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  • 25/03/2025
"Il y a un truc qui m'a beaucoup impressionné dans cette période, c'est qu'il y avait des commentateurs à la télévision et ils commençaient toujours par une phrase : 'Je ne suis pas épidémiologiste, moi.' Bon bah alors ? Alors, ferme-la."

Entretien chez Brut avec Fabrice Luchini.
Transcription
00:00J'aimerais comprendre à quoi correspond cette idée étonnante que je rentre chez Brut en me filmant.
00:08Et voilà une dame qui me filme aussi. Non, qui filme la dame. Non, elle fait une photo. C'est surréaliste.
00:14Bonne journée, Brut. À fond. Brut. Bonjour, M. Brut. Totalement Brut.
00:21C'est un autre genre, là.
00:23Ça, c'est la post-production. C'est le graphique, c'est le graphique.
00:25Brut. Brut sérieux. Là, c'est Brut love. Et vous, c'est Brut concret. Très bien. Et là, je rentre.
00:33Voilà. Et là, c'est la mise en scène de Thomas.
00:37Ça, vas-y, là. On y est ?
00:39Le début du spectacle. Attaque. Parc. C'est quoi, le confinement ?
00:43Alors, évidemment, il y a des gens qui m'ont dit qu'il y en a qui ont été très heureux.
00:46Ils restaient chez eux avec la meuf et tout ça. Bon. Mais il y a quand même des gens qui étaient malheureux, tu vois.
00:51Enfin, moi, je faisais partie des gens qui étaient un peu malheureux.
00:54Comme je m'ennuyais, je me suis dit, il y a une fable.
00:58Ce mot qu'on me répète constamment, confinement, confinement, elle me rappelle une fable.
01:04Alors, j'ai recherché mon premier spectacle il y a 20 ans sur le style et la fontaine.
01:10Et je retrouve la fameuse fable où il y a parlé de confinement.
01:13Malheureusement, elle ne parle pas du tout de confinement.
01:15Elle parle du danger d'avoir des idiots et des couillons comme potes.
01:19C'est le début du spectacle. La fontaine nous dit, faites très attention à vos potes.
01:25Et l'autre répond, parce qu'il faut toujours imaginer un contradicteur.
01:28Ah non, mais moi, ce que je veux, c'est être entouré avec plein d'amis.
01:31Oui, mais tu peux avoir des amis qui sont des tels cons que ça va être une catastrophe.
01:35Je te conseille, dit la fontaine, d'avoir des ennemis intelligents plutôt que des amis couillons.
01:41Qu'est-ce que tu racontes ? Je vais te raconter une histoire.
01:44Certains ours, montagnards, ours à demi léché.
01:51Déjà, le talent de la fontaine, il n'est pas bien léché, il n'est pas mal léché, il est à demi léché.
01:56Voilà la nuance. Phrase de Nietzsche. Malheureusement, moi, je suis nuance.
02:00Certains ours, montagnards, ours à demi léché, confinés.
02:05Confinés, voilà le mot que je cherchais.
02:07Confinés par le sort dans un bois solitaire.
02:11Nous, on est confinés par la Covid, lui, il est confiné dans un bois solitaire.
02:15Nouveau bénévole vivait seul et caché. Il fut devenu fou.
02:19Et là, c'est une phrase qui résume tout ce que nous avons vécu en deux ans.
02:22La raison d'ordinaire n'habite pas longtemps chez les gens séquestrés.
02:26Est-ce que tu comprends ce qu'il dit ? Et c'est ce que j'ai fait en appelant Édouard Philippe.
02:30Quand ils ont commencé à nous dire, il faut rester enfermé.
02:33Moi, j'ai appelé Édouard Philippe, carrément. Il a une qualité que j'adore.
02:36J'ai fini toutes ces conversations en disant « au laicœur ».
02:38Ça peut me donner un coup de déprime total. Il dit toujours « bon ben Fabrice, au laicœur ».
02:44Mais non, je lis Cioran, Édouard Philippe, je lis Cioran, je lis Céline, tu vois, c'est pas au laicœur.
