À 9h20, le philosophe André Comte-Sponville est l'invité de Léa Salamé pour son livre "L'opportunité de vivre" aux éditions PUF. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-interview-de-9h20/l-itw-de-9h20-du-mercredi-22-janvier-2025-5341147
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00:00Et Léa, ce matin, vous recevez un philosophe.
00:02Bonjour André Concefonville.
00:04Bonjour.
00:05Bienvenue, on est ravi de vous recevoir, d'avoir une petite leçon de sagesse matinale qui
00:08nous fera du bien.
00:09Si vous étiez un personnage historique, un pays et un vice, vous seriez qui et vous
00:14seriez quoi ?
00:15Un personnage historique, je choisirais Jean Cavallès, mais c'est difficile, c'est
00:19un héros.
00:20Je ne prétends pas en être un, mais Jean Cavallès, philosophe, sous réclamant de
00:24Spinoza, comme moi, héros de la Résistance, torturé et fusillé par les nazis.
00:30Si vous étiez un pays ?
00:32Moi, je dirais la France, c'est bien banal puisque je suis français, mais c'est moins
00:36banal que ça parce que je suis un philosophe de tradition française.
00:39Or, beaucoup de mes collègues sont plutôt de tradition allemande, c'est le cas de mon
00:44ami Luc Ferry par exemple, ou de tradition anglo-saxonne.
00:47Et nous ne sommes pas très nombreux à assumer la tradition française, ce que je résume
00:52par trois noms, Montaigne, Descartes, Pascal, c'est-à-dire une philosophie lisible par
00:57le grand public, ce qui n'est pas le cas dans la tradition allemande.
01:01Accessible.
01:02Accessible.
01:03Subjective.
01:04C'est moi que je peins, écrit Montaigne, et les Méditations métaphysiques de Descartes,
01:07c'est l'histoire d'un esprit, c'est une autobiographie intellectuelle.
01:10Et enfin, d'immenses écrivains.
01:12C'est une rareté que nos plus grands philosophes sont en même temps d'immenses écrivains.
01:18Ce n'est pas le cas dans la tradition anglo-saxonne, ce n'est pas le cas dans la tradition allemande.
01:22Donc, français de fait de naissance, mais surtout philosophe de tradition française.
01:26Et si vous étiez un vice, à moins que vous n'en ayez pas, bien sûr.
01:29J'en ai sans doute, mais quand j'étais jeune, à 17-18 ans, j'avais répondu au questionnaire
01:35de Proust, principal défaut, principale qualité.
01:39Et j'avais répondu, principal défaut, l'orgueil, principale qualité, l'orgueil.
01:44J'étais fier à 17 ans de ma réponse.
01:46Aujourd'hui, sincèrement, je ne suis pas convaincu que l'orgueil soit vraiment une qualité.
01:51Mais pas non plus convaincu qu'il soit un vice.
01:53C'est un défaut assurément, mais un vice, je n'en crois rien.
01:55Donc, s'il fallait choisir parmi les vices traditionnels, je dirais la gourmandise, parce
02:00que je suis un très très gros mangeur.
02:01Le plus grand sujet, c'est la mort.
02:04« Je n'aime que les auteurs qui parlent de la mort », disait souvent l'acteur Jean-Louis
02:08Trintignant.
02:09Êtes-vous d'accord avec lui ? Pensez la mort, affrontez la mort.
02:12Est-ce finalement le sujet le plus difficile et le plus grand ?
02:15Non, non, bien sûr, le sujet le plus important et le plus grand, c'est la vie, évidemment.
02:20Et au fond, la mort en fait partie, mais ce n'est pas du tout l'essentiel de la vie.
02:25Simplement, il se trouve que toute vie est mortelle et donc, il est bon de réfléchir
02:30parfois au fait qu'on va mourir.
02:31On ne peut pas vivre en faisant semblant de ne pas mourir.
02:35Ça, c'est vivre dans la mauvaise foi, dans l'illusion, dans le mensonge.
02:38Et inversement, mon idée, c'est que penser à la mort, ce n'est pas pour s'enfoncer
02:42dans la dépression, dans la mélancolie, au contraire, c'est plutôt pour en sortir.
