"Cette image peut difficilement laisser indifférent..."
BRUT PHILO. C’est une photo prise le 9 mars à Brisbane, en Australie, après le passage du cyclone Alfred. Alors que la route est inondée, on voit une jeune femme un téléphone à la main en train de prendre une photo, un casque sur les oreilles. Qu’est-ce que cette image dit de notre époque ? On a posé la question à @Raphaël Enthoven
BRUT PHILO. C’est une photo prise le 9 mars à Brisbane, en Australie, après le passage du cyclone Alfred. Alors que la route est inondée, on voit une jeune femme un téléphone à la main en train de prendre une photo, un casque sur les oreilles. Qu’est-ce que cette image dit de notre époque ? On a posé la question à @Raphaël Enthoven
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00:00Cette photo a été prise par Albert Perez à Brisbane, en Australie, après le passage du cyclone Alfred qui a ravagé la région et causé des inondations.
00:07Elle a provoqué de nombreuses réactions lorsque nous l'avons postée sur Brut cette semaine, alors pour Brut Philo,
00:13nous avons demandé au professeur de philosophie Raphaël Enthoven de nous livrer son interprétation de cette photo
00:19et de nous dire ce qu'il pense des commentaires qu'elle a suscité.
00:22Il y a deux interprétations possibles de cette image en fait.
00:25La première qui saute aux yeux, c'est le goût de se mettre en scène au risque de se mettre en danger.
00:31L'ego a pris tellement de place que pour une jolie photo, on va se mettre au milieu d'un fleuve encru et peu importe le danger.
00:38C'est le recouvrement du réel par le goût d'en faire un spectacle.
00:42C'est la lecture irresponsable en fait.
00:44Voilà quelqu'un d'irresponsable.
00:46Mais il y a une deuxième lecture que je trouve intéressante qui consiste à insister sur l'espèce d'indifférence dont elle témoigne.
00:52C'est-à-dire en somme, le goût de jouir de la vie quelles qu'en soient les circonstances.
00:57Le goût de ne pas être affecté par les conditions extérieures d'existence dans le moment où l'on a décidé d'en jouir.
01:04Et là, on est vraiment aux antipodes de l'ego.
01:08C'est-à-dire qu'il ne s'agit pas du tout d'un ego dévorant qui vient s'interposer entre soi-même et le réel
01:14pour nous filmer au moment même où on est en danger de mort.
01:18Non, c'est pas ça là.
01:20C'est plutôt une aptitude souveraine à jouir de l'existence quelles qu'en soient les circonstances.
01:26C'est-à-dire à être en joie.
01:28C'est la différence entre le bonheur et la joie.
01:30Le bonheur dépend d'une bonne circonstance, d'un bonheur, d'une bonne rencontre, d'un bon hasard.
01:35Donc on ne peut pas être heureux quand il y a une inondation.
01:38En revanche, la joie est un décret qui n'a pas besoin des circonstances extérieures.
01:44Et donc cette image dit l'un et l'autre.
01:47Elle dit à la fois le recouvrement du réel par le spectacle, par la mise en scène,
01:55et la victoire de l'individu sur les circonstances qui sont censées l'accabler.
02:01Cette photo, on l'a publiée sur Brut, il y a eu énormément de commentaires,
02:04elle a été énormément vue sur Brut, moi-même j'en ai parlé à des amis,
02:08et je ne connais personne qui n'a pas été touché par cette photo.
02:11Tout le monde a une réaction.
02:13Pourquoi cette photo nous parle autant ?
02:16Parce que cette photo s'adresse, peut s'adresser,
02:22autant à la partie de nous-mêmes qui se complait dans la déploration face au monde comme il ne va pas.
02:30Il faut bien comprendre que la position déploratrice est une position flatteuse pour celui qui l'adopte.
02:36Et donc c'est une photo qui nous donne l'occasion d'adopter la flatteuse position de l'être lucide
02:43qui constate que ses contemporains ont définitivement cessé de l'être.
02:48Donc il y a quelque chose de réconfortant, de chaud dans la position judicatoire,
02:55la position de juge qu'elle donne à celui qui regarde cette image.
