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Sigolène Vinson, survivante de l'attentat de Charlie Hebdo, évoque son expérience marquante lors d'une l'interview au 20h BFM. Elle rend hommage aux victimes, partage ses réflexions sur la liberté d'expression et raconte son retour de Djibouti, où elle a croisé le chemin de Peter Cherif, le commanditaire de l'attaque.

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Transcription
00:00Mais d'abord, je vous le disais, on est pour l'interview du 20h BFM avec vous, Sigoulène Vincent, et j'insiste à nouveau, merci vraiment d'avoir accepté d'être notre invitée ce soir.
00:08Vous êtes, je le disais, romancière, vous avez été chroniqueuse judiciaire de Charlie Hebdo, et vous étiez là le 7 janvier 2015 quand la rédaction a été attaquée.
00:16Les terroristes, on va le raconter dans un instant, vous ont littéralement épargnés. On en parlera dans une seconde.
00:22Demain, ça va faire 10 ans. Comment est-ce que vous vous préparez à ce moment-là, au fait de participer aux commémorations et au fait d'en reparler ?
00:32Je ne me suis pas spécialement préparée à ça, mais c'est vrai que ces derniers mois ont été compliqués, avec le procès de Peter Scheriff, la mort de Simon Fieschi...
00:45Qui était le webmaster de Charlie.
00:48Et les 10 ans qui viennent. C'est-à-dire que le temps, je pense, ne s'est pas écoulé de la même façon pour vous que pour nous.
00:55Nous, ça paraît toujours très présent. Et c'est vrai que ces anniversaires, ça nous oblige à convoquer de nouveau les images. Et c'est compliqué, oui.
01:06Mais le fait d'accepter de venir sur ce plateau, d'en parler, vous le faites pour eux, et on va revoir leur visage, ceux qui sont morts ce 7 janvier 2015.
01:14Et pardon, je vais les citer. Cabu, Wolinsky, Tignous, Honoré, Luce, Psy, Elsa, Kayad, Bernard-Marie, Scharbe, le policier Franck Brinsolaro, qui assurait sa sécurité,
01:23le correcteur Moustapha Ourad, Michel Renaud, qui avait été invité par Cabu, l'agent de maintenance Frédéric Boisseau, un autre policier, Ahmed Merhabet, qui est arrivé ensuite.
01:31J'ajoute, vous en parlez, Simon Fieschi, qui est mort l'année dernière, qui avait été lourdement handicapé après l'attaque. C'est d'abord pour eux.
01:38Je pense que c'est pour eux, oui. J'ai la chance d'être en vie, j'ai la chance de pouvoir encore m'exprimer. Et du coup, je veux leur rendre hommage.
01:46Enfin, moi, j'ai rarement fait ça, cet exercice-là de passer à la télévision, dans les médias, pour en parler. Mais je trouvais qu'il était peut-être temps pour eux et pour moi également.
01:59Sigrid Nelson, le 7 janvier 2015, vous avez pris un Vélib pour aller à Charly. Vous avez acheté en passant un gâteau, parce que c'était l'anniversaire de Luce.
02:09Vous vous êtes assise à côté de Wolinsky pour la conférence de rédaction. Vous vous souvenez de l'atmosphère à ce moment-là, au début de la conférence de rédaction ?
02:17Oui, je m'en souviens parfaitement bien, parce que c'était la première fois qu'on se revoyait après les fêtes, donc on s'est souhaité la bonne année.
02:26Et il y avait un fait notable, c'était que Tignouss était en avance, alors qu'il était tout le temps en retard.
02:31Donc, c'était assez joyeux, parce que les invités de Cabu avaient apporté un peu de victuaille.
02:38Et on était heureux de se retrouver et on savait qu'on allait devoir parler du nouveau livre de Michel Houellebecq et qu'on ne serait pas d'accord.
02:49Et voilà, c'était vraiment très, très joyeux.
02:54Quand il y a, alors que vous êtes autour de la table, les premiers coups de feu, en dehors de la rédaction, vous vous reconnaissez tout de suite ce son-là ?
03:01Oui.
03:02Le bruit des armes, parce que vous avez grandi en Afrique, notamment, dans des coins un peu compliqués. Ce bruit-là, vous le connaissez ?
03:10Non, je ne connaissais pas ce bruit-là, mais j'avais toujours en tête qu'un attentat était possible.
03:18Oui.
03:19Parce que j'ai cette culture-là, parce que mon père est lui-même survivant, rescapé d'un attentat en 1987, le bar de l'Historiel à Djibouti.