02:50Peu importe, je l'aime bien.
02:52Pour plus, j'ai une belle relation, je le connais très peu, mais il est tout à fait remarquable.
02:59Et je lui téléphone, je lui dis « vous savez que c'est terrible pour nous le confinement ».
03:05Il me dit pourquoi ? Parce que je n'ai qu'un mot à vous dire.
03:08La raison d'ordinaire n'habite pas longtemps chez les gens séquestrés.
03:13Il y a un truc qui m'a beaucoup impressionné dans cette période, c'est qu'il y avait des commentateurs à la télévision.
03:18Et ils commençaient toujours par une phrase « je ne suis pas épidémiologiste, moi ».
03:23« Bon ben alors, ferme-la ». « Mais je ne suis pas d'oubli, je n'y connais rien ».
03:29Et ils avaient une opinion.
03:31Et j'ai adoré cette phrase qui revenait constamment.
03:34« Je ne suis pas épidémiologiste ».
03:37D'abord, ils le disaient tous très mal.
03:39Ils se plantaient dans « épidé »
03:43Et je me disais, j'ai pas envie de soutenir ce qu'ils ont fait, ce gouvernement.
03:48Véran, comme tout le monde, m'a à un moment légèrement irrité dans sa bonne humeur d'aller dans les médias en sortant de l'hôpital.
03:55Mais en même temps, je n'ai pas envie de juger.
03:57Mais j'avais envie de me dire, tiens, ça me fait penser.
04:00Je ne vais pas te la faire parce qu'on ne va pas mêler trop de choses.
04:03Mais quand je voyais ces gens qui disaient « Yaka, Faucon, je ne suis pas épidémiologiste ».
04:08Mais le gouvernement a déconné, etc.
04:10Tu penses à un chat nommé Rodilardus qui faisait des rats telles déconfitures
04:15qu'on n'en voyait presque plus tant il en avait mis dans la sépulture.
04:19J'interromps pour dire le génie de la langue, la fluidité.
04:23Un chat nommé Rodilardus faisait des rats telles déconfitures
04:27qu'on n'en voyait presque plus tant il en avait mis dans la sépulture.
04:31Le peu qu'il en restait nous en quittait son trou, nous trouvait à manger que le quart de son sou.
04:35Et Rodilard passait chez la gente misérable, non pour un chat, mais pour un diable.
04:40Or, un jour, qu'au haut et au loin, le galant alla chercher femme
04:45pendant tout le sabbat qu'il fit avec sa dame.
04:48Ce qui est merveilleux dans la fontaine, c'est l'antiprouste.
04:50Pendant le sabbat qu'il fit avec sa dame, il ne nous décrit pas les postures sexuelles.
04:54Pendant tout le sabbat qu'il fit avec sa dame, le demeurant des rats,
04:58c'est-à-dire le chef des rats, atteint un chapitre en un coin
05:01sur la nécessité présente, c'est là c'est sublime,
05:04d'élaborer leur doyen, personne fort prudente,
05:08opinat qu'il fallait, oh j'adore le opinat,
05:12opinat qu'il fallait plutôt que plus tard accrocher un grelot, coudre Rodillard,
05:16qu'ainsi quand il irait en guerre, de sa marche avertie, il s'enfuirait sous terre.
05:20Qui ne savait que ce moyen ? Chacun fut de l'avis de monsieur le doyen.
05:23Ça c'est des miracles de langue.
05:25Chose ne leur parut à tout ce plus salutaire.
05:27La difficulté fut d'attacher le grelot.
05:29L'un dit je n'y vais pas, je ne suis pas cisso.
05:32L'autre je ne saurais, si bien que sans rien faire, on se quitta.
05:35J'aime un chapitre vu qui pour néant se sent ainsi tenu.
05:40Je ne suis pas épidémiologiste moi, mais on devrait,
05:43j'aime un chapitre vu qui pour néant se sent ainsi tenu.
05:46Chapitre non de rat mais chapitre de moine, voire chapitre de chanoine.