03:00Comme il y a quelque chose de très amusant dans le bras d'honneur
03:06que cette jeune femme fait aux circonstances extérieures,
03:09et dans la capacité qui est la sienne de profiter du moment malgré la catastrophe.
03:15Et donc c'est une image qui s'adresse autant à la confortable partie judicatoire de nous-mêmes
03:21qu'à l'envie de tout envoyer balader précisément et d'échapper au jugement des autres.
03:27Tantôt nous sommes juge de cette jeune personne,
03:30tantôt nous voudrions être la jeune personne elle-même
03:34et c'est la raison pour laquelle, à mon sens en tout cas,
03:36cette image peut difficilement laisser indifférent.
03:39En vérité, on ne sait pas ce qui se passe.
03:41On ne sait pas si elle est en train de parler avec quelqu'un au téléphone,
03:44si elle fait un selfie, si elle filme l'opposé, on ne sait pas ce qui se passe.
03:48Et donc tout le monde projette quelque chose sur cette image.
03:50Oui, les gens projettent quelque chose, mais il y a vraiment deux types de projections
03:54et dans les commentaires c'était très frappant.
03:56Deux familles de projections.
03:58Les jugeurs qui constatent que nous sommes ici en présence d'une soumission maximale
04:04à l'ordre de l'image et à la logique du spectaculaire.
04:09Et les gens qui n'ont pas envie de la juger
04:15ou plus exactement qui reconnaissent en elle une souveraineté qu'ils envient.
04:22Il y a aussi une dimension importante, c'est que cette jeune fille qu'on voit,
04:26effectivement elle est jeune.
04:28Et il y a beaucoup de commentaires qui en font un peu le symbole d'une génération
04:33et jugent la jeunesse à travers cette image.
04:36Oui, juger la jeunesse à travers cette image.
04:42Vous voyez ce que je veux dire ? Une jeunesse finalement accro aux écrans.
04:46Oui, bien sûr, une jeunesse.
04:48L'incurie de la jeunesse, l'irresponsabilité de la jeunesse face au monde qui l'entoure
04:54c'est une catastrophe, c'est-à-dire le monde s'effondre mais la jeunesse continue
04:59avec la drogue des écrans dans son coin, etc.
05:02C'est très facile de dire ça.
05:04C'est très facile de penser comme ça.
05:06On peut tout à fait de la même manière considérer qu'à la différence des générations précédentes
05:10l'actuelle génération est extrêmement mobilisée sur les questions climatiques
05:14et trouve un sens dans un tel combat.
05:17Donc faire de cette image une généralité me paraît abusif en la circonstance.
05:23Autant qu'il n'y a aucun sens à dire la jeunesse.
05:29La jeunesse est la vertu la plus provisoire du monde.
05:33Les jeunes sont des futurs vieux.
05:35Quand on méprise les vieillards, ce n'est pas le passé qu'on méprise, c'est l'avenir.
05:40Donc j'ai toujours du mal à dire la jeunesse.
05:43Une des personnes qui a commenté est connue, comme on dit.
05:45C'est un réalisateur en plus, donc il connaît les images, c'est Xavier Dolan.
05:49Et lui, son commentaire c'était « typical end of the world shit »
05:53que je traduirais par le genre de truc de fin du monde.
05:58Il parle littéralement de « end of the world ».
06:00Comment vous l'interprétez ce commentaire-là ?
06:02C'est très intelligent, évidemment, comme on peut s'y attendre,
06:07puisque la fin du monde, ça n'est pas l'inondation,
06:12ça n'est pas le fait que les rues soient transformées en rivières ou en fleuves.
06:16On pourrait se satisfaire de ça et dire que c'est la fin du monde.
06:18Non, la fin du monde, c'est le moment où les rues,
06:22alors que les rues sont transformées en rivières,
06:25on préfère regarder son téléphone, on préfère regarder un film,
06:29on préfère s'enfermer dans sa bulle.