02:46J'ai souvent cité une belle formule d'André Gide qui écrit « Une pas assez constante
02:51pensée de la mort n'a donné pas assez de prix aux plus petits instants de ta vie ».
02:57Donc, en fait, penser sa mort, ça nous aide à mieux vivre, c'est ce qu'il dit.
03:00Voilà, exactement.
03:01Autrement dit, c'est ce que dit Montaigne très expressément, notre grand et glorieux
03:05chef-d'oeuvre, c'est vivre à propos.
03:07Mais vivre à propos, c'est aussi savoir que nous allons mourir et en tenir compte.
03:11Si nous ne mourions pas, bah oui, notre vie serait très différente, mais il se trouve
03:15que nous mourrons.
03:16Vous allez nous dire ce que c'est que vivre à propos dans un instant, mais vous êtes
03:19le philosophe de la vie, André Comtes-Ponville, de l'amour, du bonheur, depuis votre petit
03:23traité des grandes vertus en 1995, il y a 30 ans, qui connaitra un succès phénoménal,
03:28plus de 300 000 exemplaires vendus.
03:29Aujourd'hui, vous avez un autre succès, c'est les plus jeunes qui écoutent vos
03:32conférences sur TikTok et sur Youtube, ils sont addicts à ça.
03:35Vous avez publié des milliers de pages de philosophie qui ont aidé à penser la vie,
03:40à aimer la vie, et voilà que vous sortez, et c'est pour ça que je vous parle de la
03:43mort aux éditions des PUF, l'opportunité de vivre « Ultimes études » en cette rentrée
03:52de janvier.
03:53« Ultimes études », il est bizarre ce titre, il nous intriguait.
03:55Est-ce à dire que c'est votre dernier livre ?
03:57Non, d'abord c'est un sous-titre, mais ça ne veut pas dire que c'est mon dernier
04:00livre, ça veut dire que c'est mon dernier recueil d'études.
04:02Alors ce que j'entends par études, c'est des articles, c'est un recueil d'articles
04:06portant essentiellement sur l'histoire de la philosophie, sur les grands auteurs du
04:10passé, et de philosophie un peu savante, un peu technique, j'ai pris ce mot d'études
04:14en pensant à Chopin.
04:15Les études pour Viano de Chopin, c'est de la technicité pianistique, mais là il y
04:19a un peu de technicité philosophique, et c'est mon dernier recueil d'études parce
04:24que je n'ai plus envie de ça.
04:26J'en ai fait beaucoup, des études techniques d'histoire de la philosophie, alors est-ce
04:30que c'est mon dernier livre ?
04:31Pour tout vous dire, je n'en sais rien, j'aurai 73 ans dans 6 semaines, on n'est
04:36pas obligé d'écrire toute sa vie.
04:38Moi j'ai le sentiment d'avoir dit ce que j'avais à dire, mais ce n'est pas
04:42triste, c'est une très bonne nouvelle au contraire.
04:45Vous avez tout dit ?
04:46J'ai 72 ans, 9-10e, je n'ai pas réussi à dire ce que je voulais dire, alors là
04:51ce serait un échec, mais arrivé à mon âge, je dis, ce que j'avais à dire, je
04:55l'ai dit, en plus je pense que je l'ai bien dit, c'est une bonne nouvelle.
04:58Ça ne veut pas dire que je n'écrirai plus, mais ça veut dire que pour la première
05:01fois depuis 50 ans, je n'ai aucun livre en cours, ni même en projet.
05:06Je vais vous dire, les bons jours, je trouve ça délicieux, les mauvais jours, je trouve
05:11ça un peu déstabilisant.
05:12Un peu angoissant de ne pas être en train d'écrire.
05:14Oui, un peu angoissant, parce que très vite revient le sentiment de l'ecclésiaste,
05:17vanité, dévanité, tout est vanité.
05:19Quand on se lève le matin, qu'on a un livre en cours, on n'a pas à se poser des questions
05:24sur à quoi bon se lever.
05:25Quand on n'a aucun livre en cours, il faut que la vie suffise.
05:29Et c'est vrai, si j'arrive à ne plus écrire, moi ça fait longtemps que je rêve
05:32de ne plus écrire, que je rêve de ne plus avoir besoin d'écrire, parce que si on
05:35a besoin d'écrire, c'est que la vie ne suffit pas.