05:50Ne faut-il que délibérer, je ne suis pas épidémiologiste moi,
05:53la cour en conseiller foisonne.
05:56Est-il besoin d'exécuter l'honneur en compte ? Plus personne.
06:00Ce n'est pas un soutien au gouvernement d'Emmanuel Macron,
06:04c'est ça m'a fasciné, comme ça m'a fasciné dans mon spectacle
06:09La fontaine et le confinement.
06:11Quand le premier jour où j'ai été libéré avec ma compagne
06:15du premier confinement, il y a eu deux déconfinements,
06:18mais le premier déconfinement, j'adore, elle me dit oui,
06:21je vois à peu près ce que tu veux dire.
06:23Le premier déconfinement, on nous a libérés, on nous a dit
06:26vous avez le droit de sortir, moi j'étais fou de bonheur,
06:28ça m'arrive très rarement, hyper bonne humeur.
06:30Je dis à ma compagne, allez viens, on va au restaurant,
06:34on emmène les chiens, crac, on part.
06:36J'habitais dans une petite maison à côté d'Orléans,
06:39je fonce sur la loi, on va voir un grand pote
06:42qui s'appelle Anthony Assa, et là, la bonne humeur
06:45s'effondre en quelques secondes, parce qu'on me met face
06:48à une table de 12 personnes qui ont passé leur temps,
06:51et je m'arrêterai là parce que c'est le spectacle
06:53qui est le moment le plus drôle, donc je ne vais pas
06:55vous le donner trop gratos.
06:5612 personnes qui n'ont fait que photographier leur plat.
07:02Et je vous passe les tailles avec les visages.
07:07Bon, et je suis devenu fou.
07:09Et de là, ça m'a fait penser avec ma compagne
07:12à Alceste et Philinthe, le début du misanthrope,
07:14moi qui gueule contre tout et ma compagne
07:16qui essaye de me modérer.
07:18Qu'est-ce que La Fontaine nous dit d'aujourd'hui ?
07:21La première chose que tous ces auteurs nous disent,
07:24c'est que la notion de progrès si chère à la gauche,
07:27c'est évident qu'il y a des progrès,
07:30sur la nature profondément, éternellement humaine,
07:34dans son désarroi, dans son incompréhension de ce,
07:39comme dit Pascal, il est là, il va s'en aller,
07:42il ne sait jamais quand, pourquoi, comment.
07:45Et la misère de la nature humaine, la misère,
07:48quels que soient les progrès techniques,
07:51la misère, attention à ce qu'on dit,
07:54le désarroi de l'homme, là, tu t'aperçois
07:58quand tu lis Pascal, tu te dis mais c'est pas possible,
08:02c'est absolument adapté, on s'en fout de la technologie,
08:06on s'en fout qu'il y ait des immeubles,
08:08on s'en fout que tout le monde...
08:10C'est du divertissement.
08:12Et qu'est-ce qu'un individu sans divertissement ?
08:14Qu'est-ce qu'un individu dans le confinement
08:17où on le prive des autres ?
08:19C'est quoi les autres ?
08:21Toutes ces questions-là sont traitées par ces moralistes
08:26et là, on est sidérés que tout va...
08:30Alors, qu'est-ce que nous dit La Fontaine plus spécifiquement ?
08:33La Fontaine, on ne peut pas le suivre au niveau de la morale,
08:36il change de morale.
08:38Le moment de La Fontaine, je dirais que c'est le génie d'adaptation.
08:41Tout a été pris dans Aesop, dans Piplet,
08:44dans le livre des Lumières orientales, dans Fèdre.
08:47Et qu'est-ce qui s'est passé quand La Fontaine
08:52s'accapare de ces thèmes universels
08:55qui sont comme la richesse éternelle de la sagesse des hommes ?
09:00Qu'est-ce qu'il prend ?
09:01Tout est écrit.
09:03Eh bien, il prend qu'il va insuffler un miracle.
09:06C'est cette langue, cette fluidité merveilleuse.
09:10Et c'est pour ça que je...
09:13Qu'est-ce qu'il nous dit ?
