TERRORISME - Même dans la bouche de François Molins, les mots ne semblent pas en mesure de décrire 2015 à la hauteur de son horreur. Une année comme une « spirale infernale » d’épisodes « tout à fait à part » qui « posent des enjeux hors normes ». Dans un long entretien au HuffPost, l’ancien procureur de la République de Paris revient sur ce qu’il a vécu lors de cette « annus horribilis », alors que la France a commémoré de mardi à jeudi les 10 ans des attentats de janvier, avant ceux du 13-Novembre à la fin de l’année.
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00:00Pour vous, 2015, est-ce que c'était hier ou est-ce que c'était il y a une éternité ?
00:04Non, non, c'est hier parce que je pense que c'est un souvenir qui est tellement fort et tellement présent
00:10que finalement, l'auteur n'a pas de prise.
00:13Donc, ce n'était pas du tout une éternité.
00:16C'est sûr, je vois bien que ce n'était pas il y a quelques mois, mais pour moi, c'était hier.
00:20Ça a commencé le 7 janvier avec la tuerie de Charlie Hebdo.
00:24Qu'est-ce que vous vous dites, vous, lorsque vous arrivez sur la scène ?
00:29On craint le pire, mais c'est une surprise et ça n'en est pas une.
00:36On va dire que c'est une demi-surprise parce qu'on n'est pas vraiment étonné
00:40dans la mesure où Charlie Hebdo fait l'objet de menaces de mort très fortes depuis 2006-2007.
00:47Il y a eu un attentat, d'ailleurs, qui les a contraints.
00:49Ça, c'était en novembre 2011, peu avant mon arrivée au parquet de Paris.
00:53L'immeuble qu'ils occupaient, Boulevard McDonald, avait été la cible d'un attentat
00:58au cocktail Molotov qui avait causé un incendie, ce qui l'avait obligé à partir ailleurs.
01:03Donc, la menace, elle est là et on sait qu'il y a de nombreux journalistes de Charlie Hebdo
01:08qui vivent sous protection policière hyper renforcée,
01:12qui est vraiment au top niveau des classifications,
01:17protection des personnalités.
01:19Donc, c'est une demi-surprise, mais c'est quand même une surprise
01:22parce que moi, je ne m'attendais pas à un bilan comme ça
01:24et je ne m'attendais pas à trouver douze morts, un mort en bas et onze dans la salle de rédaction.
01:30Ça, je n'aurais jamais imaginé ça.
01:33Donc, ça renvoie effectivement à un projet qui a été très mûri, très réfléchi,
01:38très pensé, très concerté en lien avec l'hyper cachère
01:42et vraiment une volonté de punir et de tuer.
01:46S'en suivent ensuite trois jours de trac.
01:50Vous, ce 9 janvier, où est-ce que vous êtes et qu'est-ce que vous faites ?
01:53Moi, j'ai pris la décision d'aller à Dammartin-en-Goual parce que le 9 au matin,
01:59je crois que c'est un vendredi, au moment où je regagne le bureau,
02:02j'ai eu une information téléphonique qui me dit que les couachers
02:06viennent d'être localisés à Dammartin-en-Goual dans l'imprimerie.
02:09Effectivement, qu'est-ce qu'ils vont faire à Dammartin ?
02:11Ça sera toujours une déclaration de ce dossier.
02:13Qu'est-ce qu'ils faisaient là-bas ?
02:14Et donc, j'ai pris la décision, dès que je suis arrivé au bureau,
02:18de repartir avec un membre de la section antiterroriste
02:22et avec ma chargée de communication,
02:24qui était toujours avec moi, qui me suivait partout pour être vraiment au plus près de l'événement.
02:28Et donc, j'étais effectivement à Dammartin,
02:31où on est resté dans une sorte de PC opérationnel avec le général Favier et le préfet
02:36et un certain nombre de collègues et d'intervenants
02:40pour donc voir l'évolution de la situation,
02:45jusqu'à ce qu'on décide, avec le préfet et...
02:50Il y avait le président de la République qui suivait ça, bien sûr, en direct.
02:52Le plan d'assaut du GIGN va être validé.
02:55Et alors, en réalité, on sait qu'on va donner l'assaut.
02:59On apprend en début d'après-midi qu'il y a eu des assassinats
03:04suivis d'une prise d'otages à l'Hypercacher.
03:06Et en réalité, effectivement, on se rend compte que
03:09les frères Kouachi se sont concertés avec Koulibaly.