05:38Mais le but de la vie, ce n'est pas d'écrire, c'est l'inverse.
05:41Le but de l'écriture, éventuellement, c'est de servir à la vie.
05:44Et là, la vie suffit ? Elle vous suffit ?
05:46Les bons jours, oui.
05:48La vie à deux, il faut préciser.
05:49Et oui, les bons jours, ça me suffit tout à fait.
05:52Et je vis comme une grande satisfaction d'être arrivé au bout d'un travail.
05:57Encore une fois, je ne m'engage pas à ne plus écrire, l'avenir nous le dira.
06:01Vous dites que la proximité de la mort pousse à profiter de la vie plus qu'à travailler.
06:05Vous dites que vous écoutez moins de musique, que vous lisez moins, que vous prenez moins
06:08de plaisir à écrire.
06:09Comme vous nous le dites.
06:10On pourrait vous dire aussi qu'à 72 ans, vous avez l'air très en forme, André Conte-Sanville,
06:14et vous avez de la marge avec la mort.
06:15Vous pourriez encore vous projeter, non ?
06:18Qui le sait ? C'est vrai que j'ai eu un AVC il y a trois ans, donc je n'ai eu aucune séquelle.
06:22Mais enfin, malgré tout, ça révèle une fragilité.
06:25Mais on verra bien.
06:26Maintenant, je souhaite mourir le plus tard possible et le plus vite possible.
06:31Autrement, je ne souhaite pas que ça dure des années.
06:34Ça nous amènera peut-être à parler de la fin de vie, puisque le premier article
06:37de ce recueil, qui s'appelle « L'opportunité de mourir », c'est un texte sur le suicide
06:47chez les épicuriens et chez les stoïciens.
06:50Et en gros, vous dites que ces deux écoles hélénistiques, qui ne sont d'accord sur
06:54absolument rien, ne sont d'accord que sur une chose, le suicide.
06:57Voilà, on a le droit de se suicider.
06:59Et j'en suis bien sûr d'accord avec ces deux écoles.
07:03Mais j'ajouterais d'ailleurs que je ne connais pas de grands philosophes laïcs non-religieux
07:08qui disent le contraire.
07:10Il ne s'agit pas de faire la promotion du suicide.
07:11Moi, j'aime la vie et j'espère bien ne pas avoir besoin de me suicider.
07:15Mais si un jour, je suis tellement malade, tellement handicapé, tellement souffrant
07:19que la mort me paraît préférable, je réclame le droit, effectivement, de finir.
07:24Et c'est pourquoi nous avons besoin d'une nouvelle loi légalisant l'euthanasie et
07:28le suicide assisté.
07:29Alors, elle a un peu du plomb dans l'aile, vous l'aurez remarqué ces derniers jours,
07:32puisque le grand projet sur la fin de vie qui était débattu à l'Assemblée nationale
07:37avant la dissolution, qui devait être le grand projet sociétal de ce mandat, de ce
07:41quinquennat.
07:42Et bien là, François Bayrou, qui a toujours dit son hostilité à la loi à l'aide à
07:48mourir, qui dit ne faisons pas un service public pour donner la mort, ça c'est son
07:53argument, on l'a entendu dans l'édito de Patricone, lui veut diviser désormais la
07:58loi et le projet de loi en deux, un texte sur les soins palliatifs et un autre sur l'aide
08:05active à mourir.
08:06Est-ce une manière de l'enterrer ? Est-ce que vous craignez cela ?
08:09Oui, je le crains.
08:10Est-ce que c'est le cas ? J'en sais rien, on verra bien, mais je crains un peu ça.
08:14Moi, je crois que les deux sont de vrais sujets.
08:17Donc, le développement des soins palliatifs, il faut évidemment le faire et si une loi
08:21y contribue, tant mieux, mais l'aide active à mourir, il faut le faire aussi.
08:24Et là, on a besoin d'une loi, parce qu'actuellement, les gens me disent « mais on n'a pas besoin
08:28de loi pour ça ». Mais si, puisque la loi actuelle interdit toute aide active à mourir.
