Voici l’histoire d’une prodigieuse aventure intellectuelle. Celle de Michel Maffesoli, par lui dévoilée. Comment est-il devenu le grand sociologue de la postmodernité que l’on connaît ? Quelles sont les racines de son œuvre ? Et comment a-t-elle rayonné dans le monde entier ? Malgré les vents contraires, les effets de mode et les cabales, Michel Maffesoli a forgé une pensée originale, fondée sur une attention infatigable à l’harmonie des contraires. Dans son ouvrage "Apologie - Autobiographie intellectuelle", il raconte sa jeunesse et ses années de formation. Ses études et ses maîtres. Ses élèves et ses rencontres avec Heidegger et Schmitt. De ses influences premières à ses évolutions récentes, du tribalisme au nomadisme, c’est tout son cheminement qu’il retrace, celui d’un penseur incontournable.
Catégorie
🗞
NewsTranscription
00:00– Bonjour à tous, ravi de vous retrouver aujourd'hui en compagnie de Michel Maffezolli.
00:10Bonjour monsieur. – Bonjour.
00:11– Michel Maffezolli qui publie son apologie, son autobiographie intellectuelle
00:17aux éditions du CERF.
00:20Michel Maffezolli, professeur émérite à la Sorbonne
00:22et membre de l'Institut universitaire de France.
00:25Alors, on vous a souvent catalogué, Michel Maffezolli, comme un anarchiste de droite.
00:32Vous vous définissez plutôt comme un réfractaire, mais un réfractaire alors à quoi ?
00:37– Bon, un rebelle, réfractaire, le mot ne me convient pas très bien.
00:40– Ah, c'est le terme que vous utilisez ?
00:42– Oui, peut-être, vous voyez, on dit beaucoup de choses.
00:44– C'est un gaulois réfractaire.
00:46– Je suis en tout cas un rebelle.
00:48À quoi ? À ce grand conformisme actuel, si vous voulez.
00:53Vous avez oublié de dire, me présentant,
00:55que j'ai été titulaire de la chaire d'Urkheim à la Sorbonne.
00:59Et d'Urkheim, il avait une très belle expression, il parlait du conformisme logique.
01:03C'est-à-dire, montrant comment, d'une certaine manière, à certains moments,
01:07tout le monde disait la même chose.
01:09Personne ne pensait par lui-même.
01:11Et voilà, ce conformisme logique, au-delà de l'expression,
01:14on comprend en tout cas le premier mot, conformisme,
01:16moi c'est ce que j'ai voulu à tout prix éviter, voilà.
01:19– Et vous êtes toujours resté indifférent aux étiquettes qu'on essaie de…
01:24– Oui, oui, anarchiste de droite, maintenant on me dit d'extrême droite,
01:29vous voyez, je précise un peu, parfois.
01:32Non, non, moi, j'ai été fidèle à un de mes maîtres, il faudra qu'on en reparle,
01:37c'est Gilbert Durand, qui était un grand spécialiste de Joseph de Maistre.
01:41Et Joseph de Maistre avait une très belle définition.
01:44C'est lui le premier, il a beaucoup de définitions.
01:47– Contre-révolutionnaire.
01:48– Oui, mais ce n'est pas ça l'essentiel, enfin oui, il s'est présenté comme un tel,
01:53il avait une belle définition, il disait, je suis un réactionnaire pas conservateur.
02:01Ça me définirait assez bien d'une certaine manière.
02:04Mais ce n'est pas ça, le mot que j'ai beaucoup aimé de Maistre,
02:07et le premier qu'il a employé, c'est métapolitique.
02:10C'est-à-dire, ce n'était pas la politique qui était son domaine.
02:13Or, ça, ce fut mon obsession toute mon existence.
02:16C'est-à-dire que, dans cette perspective, je suis aussi Weberien,
02:21enfin disons, j'ai lu Weber qui m'a influencé,
02:24qui faisait une distinction entre le savant et le politique.
02:26Il se trouvait que ma vie a été celle d'un savant, en tout cas d'un universitaire.
