce que vraiment, quand on voit le film,
13:13on passe 1h40 avec Fatem.
13:16Et c'est une expérience très, très forte.
13:18Et au fur et à mesure du film, on sait qu'elle est morte.
13:21Donc, on sait qu'on s'attache à quelqu'un et qu'on va la perdre.
13:25Donc, c'est un très beau film.
13:26Moi, je ne sais pas ce que je vais faire de ma vie après.
13:29Comment je vais...
13:30Merci, Cépi Desfarsi.
13:32Merci pour vos larmes.