08:33Autrement dit, votre médecin n'a pas le droit de vous aider à mourir, quand bien
08:36même vous souffrez atrocement d'une maladie incurable, donc il faut changer la loi.
08:41Pour tout vous dire, à mon avis, c'est la gauche qui aurait dû faire voter cette loi
08:44et depuis longtemps.
08:45La gauche a quand même gouverné pendant des années, je m'étonne qu'il n'ait pas réussi
08:48à faire passer cette loi.
08:50La gauche a raté le coche, espérons que la majorité actuelle, espérons que l'absence
08:56actuelle de majorité réussira à faire passer la loi.
08:59Mais là, il y a une opportunité, parce que dès lors que la tripartition fait que l'Assemblée
09:04est incapable, en gros, de trouver une majorité sur les sujets vraiment politiques, à l'inverse,
09:09sur un sujet de société, où d'évident, ça ne sera pas des consignes de parti, mais
09:13où chaque député votera en conscience, là, on pourrait trouver une majorité.
09:17Et donc, j'ai envie de dire, voilà, profitons de la tripartition pour faire une majorité
09:21d'idées sur l'aide active à mourir.
09:23Vous répétez que vous n'avez pas peur de la mort, André Contremontville, qu'est-ce
09:26que vous dites à ceux qui en ont peur, que ça angoisse profondément ?
09:28Je leur dirais ce que disait Épicure, ne t'inquiète pas, la mort te libérera de
09:33la peur qu'elle t'inspire.
09:35Et donc, une fois qu'on a compris que la mort, c'est le néant, puisque moi je suis
09:39athée, je ne prends aucune vie après la mort, avoir peur de la mort, c'est avoir
09:43peur de rien.
09:44En essence, c'est idiot, sauf quand, à l'autre sens, c'est la définition même
09:47de l'angoisse.
09:48Vous savez que les psychologues distinguent la peur, la peur d'un objet réel, de l'angoisse
09:53et la peur d'un objet soit imaginaire, soit la peur de rien, la peur du néant, précédemment.
09:57Quand je serai sur mon lit de mort, je ne vous garantis pas que je ne serai pas angoissé.
10:02Mais à la limite, quoi de plus normal qu'être angoissé quand on meurt ? Mais simplement,
10:06là vous l'avez remarqué vous-même, je suis plutôt en bonne santé, je ne vais sans
10:08doute pas mourir dans la journée, ni sans doute dans le mois qui vient, peut-être sans
10:12doute pas même dans l'année qui vient.
10:14Pourquoi devrais-je m'angoisser à l'idée du néant ? Moi au contraire, l'idée de
10:19la mort m'apporte une forme de tranquillité, une forme de légèreté et puis l'idée
10:24de tout ce que j'ai vécu.
10:25Encore une fois, j'aurai 73 ans dans quelques semaines, l'essentiel de ma vie est derrière
10:30moi.
10:31Plus personne ne pourra me prendre ce que j'ai vécu.
10:33À 15 ans, 20 ans, on a l'angoisse de rater sa vie, mais moi à 72 ans, je ne peux plus
10:40rater que ma vieillesse, c'est quand même beaucoup moins grave de rater sa vieillesse
10:44et donc il y a cette légèreté qui vient de la proximité de la mort qui invite à
10:48profiter davantage de la vie, parce qu'on sait bien qu'on mourra tous, mais d'évident,
10:53sans toute probabilité, je mourrai bien avant vous.
10:55Et donc pour moi, il y a une urgence à jouir, une urgence à me réjouir encore plus grande
11:00que pour vous.
11:01Une urgence à vivre à propos, pour venir au deuxième chapitre de ce livre qui est
11:05celui de Montaigne, c'est la phrase de Montaigne « Il faut vivre à propos ». Expliquez-nous
11:09ce que ça veut dire pour profiter de la vie, de sa vieillesse ou de sa jeunesse.
11:14Vivre à propos, c'est pas exactement vivre dans l'instant, c'est vivre dans un présent
11:17mais un présent qui change, c'est ça ?