02:30Et alors que tous mes chers collègues à la Sorbonne étaient sociologues, virgule, de gauche,
02:36pour ma part, c'était pas… – C'est le cas, c'est le cas.
02:38– Voilà.
02:39Non, mais moi, j'ai connu des gens, des sociologues,
02:42qui n'étaient pas, durant que j'ai cité, on dit, et bien d'autres,
02:46de mes amis et de mes maîtres, n'étaient pas…
02:49Voilà, je considère que c'est une confusion de considérer
02:54qu'un savant doit donner, doit dire ce que doit être le monde.
02:58C'est ça, la politique.
02:59Métapolitique, voilà ma définition.
03:00Si vous cherchez ce que je suis, c'est un peu cela.
03:03– Alors, vous avez rencontré tout un tas de personnalités
03:06qui ont inspiré vos travaux au cours de votre vie,
03:09notamment ces deux monstres de la philosophie allemande,
03:12Karl Schmitt et Martin Heidegger.
03:15Je ne sais même pas quelles questions vous poser concernant ces deux personnes.
03:21Vous me faites la réponse que vous voulez.
03:23Vous les avez rencontrés.
03:24Qu'est-ce que vous pouvez nous en dire ?
03:26– On pourrait en dire beaucoup de choses, en tout cas…
03:29– Qu'est-ce qui vous a marqué, en tout cas ?
03:32– Alors, Heidegger, j'ai eu une chance à ma vie.
03:36J'étais à Strasbourg où je faisais mes études
03:39et j'ai eu là un de mes professeurs, je ne le dis pas,
03:42mais c'est un de mes professeurs qui était Lucien Braun,
03:45un philosophe qui est mort il y a quelques…
03:47– C'est lui qui vous a introduit auprès d'Heidegger.
03:49– Bien sûr, je vais vous dire une petite anecdote.
03:51Heidegger ne savait pas conduire de voiture.
03:54Et Lucien Braun, le…
03:58Freiburg est à 40 km de Strasbourg,
04:01c'est lui qui le conduisait en voiture ici ou là, voilà.
04:03C'était un ami intime, ayant d'ailleurs une même origine catholique,
04:09ayant fait un petit séminaire, ce qui s'appelait un collège diocésain,
04:16ayant commencé leur carrière au séminaire,
04:20étant l'un et l'autre organiste de leur paroisse, vous voyez un truc comme ça.
04:24Bon, il s'est trouvé que j'avais lu en 67,
04:28un traité traitant de Heidegger et toute mon œuvre a été marquée par cela.
04:34– En quoi ?
04:36– Par la conception qui était celle d'Heidegger,
04:39vous voyez, c'est-à-dire essayer d'élaborer un chemin de pensée.
04:44Et dans le fond, pour moi, cette apologie, c'est un chemin de pensée.
04:46Il refusait même, à un moment donné, le mot de philosophe,
04:48le qualificatif de philosophe, un chemin de pensée.
04:51Et donc voilà, il se trouve que je fais constamment,
04:54il n'y a pas un jour où je ne lis une ou deux pages de Heidegger,
04:58et qui m'a marqué dans tous mes livres, vous voyez.
05:01Et c'est Brown, pour le dire très anecdotiquement,
05:04qui, pour les raisons que je viens de dire, intimes qu'il était,
05:07comme j'ai fait mon diplôme sur la technique chez Heidegger,
05:12c'était son livre qui s'appelait « La question de la technique »,
05:15voilà, il m'a conduit trois fois chez lui et j'ai assisté à son dernier cours,
05:19le 29 mai 1969.
05:22– Et avant de passer à Carl Schmitt, toujours sur Heidegger,
05:25vous dites, son adhésion au régime nazi ne sont que des querelles subalternes.
05:29– Oui, c'est la critique qui est facile en France, si vous voulez,
05:33excusez-moi, je vais être un peu grossier, Heidegger était, comment dire cela,
05:38il a dit « Groß Dummheit », ma grosse bêtise, un imbécile politiquement,
05:42et un génie, comme l'albatros de Baudelaire,
05:45quand il est dans le ciel, c'est extraordinaire,
05:47quand cet albatros est sur le pont, il marche mal, si je puis dire.