03:12Ils se sont répartis les cibles.
03:14Ils ont agi de façon tout à fait coordonnée et concertée.
03:17Et Amélie Koulibaly vient compliquer considérablement la situation,
03:20en disant que si vous donnez l'assaut aux frères Kouachi,
03:22moi, j'abats tous les otages.
03:23Donc, ça, c'est une situation dans l'histoire de l'antiterrorisme
03:27qui est totalement inédite.
03:28Moi, je n'avais jamais vu ça de ma carrière
03:30et je n'avais jamais entendu parler de situations pareilles,
03:33de scènes de prise d'otages à gérer en direct.
03:36Donc, là aussi, c'est de nouveau remonter
03:41à l'autorité administrative et à l'autorité judiciaire.
03:47La décision a été prise de donner les assauts conjointement.
03:51Et en réalité, il n'y a pas eu d'assaut conjoint
03:53parce que, finalement, c'est les Kouachi
03:55qui, eux, ont donné l'assaut au GIGN
03:57dans la mesure où, quelques minutes avant 17h,
04:00on a vu la porte de l'imprimerie s'ouvrir
04:02et les deux frères Kouachi, lourdement armés,
04:04qui sont sortis en courant et en tirant avec leur fusil d'assaut sur le GIGN,
04:09qui les a neutralisés très rapidement.
04:11Et bon, une scène de crime était résolue.
04:15Les Kouachi étaient neutralisés.
04:17Et quelques instants après, donc, ça a permis à la BRI Red
04:23de donner l'assaut à l'Hypercacher et de neutraliser Koulibaly à son tour.
04:27Voilà.
04:28Entre Charlie Hebdo et l'Hypercacher, il y a l'attentat de Montrouge également.
04:33À ce moment-là, qu'est-ce que vous vous dites ?
04:37Quand vous qualifiez des faits, il faut aussi avoir un peu...
04:42Il faut savoir deviner, il faut avoir un peu d'intuition.
04:44Et Montrouge, moi, ça a immédiatement attiré mon attention
04:48parce que ce n'était pas neutre.
04:51Un policier municipal abattu à l'arme lourde, fusil d'assaut,
04:54alors qu'il intervient sur un banal accident de la circulation,
04:57il y a quelque chose qui ne colle pas.
04:58Il y a quelque chose qui ne colle pas.
05:00Ça colle d'autant moins que ça vient le lendemain de Charlie Hebdo.
05:03Donc, ça colle encore moins.
05:04Donc, en réalité, qu'est-ce qui s'est passé ?
05:05Moi, on n'avait pas la section antiterroriste de messages revendicatifs.
05:12On n'avait pas arrêté l'auteur.
05:13Il n'y avait pas de signe religieux du criminel,
05:17de son appartenance à Daesh ou à un autre minimum terroriste.
05:20On n'en savait rien.
05:22Par contre, on a essayé de raisonner en fonction des éléments objectifs qu'on avait.
05:25Et effectivement, on s'est dit le lendemain de Charlie Hebdo,
05:28dans un contexte, en réalité, suivant un attentat terroriste.
05:32Un homme seul, cagoulé, muni d'une arme lourde,
05:35arme d'assaut qui va tuer une policière, qui est une cible institutionnelle.
05:40Eh bien, on a clairement tous les éléments qui permettent de définir un acte terroriste.
05:44Donc, on prend.
05:45C'est ce qui m'a amené assez vite, je crois, en fin de matinée,
05:50à téléphoner à ma collègue, la procureure de l'inventaire, pour lui dire...
05:54C'était Catherine Denis, j'ai dit écoute, moi, avec des éléments comme ça,
06:00on prend, on estime qu'on est sur une qualification de terroriste
06:03et donc, on revendique qu'on va exercer notre compétence.
06:06Donc, on a récupéré le dossier tout de suite.
06:08Et en fait, on ne s'était pas trompé.
06:10On pense que vraisemblablement, son projet était plutôt d'aller à l'école juive.
06:16Il y avait le Yaakoub, qui n'est pas très, très loin,
06:19et de s'en prendre donc à la synagogue, à l'école juive.
06:22Et finalement, je pense que la présence de policiers municipaux
06:25sur un accident de la circulation qui n'était pas prévu,
06:27c'est un peu une cible d'opportunité qui, finalement, est facile à réaliser.