03:28Et que j'ai toujours quelque part dans l'idée, mais même avec les réfugiés de la guerre d'Ethiopie à Djibouti, il y a ce climat-là.
03:39Donc, je reconnais tout de suite qu'il y a un problème.
03:43Et tout de suite, vous vous dites attentat ? Tout de suite ?
03:45Oui, tout de suite, oui.
03:47Quand les terroristes entrent, quand les frères Kouachi entrent, qu'est-ce que vous faites ?
03:53Je croise le regard de Charbes, je me lève, et en me levant, je sens la porte qui s'ouvre derrière moi,
04:01et je me retrouve contre le torse de Franck Brinsolaro, et je le vois prendre son arme.
04:12Et ça commence à tirer, et ça tire dans mon dos.
04:16Et à un moment, je quitte la salle de rédaction, et j'ai mal au dos, j'ai l'impression d'avoir trois balles dans le dos, mais ce n'est pas le cas.
04:26Et Moustapha Hourad se lève de son siège, et je me prends les pieds dans ses jambes, et on chute tous les deux à terre.
04:38Et j'ai le temps de me glisser derrière un muret, et Chérif Kouachi arrive, et là-bas, Moustapha, et ensuite, il me fait face.
04:45Je suis à terre, sur le dos.
04:47Vous êtes sur le dos, vous êtes à terre, cachée derrière un muret, et je disais tout à l'heure, Kouachi va vous épargner à ce moment-là.
04:54Il vous parle ?
04:56Il me parle, oui.
04:58Qu'est-ce qu'il vous dit ?
04:59Il me dit tout d'abord de me calmer, de ne pas avoir peur, et voilà, que je devais réfléchir à ce que je faisais, ce que je faisais était mal,
05:10et qu'il ne tuait pas les femmes, et que, puisqu'il m'épargnait, je devais lire le Coran.
05:16Comment est-ce qu'on vit avec ce moment-là en tête derrière, le fait d'avoir été, je le disais littéralement, épargnée ?
05:26Déjà, il y a de l'incompréhension. Pourquoi m'a-t-il épargnée ?
05:31Après, il y a des mots sur lesquels je m'interroge, parce que je trouve ça particulièrement injuste d'avoir été épargnée parce que je suis une femme,
05:42parce que je trouve ça très injuste vis-à-vis des hommes, du coup, et que je ne m'identifie pas par rapport à ça,
05:50que ce n'est pas une raison pour moi d'avoir été laissée en vie. Il y a le sentiment de culpabilité qui est très fort.
05:57Encore aujourd'hui ?
05:58Oui, et ce mystère d'avoir été laissée en vie, je ne comprends toujours pas pourquoi il m'a laissée en vie.
06:05Oui. On précise qu'il dit « je t'épargne parce que tu es une femme », et ils ont abattu Elsa Kayad dans la même pièce.
06:14La question du « pourquoi moi » ou « pourquoi pas moi » dix ans après, elle est toujours là chez vous ?
06:20Oui, et d'autant plus que pour la première fois au procès de Peter Scheriff, j'ai accepté de regarder la vidéo « Surveillance »
06:28où on voit la rencontre entre Peter Scheriff et moi, et c'est vrai, comme l'avait dit à une époque, au premier procès, Yannick Haenel,
06:39si on ne s'avait pas en vie, on me penserait morte, je n'aurais pas dû me relever normalement.
06:45Est-ce que vous vous souvenez du moment où vous vous dites « c'est terminé » ?
06:50Oui, quand on entend les coups de feu qui s'éloignent, qui sont dehors, oui.
06:55Dehors, il y a évidemment les premiers secours, il y a la panique, la fuite des frères Kwashi avec ces coups de feu qui sont échangés,
07:01c'est là où ils vont tirer et abattre Ahmed Merhabet, il y a un certain nombre d'officiels qui vont arriver, etc.
07:09Puis il y a les prises de parole, comme ce jour-là, François Hollande, on va écouter le président de la République.
07:14Aujourd'hui, c'est la République tout entière qui a été agressée. La République, c'est la liberté d'expression.
07:21La République, c'est la culture, c'est la création, c'est le pluralisme, c'est la démocratie, c'est ça qui a été visé par les assassins.
07:29C'est l'idéal de justice et de paix que la France porte partout sur la scène internationale.
07:35Et ce message de paix, de tolérance que nous défendons aussi à travers nos soldats pour lutter contre le terrorisme et le fondamentalisme.