05:51– Avec ses grandes ailes.
05:52– En gros, voilà, je dirais qu'il avait été six mois recteur de l'université de Fribourg,
06:00et bien sûr, en juin 1933 jusqu'en février ou mars 1934,
06:07et c'est ce qui lui est éternellement repoussé,
06:10alors que, dans le fond, quand on regarde son œuvre,
06:13je dis bien, il n'y a aucune analyse politique,
06:17et on lui reproche quelque chose qui, de mon point de vue,
06:21n'a rien à voir avec sa pensée.
06:23– Et sur Carl Schmitt, alors ?
06:25– Carl Schmitt, alors, Carl Schmitt, c'est pareil, un hasard, si vous voulez,
06:28enfin, vous savez ce que dit Léon Bloy du hasard,
06:32c'est le nom moderne du Saint-Esprit, ou Einstein,
06:36le hasard, c'est quand Dieu avance incognito, voilà.
06:40Donc le hasard, dans le sens que je viens d'indiquer,
06:42a fait que c'est Julien Freund qui fut mon maître,
06:46et on pourra en parler peut-être à partir de ce que j'ai élaboré
06:50par après sur le quotidien,
06:52et Julien Freund, tout jeune, avait été résistant,
06:56quand l'université de Strasbourg avait été délocalisée
07:00pendant la guerre à Clermont-Ferrand,
07:02il a été de suite, tout jeune, 20 ans, je crois, dans la résistance,
07:07et revenant ensuite à l'université, revenant à Strasbourg, etc.,
07:10il a été fasciné par l'œuvre de Schmitt,
07:13qui lui avait été assez proche du dénazi,
07:15en tout cas, pas tout au long de sa carrière, mais pour partie,
07:19et il est devenu, j'ose pas dire l'intime,
07:24mais en tout cas, proche de Carl Schmitt,
07:27il a préfacé d'ailleurs un très beau livre
07:29qui s'appelle la théorie du partisan,
07:31qui est le premier livre paru en français de Carl Schmitt,
07:34et c'est lui qui a fait la grosse préface.
07:36Et il s'est trouvé que, comme j'ai succédé à Freund
07:40à l'institut de polémologie à Strasbourg, un peu avant,
07:43et à ce moment-là, il m'a conduit 2-3 fois chez Carl Schmitt,
07:46là aussi, pour moi,
07:49Carl Schmitt n'a pas eu la même influence sur ma pensée qu'Heidegger,
07:52soyons clairs.
07:53Mais en tout cas, j'ai appris d'un esprit libre beaucoup de choses aussi.
07:58– Alors, il est un saint qui parcourt, qui traverse votre ouvrage,
08:03c'est saint Thomas d'Aquin,
08:05pourquoi est-il à ce point au cœur de vos pensées ?
08:09– Ah ça, c'est difficile, vous savez, c'est intéressant ce que vous me dites,
08:12parce que là, depuis quelques temps,
08:14j'ai dans ma maison de campagne la Somme théologique en entier,
08:18en latin et en français,
08:20et là, justement, mon éditeur au Cerf
08:23vient de publier la Somme théologique en deux tomes
08:26dans une traduction extraordinaire,
08:27et je suis constamment sur ces livres,
08:31au travers de Gilson, au travers de philosophes comme Torrel, etc.
08:35Bon, pourquoi ?
08:36Parce que mon premier texte est publié en 1966,
08:41un article comme ça, juvénile,
08:44je n'ai pas voulu le publier depuis,
08:45c'était sur l'union de l'âme et du corps, c'est saint Thomas d'Aquin.
08:48Voilà, le hasard, j'étais à la faculté catholique de Lyon
08:52et c'est ce qui m'avait amené à lire saint Thomas d'Aquin.
08:55Et c'est resté, d'une certaine manière, un fil rouge de ma pensée.
09:01Pourquoi ?
09:02Vous voyez, on me dit très souvent, vous êtes optimiste.
09:07– Je vous l'ai dit en arrivant.
09:08– Justement, je voulais vous le rappeler,
09:11et je réponds, je suis réaliste.