11:19Un moment qui dure et qui change, oui, c'est d'où ce titre « L'opportunité de vivre
11:23». Dans le dictionnaire Littré, le fameux Littré, Littré écrit « opportun de point
11:30ce qui est à propos ». Et donc ce que j'appelle l'opportunité de vivre, c'est ce que Montaigne
11:34appelle « vivre à propos », la phrase SLM, Montaigne écrit « Notre grand et glorieux
11:38chef-d'œuvre, c'est vivre à propos ». C'est-à-dire quoi ? C'est-à-dire vivre
11:42en s'adaptant aux circonstances, au cours changeant des choses, parce que Montaigne
11:47au contraire d'Épicure ou d'Estoïcien, ne prétend pas se bâtir une sagesse indestructible
11:53de telle sorte qu'il soit heureux quoi qu'il advienne, il n'en croit rien, moi non plus
11:57bien sûr.
11:58Il s'agit plutôt de s'adapter aux aléas de l'existence, une sagesse toute en souplesse,
12:05toute en mouvement, ce que j'appelle, c'est une expression de Montaigne, « la sagesse
12:08du vent ».
12:09La sagesse du vent ou la sagesse d'un second rang, quoi ? Pas la grande sagesse écrasante.
12:14C'est une sagesse pour ceux qui ne sont pas des sages, au sens où Épicure ou Spinoza
12:17prétendent l'aimer.
12:18Au sens de nous ici dans ce studio par exemple, nous ne sommes pas des sages, même vous.
12:22Une sagesse pour vous et moi, et donc c'est la seule qui compte, parce que les sages à
12:26la limite n'ont plus besoin de philosopher, nous n'avons pas besoin de philosopher justement
12:30parce que nous ne sommes pas des sages, nous avons pourtant besoin d'apprendre à vivre
12:34et c'est à quoi sert la philosophie.
12:35Est-ce que vivre bien ou vivre à propos, c'est renoncer au fond à anticiper, à
12:41penser au futur, c'est-à-dire dans le présent et renoncer à avoir des ambitions ? Vous
12:44connaissez cette phrase de Cioran qui dit qu'on ne goûte au fond vraiment au saveur
12:48de la vie qu'en renonçant à avoir un destin.
12:51Qu'en pensez-vous ?
12:52Il ne s'agit pas de vivre dans l'instant.
12:53Si nous sommes ensemble, vous et moi, si nous avons pris rendez-vous il y a plusieurs
12:57jours, à l'époque c'était un projet, on ne peut pas s'amputer du projet, on ne
13:01peut pas non plus s'amputer de la mémoire, sinon nous serions des espèces de légumes.
13:04Et c'est pourquoi je dis toujours que vivre au présent, d'abord c'est la seule chose
13:08possible, je vous mets au défi de vivre au passé ou de vivre au futur, essayez de
13:12vivre demain, on ne peut pas par définition, donc vivre au présent c'est la seule chose
13:16qu'il nous est donnée, mais très souvent nous sommes séparés de ce présent par des
13:20angoisses ou des espérances portant sur l'avenir ou par des regrets et des nostalgies portant
13:25sur le passé.
13:26Et bien il s'agit de ne plus sacrifier le présent à l'avenir ou au passé sans
13:31pour autant renoncer ni au passé ni à l'avenir.
13:34André Comtes-Ponville, de quelques endroits que l'on regarde en ce moment dans le monde,
13:37il y a les guerres, les menaces climatiques, la violence est partout, toutes les règles
13:40démocratiques qu'on connaissait sont en train de se détraquer et semblent exploser.
13:43Comment peut-on être heureux ou ne pas être anxieux en voyant l'état du monde ?
13:50Comment être heureux si on croit que le bonheur exclut l'anxiété ? Vous ne serez jamais
13:56heureux à ce compte-là.
13:57Autrement dit, l'encore que j'appelle la sagesse de second rang, ça veut dire une
14:00conception du bonheur différente.
14:02Autrement dit, le bonheur contrairement à ce que certains croient, ce n'est pas une
14:06joie constante, absolument sereine, ce n'est pas non plus la satisfaction de tous nos
14:10désirs, ça c'est impossible.
14:11La joie constante, c'est ce que j'appelle la félicité, ça n'existe pas, c'est du
14:15pipeau.