09:14Il nous dit que la langue, la drôlerie, la fluidité, la légèreté,
09:18c'est ce qu'il y a de plus extraordinaire.
09:21Qu'est-ce que la langue d'aujourd'hui dit du temps ?
09:24Je ne suis quand même pas un mec pointueux au point de te répondre à ça, mais...
09:28Notre langue actuelle, je ne vais pas être le mec qui a des réponses à tout,
09:32mais je dirais que le grand symptôme, la gravité,
09:35c'est que des hommes politiques osent dire, c'est juste intolérable.
09:40Eh bien là, on photographie la catastrophe des hommes politiques.
09:45C'est juste intolérable.
09:47Ça veut dire que je ne t'explique pas pourquoi c'est intolérable.
09:50C'est-à-dire, il y a des conditions incroyablement ambiguës
09:54qui entraînent un individu à détester son propre père,
09:57qui lui-même, selon la théorie de Freud, etc.
10:00Non, c'est juste intolérable.
10:02Ça évite.
10:03C'est un américanisme, je crois.
10:05Qu'est-ce qu'ils disent, les Américains ?
10:07Just love, simplement, ou amour, non ?
10:11Un truc comme ça.
10:12Et ça a été repris.
10:13Et tu vois des hommes politiques très importants.
10:16Il y a deux trucs qui me mettent dans un état de haine, c'est celles et ceux.
10:20J'ai envie de les étrangler, parce que tout le monde le fait maintenant.
10:23Gauche, centre, droite, extrême droite, extrême gauche.
10:25Celles et ceux.
10:26Je voudrais parler à celles et ceux.
10:28Celles et ceux.
10:29Je deviens fou avec ce mot, celles et ceux.
10:32Je ne sais pas, c'est un tic, quoi.
10:33Mais c'est juste que du bonheur.
10:37Ça, je peux mourir s'il y a les trois mots, là.
10:39Quand tu as des nanas qui font, et alors, votre entreprise ?
10:42C'est juste que du bonheur.
10:44Juste que du bonheur.
10:46Bien.
10:47Qu'est-ce que ça dit ?
10:48Ça dit qu'il y a un ralentissement de la cérébralité.
10:51Il y a un ralentissement du neurone.
10:53Il y a une pauvreté de la langue.
10:55Et il y a une volonté de ne pas aimer la conversation.
10:58La conversation, dans la tête des gens, c'est,
11:00Ouais, c'est des bourges ensemble.
11:02Ils nous font chier.
11:03Non, ce n'est pas ça, la conversation.
11:05Tu sais, il y a un mot merveilleux de Madame de Staël qui dit,
11:08en parlant d'une amie à elle,
11:10la parole n'était pas son langage.
11:13Je trouve ça complètement génial.
11:15Et comme je suis un inculte, je l'associais au 17e,
11:18mais ce n'est pas du tout au 17e, c'est au 18e.
11:21Elle n'est pas du tout copine de Madame de Sévigné,
11:23elle est beaucoup plus tard.
11:24Je crois que c'est le 8-16, mais je ne vais pas vous faire...
11:27Donc, ce que ça dit en ce moment, c'est, d'abord, l'image.
11:32Et là, je suis très Roland Barthes.
11:34Je pense que l'image ne peut pas tout.
11:36Que le texte peut tout.
11:38Je ne sais pas qu'est-ce que le langage.
11:39En langage, ça bouge tout le temps.
11:41Je ne suis pas du tout un...
11:43Je ne m'abonne pas au Figaro pour dire,
11:45oh, il a fait une faute de français.
11:47C'est vrai que je n'aime pas au jour d'aujourd'hui.
11:49Je n'ai pas été à l'école, moi.
11:51J'ai quitté à 13 ans pour être coiffeur, pendant 10 ans.
11:54Mais au jour d'aujourd'hui, que des ministres osent parler comme ça,
11:58c'est hallucinant !
12:01Je suis politiquement pascalien,
12:04Sioranesque.
12:06Et mon maître, c'est Molière Lafontaine.

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