Les débatteurs du jour sont Blanche Leridon et Yann Algan, respectivement essayiste et doyen de l’école d’affaires publiques de Sciences Po. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-lundi-13-janvier-2025-4800097
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00:00France Inter, Léa Salamé, Nicolas Demorand, le 7-10.
00:06Débat ce matin sur un paradoxe, la situation de majorité relative depuis 2022 et plus
00:12encore la dissolution de juin 2024 ont remis l'Assemblée Nationale au cœur du jeu politique
00:19et auraient pu inciter les députés à travailler ensemble dans une forme de compromis.
00:26Mais c'est le contraire qui semble s'être passé, raccourcissement des discours, émotions,
00:32polarisation, colère, cacophonie sont là, on peut les voir, les entendre tous les jours.
00:39Comment l'expliquer ? Une étude du laboratoire, CEPREMAP, analyse le phénomène et on va
00:45en parler avec Yann Algan, bonjour, vous êtes économiste, professeur à HEC, ancien
00:51doyen de l'école d'affaires publiques de Sciences Po, avec Thomas Renault et Hugo
00:57Subtil, vous avez publié cette étude en question, la fièvre parlementaire, ce monde
01:03où l'on cache, colère, polarisation et politique TikTok à l'Assemblée Nationale,
01:10vous vous appuyez sur près de 2 millions de discours qui se sont tenus à l'Assemblée
01:15entre 2007 et juin 2024, moulinés par ChatGPT, Blanche Leridon, bonjour, vous êtes directrice
01:24éditoriale de l'Institut Montaigne, vous enseignez le discours politique à Sciences
01:29Po, on est pile au cœur du sujet, et vous avez publié la semaine dernière la note
01:34de l'Institut Montaigne sur l'après 2024, crépuscule ou renouveau démocratique, note
01:41qui fait le bilan électoral de l'année écoulée, merci d'être au micro d'Inter, peut-être
01:47pour commencer un chiffre clé, une intervention moyenne d'un député à l'Assemblée Nationale
01:53est deux fois moins longue en 2007 qu'en 2024, comment l'expliquer ? Le format des
02:01vidéos sur Twitter ou TikTok est devenu la norme du temps de parole des députés ?
02:07Tout à fait, ce que l'on montre dans cette étude, c'est que l'Assemblée Nationale
02:12a connu une véritable métamorphose, bien sûr, il y a toujours eu un côté théâtral
02:17à l'Assemblée et il y a eu des convulsions politiques, cependant la fièvre parlementaire
02:23a un phénomène complètement inédit à l'heure actuelle parce que le public a changé, les
02:27députés s'expriment bien davantage maintenant pour leurs followers sur les réseaux sociaux
02:33plutôt que pour les autres députés ou pour les journalistes où il fallait être le
02:36bon élève, montrer un peu vos arguments rationnels et c'est ce qu'on montre dans
02:40cette étude, c'est que cette montée en puissance des émotions de la rhétorique
02:45émotionnelle au détriment des arguments, de la rationalité, ces interruptions systématiques
02:51et cette diminution des discours a vraiment pour vocation juste d'être formatée pour
02:57les réseaux sociaux avec tous les effets pervers qu'ont les réseaux sociaux sur la
03:01polarisation et la violence politique.
03:04Ça on va y venir mais Blanche le Ridon, autrefois on appelait ça un morceau de bravoure
03:10et ça pouvait être très court, une phrase qui claque, un bon mot et pour autant on n'était
03:17pas dans un monde où le destinataire ultime était le follower.
03:20Effectivement, déjà je tiens à saluer le travail remarquable qui a été fait par
03:24Yann Nalgan et ses co-auteurs, vraiment liser cette note et je trouve que ça illustre aussi
03:28la façon dont l'IA peut de façon très positive faire avancer un certain nombre de
03:33champs dans les sciences sociales.
03:34Alors oui, c'est vrai que la critique du discours parlementaire c'est peut-être une
03:37activité aussi ancienne que le discours parlementaire lui-même et je retrouvais dans les mémoires
03:41d'espoir du général de Gaulle, alors lui il déplorait le phénomène inverse, il disait
03:46que les assemblées aujourd'hui étaient prises dans une sorte de mécanisation morose
03:50et il déplorait l'absence de dramatique attrait dont étaient pourvus les discours
03:55sous la troisième république qui est souvent considérée comme un espèce d'âge dehors
03:58des éloquences parlementaires.
04:00Et c'est vrai que depuis, même là si on s'intéresse à une histoire un peu plus
04:04récente, je pense à 1981, quand on commence à diffuser en direct les questions au gouvernement
04:09à la télévision à partir de 1983 sur France 3.