09:13C'est saint Thomas d'Aquin.
09:15C'est-à-dire, ne pas penser à partir d'une idée préconçue,
09:19ce que doit être le monde,
09:21mais au contraire, penser à partir de ce qu'est le monde.
09:24Et saint Thomas, s'inspirant, bien sûr, on le sait, d'Aristote…
09:29– Il n'est pas un utopiste.
09:30– Non, c'est-à-dire qu'on ne pense pas à partir d'une idée a priori.
09:34– Par de l'homme.
09:35– En gros, de l'expérience, de l'exemplarisme.
09:39Permettez-moi tout de même de vous dire cette petite phrase de saint Thomas
09:42et vous comprendrez que c'est tout le cœur battant de mon travail.
09:44« Ni les in intellectu, pour non fiut prius in sensu. »
09:49Il n'y a rien dans l'intellect qui n'ait d'abord été dans l'essence.
09:53Vous voyez, c'est ça le réalisme de saint Thomas.
09:55C'est le fil rouge de l'ombre de mes livres et de ma pensée.
09:59Voilà pourquoi saint Thomas est pour moi un auteur important.
10:02L'union de l'âme et du corps, c'est ça mon premier texte,
10:05c'est saint Thomas d'Aquin.
10:06– Autre rencontre au cours de votre vie,
10:09le sociologue Pierre Bourdieu,
10:11alors que vous aviez quand même des différences entre vous,
10:18une absence totale de proximité.
10:19Dites-vous, qu'est-ce qui vous séparait alors au fond tous les deux ?
10:23– Bon, il y a beaucoup de choses qui me séparaient
10:26mais il y en a une très anecdotique que je ne peux pas ne pas dire,
10:30d'ailleurs je l'explique ici dans cette apologie,
10:34c'est que, comment dire cela,
10:36j'ai été en 1981 nommé professeur à la Sorbonne, j'avais 37 ans.
10:40Et à cette époque, Bourdieu qui était au Collège de France
10:44avait mis un de ses affidés aussi à la rue d'Ulm
10:47et il pensait que le poste de sociologie générale
10:51revenait à un de ses collègues, amis passerons.
10:55Et il s'est trouvé que moi j'avais écrit,
10:58lui n'avait pas écrit depuis quelques années
11:00ou avait écrit que des livres avec Bourdieu
11:02et c'est moi qui ai eu le poste.
11:03Donc il y avait une espèce de, comment dire, de rancœur,
11:07j'allais presque dire de haine, enfin bon, quelque chose qui faisait que…
11:11J'avais, Bourdieu voulait faire ce qu'avait fait Durkheim
11:16en son temps au Collège de France, rue d'Ulm, Sorbonne.
11:20Et maintenir du coup quelque chose qui serait son appanage
11:25sur le fait qu'il maîtrisait la sociologie
11:28– Les gendarmes en chelème quoi.
11:29– Au travers de cette conception qui est la sienne,
11:32un peu marxisante on va dire et qui a été l'essence,
11:36une bonne partie de la sociologie française est tributaire de ça,
11:39il ne faut pas l'oublier, voilà.
11:40Il s'est trouvé que, sans le vouloir, moi j'avais postulé,
11:44j'étais en effet bien plus jeune que passerons,
11:46c'est moi qui ai eu le poste, voilà.
11:48Mais cela dit, nous avions convenu
11:50qu'on n'allait pas rentrer dans des querelles subalternes.
11:53Et c'est vrai que jusqu'à la fin, il n'a rien dit contre moi,
11:58même quand il y a eu des diatribes me concernant
12:00sur telle ou telle thèse que j'avais fait passer,
12:03et moi-même je n'ai rien dit.
12:04Sauf que, à sa mort, j'ai rappelé quelque chose
12:08qui m'avait vraiment scandalisé,
12:10c'est-à-dire qu'actuellement, si je vous dis le mot habitus,
12:13vous salivez Bourdieu, alors que Bourdieu n'avait fait que voler,
12:18escroquer, je m'en explique, le terme d'habitus
12:21qui est un mot important chez saint Thomas d'Aquin.