07:48On reviendra sur ces hommages, on reviendra sur la phrase « Je suis Charlie » dans un instant, mais ces moments-là, ces moments d'hommage,
07:54et on se souvient évidemment tous de la manifestation du 11 janvier 2015 où le monde entier quasiment défile dans Paris,
08:00où il y a 4 millions de personnes dans les rues. Vous gardez un souvenir de ce moment-là ?
08:05C'est assez flou. Je me souviens de cette ferveur-là du 11 janvier, mais c'est vrai qu'à ce moment-là, moi, je crois qu'Emmanuel Todd avait dit
08:15qu'il y avait une armée de zombies derrière. Mais moi, si les autres n'étaient pas des zombies, moi j'en étais un, ça c'est assurément.
08:23J'ai l'impression de me mettre relevé de ce 7 janvier en étant un être sans conscience et en perdant toute son intelligence et sa capacité à raisonner et à penser.
08:34Et j'avançais presque comme un organisme unicellulaire qui vivait parce qu'il était vivant. Et du coup, tous les commentaires, tout ça, ça reste très flou pour moi, très lointain.
08:48J'ai un souvenir, oui, mais je n'ai jamais réussi à changer toutes ces sensations en vraie pensée.
09:01Sigolène Vinzon, quand on évoque l'esprit Charlie, que reste-t-il de l'esprit Charlie 10 ans plus tard ? L'esprit Charlie, il évoque quoi chez vous, qui êtes une survivante ?
09:12L'esprit Charlie, c'est cette liberté d'expression et il y a ce terme « je suis Charlie ». Et le 7 janvier, quand je me retrouve au milieu des corps, je les enjambe pour aller récupérer mon téléphone portable qui est dans mon manteau et je téléphone aux pompiers.
09:31Et je dis « c'est Charlie, venez vite, ils sont tous morts ». Or, il était certain qu'à ce moment-là, je n'étais pas Charlie. Ma part était si infime dans le journal, j'avais une chronique judiciaire.
09:42Ceux qui étaient Charlie, qui en étaient le cœur et qui représentaient Charlie, ils étaient à terre. Heureusement, pas tous. Et je pense que si être Charlie, c'est considérer qu'on n'a pas un dessinateur parce qu'il dessine, un écrivain parce qu'il écrit, un journaliste parce qu'il donne une opinion, je pense vraiment que c'est la moindre des choses de l'être.
10:07Et je pense qu'à jamais et pour toujours, je passerai cet appel. C'est « Charlie, venez vite ».
10:14Mais notre société depuis 2015, avec ce qu'elle a traversé depuis, on pense évidemment à Samuel Paty, sur ce sujet fondamental de la liberté d'expression, de la liberté de blasphémer, de la liberté de caricaturer, est-ce qu'elle a progressé ?
10:27Je ne saurais pas répondre à cette question, mais il est sûr que depuis, j'ai retrouvé un petit peu de pensée quand même, depuis ce 7 janvier. Et je pense que d'un côté, il y a les valeurs et de l'autre, les principes.
10:41Et donc si les valeurs qui sont souvent morales ou politiques peuvent être évolutives, on peut les discuter. Il y a des principes qui pour moi sont premiers, qui sont philosophiques, qui sont fondamentaux et parfois particulièrement nécessaires à notre temps.
10:56Et que si dans ces principes, il y a la liberté de conscience ou les droits de la défense, il y a aussi la liberté d'expression, la liberté de la presse. Et que ça, je pense que ça ne devrait pas être négociable. Ce n'est même pas de la politique, ça relève d'un choix de régime.
11:15Et vous n'avez pas l'impression que la gauche, ce jour-là, s'est fracturée avec une gauche qui commence à dire « c'est négociable » à partir de 2015 ?
11:23Peut-être. Peut-être que c'est le cas, mais... Oui, sûrement que c'est le cas et selon qui ou ce que l'on veut représenter, oui.
11:40Ainsi qu'on l'a vu Vincent, il y a dans votre histoire un élément qui est extrêmement troublant, je voulais qu'on y revienne ce soir, parce que des années plus tard, après cet attentat, vous avez recroisé la route d'un homme qui a été jugé et condamné, l'an dernier en l'occurrence, pour avoir été l'un des instigateurs de cet attentat, c'est Peter Scheriff.
11:57Peter Scheriff, il a notamment passé 7 ans dans les rangs d'Al-Qaïda avant de s'installer à Djibouti, d'y être arrêté là-bas, il est mis dans un avion pour être amené en France, on est en 2018, et vous êtes dans cet avion.