04:12Tout le monde se disait « mon Dieu, c'est la porte ouverte à la théâtralisation à
04:16outrance ».
04:17Oui, ça va devenir un spectacle !
04:19Exactement, même chose en 2008-2009 au moment de la réforme constitutionnelle de 2008 où
04:25dans un souci de transparence, on décide non plus de filmer à la séance publique,
04:29donc l'hémicycle, mais le travail en commission.
04:31Et là aussi on se dit « mais mince, la commission qui était ce huis clos où il
04:34y avait de la technicité, où on sortait un petit peu des postures politiques et où
04:38on allait sur le fond des sujets, là aussi ça va totalement dévaloriser, dénaturer
04:44le discours parlementaire ».
04:45Donc c'est vrai que c'est un peu une constante dans l'histoire du discours parlementaire
04:48de s'en prendre à ce discours-là.
04:49Oui, l'incident de séance, le coup de gueule…
04:52Et puis des flux et des reflux.
04:53Parfois on reproche, comme le faisait De Gaulle, une mécanisation, une technicité des discours
04:57trop longs.
04:58La première séance de questions au gouvernement, au Sénat, elle aurait dû durer une heure,
05:01elle en a duré trois et tout le monde a déploré sa longueur, le fait que c'était totalement
05:05ennuyeux.
05:06Et donc on voit aussi à quel point on est dans des logiques de flux et de reflux.
05:11Que vous disent vos chiffres, vos éléments Yann Algan ? Le débat parlementaire est en
05:18panne véritablement à cause du poids des réseaux sociaux.
05:23C'est aussi clair et net et simple que ça.
05:26Alors il y a tout d'abord le diagnostic.
05:28Le diagnostic c'est le suivant, effectivement il y a toujours eu une montée en émotion
05:34des oppositions.
05:35En revanche, ce que l'on montre vraiment depuis 2017, c'est une explosion de la rhétorique
05:40émotionnelle qui emprunte plus de la moitié maintenant des interventions.
05:44Vous avez aussi un chiffre assez alarmant, c'est que maintenant la moitié des interventions
05:50sont non pas des lieux de développement de leurs propres idées, mais juste des invectives
05:55ou des interruptions des autres.
05:57On se souvient en particulier de cette séance assez incroyable de Dupond-Moretti, ministre
06:02de la Justice, pourtant ténor, habitué aux joutes, qui finalement ne pouvait absolument
06:08pas développer la moindre idée tellement il se faisait…
06:10C'était au tout début, il venait d'être nommé ministre et il semblait médusé.
06:15Médusé et inférent qui nous dit « il n'y a rien à faire, juste souffrir en silence ».
06:19Et ça, nos chiffres, c'est vraiment la grande force de ces chiffres, avec 2 millions
06:22de discours, c'est de montrer que ça, ça a véritablement explosé, c'est vraiment
06:26nouveau.
06:27Et pour pouvoir l'expliquer, effectivement, on a essayé un peu de creuser en particulier
06:32sur le format des vidéos qui se sont énormément raccourcies, mais en regardant aussi les
06:36interventions, on s'aperçoit qu'il y a beaucoup de députés qui disent exactement
06:40la même chose, mais pour différents amendements, juste parce que la première prise n'a pas
06:45été la bonne.
06:46Et donc ça, c'est vraiment nouveau, et on s'aperçoit qu'il y a une polarisation
06:50un peu du côté, c'est surtout dominé du côté LFI et RN, mais ce que nous montrent
06:55aussi nos analyses, c'est que la dynamique de ces deux groupes parlementaires est différente.
07:01Alors que le RN a un peu un niveau d'émotionnalité et d'interruption qui commence à baisser,
07:08c'est un peu la stratégie de la cravate, revendiquée par Marine Le Pen, on se tient
07:13bien, on essaie de nous rendre bien, en revanche, LFI ne cesse de progresser, ce qui est en
07:17accord d'une certaine façon avec la conflictualisation des passions, revendiquée par Mélenchon
07:22et par Chantal Mouffe, leur philosophe.
07:24Vous partagez cette analyse Blanche-Leridon, justement sur le déploiement des passions,
07:31et parmi ces passions, de la colère.
07:33Bien sûr, l'exacerbation des passions tristes, et ça c'est effectivement une des multiples
07:39traductions de la progression de la polarisation dans le pays, polarisation qui n'est pas seulement
07:45une polarisation politique, mais qui est aussi une polarisation affective, et c'est pas exactement
07:48la même chose.