12:23Voilà, montrant ce qui est le cœur même de la vie quotidienne,
12:30c'est-à-dire l'habitus, ça vient de l'existe d'Aristote,
12:33c'est-à-dire comment saint Thomas le montre,
12:36le clerc du quartier latin a un habit, des habitudes,
12:40c'est ça l'habitus, c'est-à-dire une manière d'être
12:42en fonction du lieu où l'on est.
12:43Le juriste de l'île de la cité a un autre habit et d'autres habitudes.
12:47Et l'habitus, c'est quelque chose d'important pour moi,
12:49c'est le cœur même de la vie quotidienne.
12:52Et alors, voilà en quel sens j'ai considéré, je l'ai dit,
12:56que Bourdieu avait escroqué, avait fait une captation bénévolentiaire.
12:59Il avait rapté en quelque sorte un mot,
13:03alors que c'est un des grands concepts thomistes.
13:07– Alors vous avez conceptualisé ce que vous appelez
13:10l'idéal communautaire et le tribalisme,
13:13comment en êtes-vous arrivé à ces thématiques ?
13:17– Bon, à l'origine, mon propos,
13:19et peut-être faudra-t-il en dire un mot,
13:22je voulais faire un livre sur le peuple.
13:24Je trouvais qu'il y avait une condamnation vis-à-vis du peuple.
13:29– Détenteur d'une sagesse spécifique ?
13:32– Je crois qu'il y a une sagesse populaire.
13:34Moi, je suis d'un milieu populaire et j'ai beaucoup puiser
13:36dans tout ce que j'ai par après écrit,
13:39dans cette espèce de sagesse qui est encore la mienne
13:41quand je vais dans mon petit village de Thévenol.
13:43Et voilà, c'était ça qui me paraissait véritablement important,
13:47cette sagesse, c'est tout.
13:48Et il me semble, si vous voulez,
13:51encore permettez-moi de citer saint Thomas d'Aquin,
13:55« omnis potestas adeo per populum »
13:57tout le pouvoir à Dieu par le peuple.
13:59Ce que, actuellement, l'intelligentsia,
14:03les élites multiples et diverses, journalistes,
14:06politiques, experts en tous ans ont totalement oublié.
14:09Alors voilà, moi je voulais faire un livre sur le peuple
14:12et puis curieusement, chemin faisant,
14:15ce livre sur le peuple, j'ai essayé de décrire
14:19ce qui se passait, ce qui est en train de se passer.
14:21Et mon hypothèse, enfin mon hypothèse,
14:23la constatation que je faisais,
14:26je dis bien constatation,
14:27ce que chacun d'entre nous voit évidemment,
14:31c'est qu'on n'était plus sous cette idée un peu
14:34qui fut la grande idée du 19e siècle,
14:37une idée un peu franc-maçonne,
14:39la République une et indivisible.
14:42Mais qu'on était en train de rentrer
14:44dans la res publica, la chose publique,
14:46où justement, il fallait que ça ajuste les communautés
14:50les unes par rapport aux autres,
14:52ce que j'appelle maintenant l'idéal communautaire.
14:54Et d'une manière provoquante, je dois dire,
14:57pour montrer en quelque sorte cette construction
14:59qui n'était plus la réduction à l'un,
15:01mais qui était le fait qu'il y ait de l'unicité,
15:04eh bien, j'ai proposé d'une manière un peu brutale
15:08le temps des tribus.
15:09J'ai écrit ce livre qui était le temps des tribus,
15:11en essayant de voir qu'est-ce qui était en train de se constituer
15:15et comment on allait pouvoir avoir un type d'harmonie
15:19avec ces diverses tribus, ce qui n'est pas chose facile
15:22et on voit comment actuellement,
15:23ce n'est toujours pas chose facile.
15:25Et ce livre, après, beaucoup de gens se sont employés
15:30à rapter mon idée actuellement.
15:32Ceux qui parlent d'archipélisation ne feront que pomper,
15:35si je puis dire, ce que j'avais dit sur le temps des tribus.
15:39Voilà un peu, c'est ça l'idéal communautaire.