06:31Et la fin du monde commence pour un réalisateur qui, comme lui,
06:35réalise à hauteur d'humanité, caméra sur l'épaule,
06:39je ne sais pas comment il s'y prend d'ailleurs, mais j'aime beaucoup ce qu'il fait,
06:43mais qui pense à hauteur d'humanité, à ce point à hauteur d'humanité,
06:48la fin du monde, ça n'est pas la catastrophe climatique,
06:52c'est l'indifférence, c'est l'addition de la catastrophe et de l'indifférence.
06:56Il y a aussi une dimension qui m'a intéressé dans cette image,
06:58c'est le fait même que ce soit une image.
07:00Ce n'est pas une vidéo, c'est une photo.
07:02Il y a un arrêt dans le temps.
07:04Et c'est en partie ça qui en fait sa force.
07:08Comment vous l'interprétez le fait qu'à une époque où il y a beaucoup de vidéos partout,
07:13il y a encore une force de la photo, d'un instant, qui s'arrête ?
07:16Mais c'est très intéressant.
07:18Si on avait le film de la jeune femme en train de regarder son téléphone,
07:22d'abord on aurait la réponse, on saurait si elle est en train de téléphoner,
07:25si elle est en train de se prendre en photo, si elle est en train de regarder un film,
07:28si elle est en train de, je ne sais pas,
07:29c'est-à-dire que l'image serait moins riche d'interprétations,
07:32puisque d'elle-même elle nous renseignerait sur la direction qu'il faut suivre.
07:36Une image mobile sature l'imagination par l'unicité du mouvement qu'elle nous propose.
07:42Avec l'intelligence artificielle, désormais, nous pouvons donner vie à des tableaux.
07:46C'est une banalité.
07:48On voit tous des tableaux de Van Gogh,
07:50un auto-portrait à l'oreille coupée qui s'anime.
07:52Et on trouve ça merveilleux, on trouve ça fascinant.
07:55Reste que l'animation du portrait est une dégradation du portrait.
07:59C'est-à-dire que le tableau auquel on,
08:02sincèrement, on donne la vie en animant ces personnages,
08:07n'est absolument pas la beauté du tableau,
08:09n'est pas accru par un tel procédé.
08:11Vous connaissez peut-être ce tableau de Géricault, le derby d'Epsom.
08:14Ce sont des chevaux lancés à pleine vitesse,
08:16étrangement représentés,
08:18parce que les jambes des chevaux sont tendues.
08:21Les jambes avant et jambes arrière des chevaux sont tendues au même moment.
08:24Or, si l'on décompose un milliard de fois le galop d'un cheval,
08:27on ne trouve jamais cette position des jambes.
08:29Et donc, pourquoi Géricault a-t-il représenté les chevaux
08:33dans une position que les chevaux n'adoptent jamais ?
08:36Faut-il qu'ils connaissent mal les chevaux ?
08:38Pourtant, c'est le peintre des chevaux.
08:40Alors, pourquoi il a fait ça ?
08:41Il a fait ça parce qu'il n'est pas en train de représenter les chevaux,
08:45il est en train de représenter la mobilité elle-même, le mouvement.
08:50Et avec les outils de la fixité,
08:52un tableau fixe, une peinture fixe représente le mouvement,
08:56dépeint un mouvement.
08:59Avec les outils de la fixité, il représente le mouvement.
09:02Donc, il ne s'agit pas de représenter ce qu'on voit,
09:04mais il s'agit de représenter tout un instant,
09:07toute une durée avec les outils de la fixité.
09:11Et c'est ça qui me paraît admirable et intéressant dans une photo, par exemple,
09:15ou dans un tableau.
09:17La joconde esquisse éternellement un sourire.
09:21Elle est constamment en train de sourire.
09:24She is smiling.
09:26On ne peut pas dire « she smiles ».
09:28On peut dire « she is smiling ».
09:29Elle essaie de sourire.
09:30Elle est en train d'esquisser un sourire.
09:32Le sourire, elle bouge.
09:34Et elle n'a pas besoin de bouger pour bouger.
09:38Donc, l'IA, la mobilité que l'IA introduit dans les tableaux, par exemple,
09:43est toujours un appauvrissement par rapport à la mobilité réelle
09:47qui est paradoxalement représentée avec les outils de la fixité.