14:16La satisfaction de tous nos désirs, c'est ce que j'appelle la plénitude, ça n'existe
14:19pas, c'est du pipeau.
14:20Et donc le vrai bonheur, c'est simplement le contraire du malheur.
14:24Le malheur c'est quoi ? C'est tout l'abse de temps où toute joie vous paraît impossible.
14:28Le bonheur c'est le contraire du malheur, c'est tout l'abse de temps où la joie vous
14:32paraît impossible.
14:33Là, quand vous regardez le monde tel qu'il est, est-ce que vous dites « je ne pourrai
14:38plus jamais être joyeuse » ? Bien sûr que non, personne ne sait ça, c'est un mensonge.
14:42On sait tous que les horreurs du monde empêchent un bonheur absolu, bien sûr, mais je n'y
14:46prétends pas, mais n'empêchent pas d'être joyeux.
14:49Parfois, autrement dit, ça n'empêche pas de combattre le malheur.
14:52J'entends bien, mais est-ce que le salut, c'est de se replier sur soi, de ne plus regarder
14:57le monde, d'être en son jardin, d'être égoïste au fond ? Autrement dit, le bonheur
15:01n'est pas dans l'avoir, ça chacun le sait.
15:03Mais il n'est pas non plus dans l'être, contrairement à ce que prétendent certains
15:06gourous ou prétendus maîtres spirituels.
15:08Moi, je dis, le bonheur n'est pas dans l'avoir, il n'est pas non plus dans l'être, il est
15:12dans le faire, dans l'agir.
15:13Le seul vrai bonheur, c'est le bonheur en acte, de préférence avec d'autres.
15:17Autrement dit, le bonheur est dans l'action et la relation.
15:20Vous vous décrivez souvent comme mélancolique et anxieux.
15:24Il y a d'ailleurs un chapitre dans le livre consacré à Alain et à la musique.
15:28Et comment l'art est, selon vous, un remède à la mélancolie, un remède au chagrin et
15:32notamment, en ce qui vous concerne, il y a elle.
15:59Piaf, vous l'aimez bien cette chanson.
16:01Cette femme me bouleverse.
16:02C'est une voix sublime, sublime et à la fois tellement populaire et tellement élégante
16:08à sa façon. J'ai mis un pouce de vulgarité chez Piaf.
16:11Et puis, il y a aussi autre chose, c'est que lorsque mon maître et ami Louis Althusser
16:16est sorti de l'hôpital après avoir étranglé son épouse, comme vous le savez.
16:21Le premier d'entre nous qui a pu aller le voir chez lui, était un ami à moi.
16:26Et un jour, il m'a raconté, j'étais chez Althusser, il y avait une pile de papier sur
16:30son bureau. Et à un moment, Althusser est parti aux toilettes.
16:32J'ai été indiscret, je me suis levé pour voir ce qu'il avait écrit et je n'ai eu le
16:36temps de lire qu'une seule phrase, me dit cet ami.
16:38Et la phrase, c'était, signé donc Louis Althusser, il faudrait écrire comme Edith
16:43Piaf chantait.
16:45Et quand on connaît l'oeuvre d'Althusser, c'est tout à fait étonnant parce que Althusser
16:49est un pur théoricien, très abstrait, très rigoureux.
16:51Et moi, ça m'avait touché d'abord parce que je vénère Edith Piaf, mais aussi parce que je
16:55rêve d'une écriture, y compris philosophique, qui soit capable d'émouvoir parce que la
16:59philosophie, bien sûr, s'adresse d'abord à la raison, à la pensée.
17:03Mais si on croit qu'on peut s'adresser à la raison en laissant tomber complètement les
17:07affects, on se trompe sur la philosophie, on se trompe sur la condition humaine.
17:11Donc, voilà, depuis que je connais cette expression d'Althusser, donc depuis 40 ans,
17:16elle m'éclaire et j'essaye à ma façon d'écrire comme Edith Piaf chantait.
17:21C'est joli ce que vous dites et de faire de la philosophie aussi.