15:43– Vous êtes beaucoup intéressé aussi, Michel Maffesoli, à la violence.
15:47On a aujourd'hui, François Bayrou parlera d'un sentiment de violence,
15:52j'imagine, face à ce qui se passe.
15:54Pourquoi ça vous fascine, cette expression de la violence,
15:58d'ailleurs, entre les tribus que vous définissez,
16:00pourquoi elle se produit ?
16:02– Oui, je ne sais pas quoi entre les tribus.
16:05L'actualité montre des quantités d'exemples actuellement
16:08et en particulier, pas qu'eux, mais de ces jeunes,
16:11de cette violence, et on le sait, et bien etc.
16:13Non, moi, j'écris un livre qui s'appelle Essai sur la violence.
16:16– Essayez-vous pour ça.
16:17– Exactement, il y a fort longtemps,
16:19et vous m'aviez réinvité quand il y a eu la réédition en poche.
16:23J'ai été, je vous l'ai dit tout à l'heure,
16:25directeur de l'Institut de polémologie à Strasbourg.
16:28Et j'avais hérité cela de Julien Freund,
16:31qui est un des premiers qui m'a rendu attentif au fait
16:33que l'animal humain est un animal.
16:36Et que donc, le propre des sociétés équilibrées
16:39consistait non pas à dénier la violence,
16:43mais à voir comment on la ritualisait.
16:45On l'homéopathise, enfin, on peut trouver des quantités d'expressions en ce sens.
16:49Et voilà, là, ce fut aussi une de mes idées obsédantes.
16:51Ne pas nier, dénier qu'il y a de l'agressivité,
16:55mais de voir comment les sociétés équilibrées arrivaient à les intégrer.
16:58Par exemple…
16:59– Mais là, on voit qu'il n'y a aucune intégration de la violence.
17:02– Et c'est la vraie catastrophe.
17:04– Mais comment on peut la ritualiser sans égorger son prochain dans la rue ?
17:08– Je vais vous donner des exemples.
17:09Quant au Moyen-Âge, puisque je considère qu'on va rentrer dans le nouveau Moyen-Âge,
17:13mais quand au Moyen-Âge, il y avait la fête des fous, le carnaval.
17:16Vous voyez, c'était des manières, en quelque sorte, je dis bien, d'homéopathiser,
17:21de faire qu'il y ait une expression, restons sur Aristote,
17:24la catharsis, ça sort.
17:27Et du coup, ça ne contamine pas le corps en son entier.
17:30Anecdotique, je vais vous donner une petite anecdote.
17:32Je me souviens avoir polémiqué, il y a fort longtemps de cela,
17:35j'ai oublié quand, avec une ministre de l'époque,
17:38je crois qu'elle s'appelait… je ne sais plus.
17:41Enfin bon, elle s'est présentée après une élection présidentielle,
17:45comment elle s'appelle ?
17:46– Cédriane Royal.
17:47– Voilà, qui a été ministre et qui est celle qui a la première à…
17:50qui a interdit le biseutage dans les grandes écoles, etc.
17:56Et je me souviens avoir polémiqué avec elle dans un débat,
17:59et puis après dans le Parc des Arts, en disant, voilà une manière…
18:02moi, je ne suis pas forcément pour le biseutage,
18:04il y a des côtés scatologiques, on le sait, etc.
18:06Mais c'était une manière de se purger.
18:09Et voilà un petit exemple, vous voyez, de cette homéopathisation,
18:12c'est-à-dire que quand on veut hygiéniser l'existence,
18:16la pasteuriser, faire de la société quelque chose
18:20qui est plutôt un hôpital qu'autre chose, ou un sanatorium,
18:23eh bien du coup, cette chose qu'on a niée et déniée revient en force.
18:27Et pour moi, actuellement, les meurtres de ces jeunes gens,
18:31les uns sur les autres, est une, je dirais,
18:34une catastrophique expression du fait qu'on a voulu pas trop aseptiser.
18:39– Justement, vous faisiez référence à ces fêtes des fous
18:43qu'on organisait au Moyen-Âge, est-ce que finalement,
18:46cette négation, ce côté aseptique,
18:49est-ce que ce n'est pas l'arrivée de l'idéologie des lumières
18:53qui a fait table rase de tout cela ?