07:49La polarisation affective, c'est quand vous basculez du registre de l'adversaire politique
07:54à celui de l'ennemi à abattre, et ce que vous ressentez à l'égard de l'autre dans
07:58le camp politique, c'est une forme d'antipathie qui peut aller, qui flirte avec la haine et
08:05le dégoût.
08:06C'est ce qu'on voit beaucoup aux Etats-Unis, qui est vraiment le pays champion de la polarisation,
08:09où vous alliez pas seulement voter dans le cadre d'une alternance politique classique,
08:14mais vraiment dans le cadre d'un combat idéologique existentiel.
08:17Et en France, c'est vrai qu'il y a plusieurs études, et notamment l'Université Charles
08:21III de Madrid, qui a classé les niveaux de polarisation des pays européens, et qui place
08:27la France en toute première position, et en particulier sur ces thèmes de la polarisation
08:33affective.
08:34On est très vigilants sur la façon dont on manie ce terme de polarisation, on a tendance
08:39à la diaboliser, parce qu'aujourd'hui elle prend des proportions absolument considérables,
08:43mais il faut une dose de polarisation dans un système politique pour qu'il soit sain.
08:47C'est-à-dire que si tout le monde finalement s'entend, et qu'on est dans une espèce
08:50de centre mou, où les uns et les autres sont parfaitement remplaçables, alors là c'est
08:55l'atomie totale de la démocratie, donc il faut faire en sorte de retrouver une polarisation
08:59juste et équilibrée, parce qu'aussi un des corollaires de cette polarisation, c'est
09:03que ça pourrait, d'une manière ou d'une autre, augmenter la participation électorale.
09:06Parce que plus vous êtes polarisé, plus l'enjeu il est de l'ordre de l'existence
09:10et non plus...
09:11Vous y allez voter, c'est-à-dire que vous n'y réfléchissez pas à deux fois, vous
09:14vous levez et on l'a vu, d'ailleurs c'est pour ça que depuis deux élections aux Etats-Unis,
09:17dans un cadre de forte polarisation, on a des taux de participation qui sont très élevés
09:21dans un pays qui est habitué à des taux extrêmement faibles quand on les compare
09:24à des grands pays de l'OCDE.
09:26Donc il faut une dose de polarisation, mais il ne faut surtout pas son excès, et puis
09:30il faut maîtriser cette polarisation émotionnelle, et je voudrais dire quand même, les Français
09:34ne sont pas dupes, c'est-à-dire que quand on interroge, nous, avec Fracture Française,
09:38qui est cette grosse enquête dont on est partenaire avec Ipsos, quand on interroge
09:42aujourd'hui les Français sur l'attitude des députés, tous la sanctionnent, c'est-à-dire
09:47qu'il y a un petit tiers à peine de Français qui trouvent que les députés à l'Assemblée
09:52se comportent bien, et tous, je pense, sont parfaitement...
09:55Et puis la colère, il les prouve aussi ! Comme citoyens !
09:59Oui, mais ce n'est pas le premier sentiment, donc il y a une forme aussi de déformation
10:04du sentiment citoyen.
10:05Alors dites-nous, quelles émotions circulent ? C'est colère, joie, peur, tristesse ? Expliquez-nous.
10:11Alors c'est surtout la colère qui ressort, en particulier sur les bancs du Rassemblement
10:17National et de la France Insoumise, alors qu'au centre, on est dans des discours, déjà
10:24le discours rationnel est beaucoup plus important, et du côté des émotions, on est plus du
10:28côté de la tristesse et de la peur, et la peur, d'ailleurs, est surtout une émotion
10:32du centre.
10:33Mais là où on voit vraiment, d'une certaine façon, deux ruptures très très fortes dans
10:37ce registre des émotions, et deux ruptures, moi, que je qualifierais de civilisationnelles.
10:42Tout d'abord, ça consacre vraiment le sacre de l'électeur émotionnel.
10:47On est dans des sociétés, de plus en plus, les sociétés post-industrielles sont des
10:51sociétés d'individus beaucoup plus isolés, isolés au travail, isolés dans les territoires,
10:56isolés sur les réseaux sociaux, qui votent beaucoup moins en fonction de leur classe
10:59sociale, de leur idéologie, mais beaucoup plus de leur affect.
11:02Et d'une certaine façon, la grande force des leaders populistes, qui a été très
11:06très bien illustrée, notamment dans les Ingénieurs du Chaos, c'est de savoir surfer
11:12sur ces émotions.
11:13Le deuxième point, c'est que, bien sûr, la polarisation où les conflits sont légitimes,
11:21les conflits économiques, les conflits politiques, les conflits sociétaux sont légitimes, et
11:25le débat est légitime.