17:24Vous dites la philosophie, c'est ce que j'ai fait pour essayer de m'expurger du malheur de
17:29mon enfance. Et vous dites au fond, toute ma vie, je ne me suis jamais remis de cette
17:33enfance malheureuse avec ses parents, petits commerçants qui ont divorcé, cette mère qui
17:38était triste, qui était mélancolique, qui était dépressive, qui s'est suicidée,
17:42d'ailleurs, qui a choisi sa vie d'une certaine manière.
17:45Et vous, vous avez philosophé pour essayer de vous libérer de ce chagrin là.
17:51Oui, parce que je suis né, j'ai grandi, j'ai appris à vivre, à aimer dans le malheur de
17:56ma mère. Et c'est un départ un peu difficile, si vous voulez.
18:01Il y a des gens, quand ils pensent à l'enfance, pour eux, l'enfance, c'est le bonheur.
18:04Pour moi, non, c'était le malheur d'abord de ma mère, mais donc aussi le mien.
18:09Et c'est vrai que la philosophie m'a aidé à sortir de ce malheur de l'enfance.
18:14C'est pourquoi il m'arrive de dire que la philosophie a été ma bonne mère, un peu au
18:17sens de Mélanie Klein, non pas que ma mère était une mauvaise mère, elle était très aimante,
18:21mais très triste, très malheureuse, très malade.
18:24Et heureusement que la philosophie m'a aidé à sortir de ce malheur-là.
18:27Et à la philosophie et le couple, vous avez souvent célébré le couple, parlé de l'amour et du
18:31couple qui durent dans vos livres.
18:33Et vous avez cette phrase-là, vous dites ce qui est très fort dans le couple, c'est de vivre à
18:36la fois l'amitié et l'érotisme.
18:37Je trouve la sexualité très troublante, très fascinante, très formidable.
18:41Mais ce qui est bien, c'est la conjonction, la tendresse du couple, de la confiance, de
18:43l'amitié, donc de la simplicité et du sexe, de l'obscur désir, abîme du désir et du sexe.
18:50Comment on fait, alors je sais, on n'a plus le temps, mais j'aurais aimé vous en parler, comment
18:54on fait pour faire durer le couple dans le temps, pour que ce mix de tendresse et d'amitié et de
18:59désir perdure ?
19:00Puisque vous y êtes arrivé.
19:02Il n'y a pas de règle absolue, j'y suis arrivé, mais pas du premier coup, si je me permets une
19:06semi-confidante.
19:08En tout cas, constatons que c'est ce que nous cherchons.
19:10Mais c'est vrai que moi, j'aime les couples.
19:12Autant, je suis un peu réservé sur la passion amoureuse.
19:15Je suis tombé amoureux, comme tout le monde, plusieurs fois.
19:17Mais reconnaissons que quand on est amoureux, ce n'est pas là qu'on est le plus lucide ni le
19:21plus intelligent. Or, vous ne reprocherez pas aux philosophes de préférer l'intelligence à la
19:26sottise et la lucidité à l'illusion, alors que le couple, au contraire, permet cette connaissance
19:31vraie de l'autre. Au fond, on tombe amoureux de quelqu'un qu'on ne connaît pas.
19:34Et si on vit avec lui ou avec elle, on apprend à le connaître et à l'aimer pour ce qu'il est.
19:39Et donc, je crois que l'avenir de l'amour est dans le couple bien plus que dans la passion
19:44amoureuse en ses débuts.
19:45En une minute, mais vraiment très rapidement, allez, vous répondez, ce sont les impromptus.
19:49Proust ou Céline ?
19:50Proust.
19:51Montaigne ou Descartes ?
19:53Montaigne.
19:53Althusser ou Derrida ?
19:55Althusser.
19:56Quartier préféré de Paris ?
20:00La montagne Sainte-Geneviève.
20:02L'argent fait-il le bonheur ?
20:03Non.
20:04Mais la misère peut faire le malheur.
20:07Faut-il quitter X ?
20:09Je n'y suis pas, mais si j'étais, je pense que je le quitterais.
20:13Liberté, égalité, fraternité, vous choisissez quoi ?
20:15Liberté.
20:17Et Dieu dans tout ça ?
20:18Il n'existe pas et ce n'est pas grave.
20:21L'opportunité de vivre, ultimes études, c'est au puf.
20:25André Comtes-Ponville, merci et très belle journée à vous.