18:56Vous dites, les lumières sont devenues ténèbres aujourd'hui.
18:59– Je dis, eux aussi, elles sont devenues clignotantes.
19:02Non, non, elles ne sont rien, les lumières avec L majuscule.
19:06– Oui, l'idéologie, oui.
19:07– En gros, cette espèce de philosophie, la philosophie des lumières,
19:10ce qu'on fait en 19e, qui a, j'emploie ce mot à dessein,
19:14contaminé toutes les manières de penser,
19:16de s'organiser à partir du 19e siècle.
19:19Et oui, je crois qu'ayant évacué, en gros, quand on évacue,
19:24au nom de la simple raison, l'animalité,
19:27là encore, une expression d'Heidegger tenait.
19:29Si on refuse à l'animalité, on aboutit à la bestialité.
19:32Vous voyez cette phrase qui est géniale, d'une certaine manière,
19:35alors que tout l'art est de trouver un moyen,
19:39je dis bien, de se purger, catharsis.
19:41Un de mes petits dieux chéris, c'est Dionysos, je vous signale.
19:45J'ai écrit un livre sur Dionysos aussi,
19:48et je crois que nous allons rentrer en post-modernité
19:51dans le retour du Dionysiaque.
19:52Qu'est-ce que c'est que Dionysos ?
19:54La ville de Thèbes, fondée par Cadmo, c'est le mythe.
19:57– Moi, ça me fait un peu peur Dionysos,
20:00parce que j'imagine l'orgie et des trucs dégueulasses.
20:03– Non, mais c'est pas vrai.
20:04L'orgie, moi, j'ai écrit un livre qui s'appelle Sociologie de l'orgie.
20:07L'orgie, c'est orgé, en grec, c'est les passions communes,
20:10les affects, les sentiments.
20:12Alors que maintenant, on a de suite une connotation par tous-ardes,
20:16ou purement et simplement sexuelle.
20:18C'est pas du tout ça.
20:19L'orgie, c'est ce que je viens de dire,
20:20c'est-à-dire affects, sentiments, passions,
20:23sous ces diverses modulations,
20:25qui sont des éléments de la régulation sociale.
20:28Et dans le mythe que je viens d'indiquer, la ville de Thèbes,
20:32la ville est donnée à Pinté, qui est le technocrate,
20:34l'énarque du moment.
20:35Et le mythe commence en disant que cette ville a racheté le fait
20:39de ne plus remourir de faim par celui de mourir d'ennui.
20:43Et à ce moment-là, les femmes, d'ailleurs, c'est les fameuses Bacchanales,
20:45vont chercher Dionysos, qui est le second petit-fils de Cadmos.
20:50On le ramène dans la cité, le sang coule à Ménima.
20:54Pinté est tué et la cité retrouve son âme.
20:57Voilà une homéopathisation.
20:59C'est les Bacchanales, les Dionysies, etc.
21:01Donc oui, non, moi, je considère que la figure dionysiaque,
21:04si on évacue la dimension un peu péjorative
21:08et à mon avis trop étroite, purement du sexe,
21:13c'est au contraire quelque chose qui renvoie à ce réalisme
21:17dont je parlais tout à l'heure, c'est-à-dire se rendre compte
21:20que le corps et l'esprit font un
21:22et qu'il y a nécessité d'arriver à les ajuster les uns par rapport aux autres.
21:27– Et alors, vous avez appartenu à la franc-maçonnerie,
21:30à Michel Maffesoli.
21:32Qu'est-ce qu'elle vous a apporté et pourquoi vous en êtes sorti ?
21:35– Oh, je crois que nous avions discuté de cela.
21:38– Avec Marcel Bulle, mais pas avec moi.
21:39– Ah pardon, excusez-moi.
21:41Non, mais tout simplement, un de mes maîtres, Gilbert Durand,
21:48m'a initié à ce qu'était le symbolisme, l'aspect spirituel du monde,
21:53le mythe sous ses diverses modulations
21:56et la franc-maçonnerie ou une partie de la franc-maçonnerie offrait cela.