11:27En revanche, toute l'histoire de la démocratie représentative depuis plus de deux siècles
11:33a justement essayé de sublimer ces conflits grâce à des instances intermédiaires et
11:39des partis qui arrivaient, grâce à des arguments, à rassembler des plateformes.
11:43Le parti socialiste essayait de rassembler les instituteurs, les professeurs avec les
11:47ouvriers, le parti de droite plus les artisans, les bourgeois et les agriculteurs.
11:52Là, pas du tout, on est dans une fragmentation complète et surtout, les députés, maintenant,
11:58ne se parlent plus entre eux, ils ne se parlent plus entre contradicteurs, ils se parlent
12:02entre ennemis.
12:03Et ce fait qu'il y ait une désinstitutionnalisation de l'Assemblée, qu'on parle directement
12:07maintenant aux électeurs, aux followers, plutôt que d'essayer de débattre, en fait
12:13remet en cause vraiment notre démocratie représentative et je pense que c'est ça
12:17le point de bascule et on le voit bien avec le phénomène Musk à l'heure actuelle.
12:21Vous avez une attaque en règle des réseaux sociaux qui rentrent directement dans l'antre
12:26des démocraties représentatives.
12:28Je vous suggère un article de Peter Thiel, qui est l'adjoint de Musk, qui a créé
12:33Paypal avec lui, qui a écrit un article dans le Financial Times, qui anime toute la communauté
12:37à l'heure actuelle, en particulier la communauté numérique, qui compare les démocraties
12:42représentatives telles que celles de la France comme des démocraties de l'ancien régime,
12:47de l'aristocratie et que face à la démocratie, mieux vaut la liberté, même si c'est
12:51cette liberté qui conduit à la dictature d'un point de vue politique.
12:54Cet aspect-là des choses, effectivement, on parle énormément en ce moment de Musk,
13:00Zuckerberg et de toute la Silicon Valley qui se met à avoir une activité clairement
13:07politique, à entrer au cœur même des démocraties.
13:11Cette réalité-là, vous l'analysez comment, Blanche Léridon ?
13:15Elle est extrêmement préoccupante, on l'a vu la semaine dernière avec l'intrusion
13:21d'Elon Musk dans le débat démocratique dans deux grands pays européens.
13:25L'Allemagne d'abord, avec ce débat organisé sur X avec Alex Vidal qui est donc la cheffe
13:30de l'AFD, ce parti d'extrême-droite allemand, et Musk ne cache pas ses sympathies à son
13:35égard.
13:36Et puis ensuite au Royaume-Uni, qui est quand même Royaume-Uni et Etats-Unis, on ne parle
13:40pas de la Chine et des Etats-Unis ou de la Russie et des Etats-Unis, et où on a là
13:46encore un Musk qui demande à sa communauté sur X s'il tient à ce qu'il ne faudrait
13:53pas limoger ce Kirchner, voir l'emprisonner.
13:57Donc on voit qu'il y a, quand on parle d'ingérence étrangère, c'est vrai qu'on a tendance
14:01à penser de façon un peu binaire, donc c'est les Iraniens, les Russes et les Chinois qui
14:05viennent s'y mixer dans le processus électoral des démocraties libérales occidentales.
14:11Ça change quand même de façon majeure la donne, avec cette intrusion dans des processus
14:18démocraties de pays supposés être des pays amis, et ça effectivement, c'est un sujet
14:24qu'on doit répondre en Européens, et c'est d'autant plus difficile à le faire que l'objectif
14:31même de Musk et Trump, c'est aussi de diviser les Européens parce qu'ils n'ont aucun intérêt
14:36à ce qu'on soit unis là-dessus, et donc je crois que là-dessus il y a un sursaut
14:40impératif qui est nécessaire.
14:41Yann Algan, un mot, un mot, un mot, petit mot.
14:43Un mot, la démocratie représentative c'est un art de gouverner mais aussi un art de vivre
14:48ensemble.
14:49La mise en place de réformes institutionnelles telles que la proportionnelle n'arrivera pas
14:53à résoudre le problème tant qu'il y a cette fièvre des passions, et c'est sûr que l'Europe
14:59et nos députés doivent vraiment se réveiller parce que l'hiver approche, winter is coming
15:04si on ne se réveille pas.
15:06Yann Algan, merci, la fièvre parlementaire, ce monde où l'on catch, colère, polarisation
15:11et politique, TikTok à l'Assemblée Nationale, Blanche-Leridon, cette note de l'Institut
15:18Montaigne, l'après 2024, crépuscule ou renouveau démocratique, merci à tous les deux.