12:09D'abord, qu'est-ce que vous faites là ? Pourquoi vous êtes là ? Hazard de la vie, qu'est-ce que vous faites dans cet avion ?
12:16Je rentre de deux semaines à Djibouti, donc j'ai grandi à Djibouti au pied d'un minaret, route du Véron, et ça faisait 4 ans depuis les attentats que je n'étais pas retournée dans ce pays-là,
12:31et j'ai eu besoin au bout de 4 ans de retourner sur cette terre-là pour savoir si quelque chose avait été cassé, parce que curieusement c'est ma culture, j'ai grandi avec les 5 prières par jour, avec celle du soir qui était ma préférée,
12:46et ça fait quand même partie de mes repères, et donc j'y suis retournée, et je me souviens qu'un jour je vais nager avec les requins-baleines, et je rentre chez l'amie chez qui j'étais logée, et elle me parle comme à une grande malade, une grande blessée,
13:04elle me fait asseoir, elle me caresse les cheveux, et elle me dit « tu es bien la cigolaine, tu es bien, t'es rentrée chez toi à la maison, tu viens de nager avec les requins-baleines ? ». Je dis « oui ». Elle me dit « bon, le présumé commanditaire des attentats a été arrêté chez A ».
13:18Et elle voyait que je ne comprenais pas le fait. Non, mais il a été arrêté ici, à Djibouti, et ma première question c'est « il ne va quand même pas prendre l'avion avec moi ? ».
13:25Vous prenez l'avion, vous allez passer 7 heures dans le même avion, vous savez donc qu'il est dans l'avion, et pendant 7 heures vous vous dites « est-ce que je vais lui parler ? ».
13:32Oui, je voulais absolument aller lui parler. « Qu'est-ce que vous lui auriez dit ? ». La question que toute partie civile d'un procès pénal pose, c'est « pourquoi ? ». Je voulais vraiment savoir pourquoi.
13:47Vous ne vous levez pas ce jour-là dans l'avion ?
13:49Non, je ne me lève pas parce que des personnes m'ont dit suade, mais je ne me lève pas, non. En revanche, je m'écroule quand j'arrive à Roissy, je vais m'effondre.
13:59Des années plus tard, l'an dernier en l'occurrence, vous avez été face à Peter Sherry au tribunal au moment de son procès, et là vous vous êtes parlé, parce que c'est le seul moment du procès où d'une certaine manière il a accepté de parler, et il vous dit « c'était notre destin ».
14:14C'est ça. Il a parlé aussi également à Amélie qui était otage au Yémen, et à moi également. Oui, parce que je lui ai posé la question dont je lui ai dit « est-ce que je n'ai pas fait dans l'avion, je le fais maintenant », et il a considéré que c'était le destin et que peut-être on se retrouverait un jour pour continuer l'échange.
14:37Voilà, et également que ça faisait depuis l'âge de 20 ans qu'il imaginait ce procès-là.
14:46Qu'il attendait ce moment-là.
14:48Qu'il attendait ce moment-là, oui.
14:51Et une toute dernière chose, Sigalène Vincent, en lisant vos mots ces dernières années, il y a quelque chose qui est assez bouleversant, parce que tout le monde se demande comment on fait après, après avoir subi un attentat comme celui-là, et vous vous dites « on s'imagine vouloir vivre des choses gigantesques », vous dites « sauter en parachute », etc. Et en fait, la réalité c'est que c'est tout le contraire derrière.
15:11Pour moi et pour beaucoup d'autres j'ai l'impression que c'était tout le contraire, c'est de se simplifier à l'extrême en tant qu'être humain déjà, et se simplifier dans ses gestes de tous les jours, dans ses occupations.
15:23Moi je me suis terriblement simplifiée, je me contente de vivre au bord d'un étang, de le regarder vivre.
15:29Et ça, ça a duré un temps, parce qu'après on est toujours rattrapée par le dehors, avec lequel on doit normalement faire corps, la société, la collectivité.
15:37Et voilà, on revient aux autres que soit à un moment donné, mais les bonheurs restent des bonheurs simples.
15:46C'est quoi le dernier bonheur simple ?
15:48Je sais pas, j'ai dû aller dans l'Anse de Saint-Chamas, faire du paddle.
15:55C'est à côté de Martigues ?
15:56C'est à côté de Martigues, sur l'étang de Berre, et quand l'étang est tout calme, je prends mon paddle et j'observe les corps morants, les flamants roses, les égrets de Garzette, et ça me remplit de joie.
16:11Merci.
16:12Merci à vous.

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