22:00Donc du coup, moi j'ai été dans la foulée initiée en 1972,
22:04pour vous dire les choses simplement, au Grand Orient de France
22:08où il y avait une poche de résistance,
22:11c'est-à-dire que le Grand Orient était assez politisé
22:14sous ses diverses modulations.
22:16– À ma gauche ?
22:17– À ma gauche, oui bien sûr, c'était dans cette tendance-là,
22:21mais il y avait quand même des poches importantes,
22:23qui existent encore d'ailleurs, de groupes,
22:26de ce qui s'appelle des loges qui réfléchissaient sur le symbolisme, etc.
22:30Alors, vous m'avez posé la question, j'y suis rentré, j'en suis sorti,
22:34quand au bout d'un moment, je me suis rendu compte
22:36que cette dimension purement symbolique était évacuée au nom du sociétal.
22:41Et ça s'est fait il y a deux, trois décennies,
22:43quand on a vu comment, par exemple,
22:45certains grands maîtres venaient de militances trotskistes,
22:48chacun à ses défauts et ses qualités,
22:51mais du coup, qui ont fait en quelque sorte que cette obédience,
22:55comme l'on dit, c'est-à-dire ce rassemblement de loges,
22:59était purement politiste, ce qui était, à bien des égards,
23:03l'envers même de ce qu'est l'essence de la maçonnerie.
23:05Voilà, très rapidement, voilà en quel sens à la fois j'y étais rentré,
23:09je me suis rendu compte qu'il n'y avait plus cette dimension plurielle et ouverte,
23:14et j'ai écrit un livre à l'époque, il fut un pamphlet,
23:18où j'ai montré en quelque sorte comment c'était devenu
23:20une succursale d'un parti politique ou du syndicalisme.
23:24– Terminons avec Frédéric Taddeï,
23:26ce journaliste qui était à la tête, il y a quelques années, de cette émission,
23:30ce soir ou jamais, à laquelle vous avez été invité,
23:35notamment aux côtés d'Alain Soral.
23:37Pourquoi n'y a-t-il plus d'émission aujourd'hui,
23:40en particulier sur le service public, d'émissions de débat ?
23:45– Disons que les émissions, je ne sais plus ce que vous dites,
23:50de grands chemins, je ne sais plus comment l'exprimer…
23:52– Les médias de grands chemins.
23:53– Les médias subventionnés, etc.
23:54Moi je dois vous avouer quand même que je ne suis pas un grand connaisseur,
23:58enfin parfois je suis invité, bien, mais je ne regarde pas ces émissions.
24:05– Il n'y en a plus de toute façon.
24:06– Non, c'est ce que je voulais dire,
24:08c'est-à-dire qu'on est rentré dans cette espèce,
24:10ce que j'appelais tout à l'heure, ce conformisme logique,
24:14là encore, restons un peu savants,
24:16Lévi-Strauss parlait d'un effet de structure,
24:18c'est-à-dire que d'une certaine manière,
24:19on est tellement pris dans la bien-pensance,
24:22le correctness ou ces diverses modulations,
24:25qu'il n'y a plus ces émissions telles que celles que représentait Tadei, par exemple.
24:31Moi j'ai eu l'occasion, alors, qui était, je dirais, en télévision,
24:37ce qui continue à mettre cher la disputatio universitaire,
24:41et qui indique bien comment la disputatio,
24:44quand on lit la Somme théologique, il y a telle ou telle chose,
24:47je dis l'opinion contraire, et puis je conclue, vous voyez.
24:50Eh bien, ces émissions de Tadei, pour moi,
24:53représentaient cette dimension de disputation, de discussion,
24:56et il faut bien reconnaître qu'actuellement,
24:58il n'y a plus du tout cette discussion sous ces diverses modulations,
25:02là encore, c'est quelque chose qui est très grave de mon point de vue.
25:05– Votre autobiographie intellectuelle s'appelle Apologie,
25:07elle est éditée aux éditions du CERF, c'est sur la boutique de TV Liberté.
25:13Merci à vous, Monsieur.