06:31Et je pense qu'il a profité de l'opportunité qui se présentait à lui.
06:35Est-ce qu'il y a une ou des images en particulier que vous gardez de ces trois jours ?
06:40Enfin, qui sont plus fortes que les autres, parce que j'imagine...
06:43Il y a la scène de la salle de rédaction, bien évidemment.
06:47Il y a la scène de la salle de rédaction de Charlie Hebdo, c'est évident.
06:52L'hypercafé, je n'y suis pas allé, j'y suis allé plus tard, après Damartin,
06:56quand je suis allé retrouver les collègues et le ministre de l'Intérieur qui étaient là-bas.
07:02Donc, je dirais la scène de la salle de rédaction, qui est horrible,
07:08avec des enchevêtrements de corps, des projections partout dans la salle, en plaçant.
07:13Et puis, effectivement, je n'oublierai pas non plus la scène des deux frères Coachie,
07:17à terre après leur neutralisation par le GIGN.
07:21Ça, c'est des images qui vous reviennent régulièrement ?
07:25C'est des choses... Je ne pense pas à ça en permanence,
07:29mais c'est des images, surtout la première, qui ne me quittera jamais.
07:32Et après ces trois jours, il y a aussi le 11 janvier des marches partout en France,
07:38et notamment une marche incroyable à Paris, immense.
07:44Quelles images vous gardez de ça, justement, de cette journée-là ?
07:48Pour moi, je n'ai pas participé, parce que j'ai toujours considéré,
07:52quand j'étais magistrat, que j'étais tenu à une obligation de réserve.
07:55Donc, j'ai toujours refusé de répondre à la question
07:58« Est-ce que vous êtes Charlie ou pas Charlie ? »
07:59J'ai toujours un peu refusé de répondre à ça, parce que ce n'est pas mon rôle.
08:02Moi, j'étais procureur, je faisais mon enquête et je n'avais pas rentré dans ce genre de débat.
08:06Mais moi, j'ai un souvenir très fort de ces images de manifestations
08:09que j'ai vues à la télé, comme beaucoup de gens,
08:11où j'ai vu effectivement mes concitoyens pactiser avec la police et les CRS,
08:18qui n'étaient pas si fréquents que ça.
08:21Et pour moi, c'est vraiment l'image de la dernière manifestation de concorde dans notre pays.
08:30Pour moi, il n'y a pas eu de manifestation de concorde en France depuis le 11 janvier 2015.
08:35Ça fait dix ans.
08:38Ça ouvre des champs de réflexion.
08:42Oui, moi, je pense aux Jeux olympiques, par exemple.
08:44Oui, mais...
08:46Mais ce n'était pas pareil.
08:46Oui, mais ce n'est pas pareil.
08:48Et puis, les Jeux olympiques, il n'y a pas que des Français.
08:51Vous me direz, il y avait aussi des chefs d'État étrangers.
08:54Le nombre de chefs d'État étrangers, c'est la population française qui est là
08:57et qui défile, qui fait cette marche.
08:59Les Jeux olympiques, ce n'est pas pareil.
09:00C'est beaucoup plus universel et universaliste.
09:04Et donc, encore aujourd'hui, vous ne diriez pas je suis Charlie...
09:09Non, parce que je n'ai jamais voulu rentrer dans ce débat.
09:13Moi, après, j'ai essayé de l'expliquer dans le livre que j'ai écrit.
09:15Je suis un très fervent partisan de la liberté d'expression
09:19que je défends totalement et jusqu'au bout.
09:23C'est vraiment un combat qu'il faut mener
09:26et qui renvoie d'ailleurs au pourquoi de l'attentat de Charlie Hebdo.
09:33Les gens qui ont commis l'attentat de Charlie Hebdo,
09:35c'est des gens, en réalité, qui réfutent
09:40la liberté d'expression,
09:42qui ne veulent pas entendre parler de la liberté de basse-femmée
09:45et qui, en réalité, commettent un attentat
09:47qui est vraiment lié contre les valeurs de la société occidentale.
09:51C'est ça.
09:52En voulant créer une sorte de chaos qui pourrait
09:57mener à l'affrontement des communautés...
10:02de la communauté française contre la communauté musulmane française.
10:05Un peu ce qui s'est passé en Irak et arrivé à un climat de guerre civile
10:09dont on essaierait de tirer profit.
10:11Mais c'est vraiment une guerre contre les valeurs de notre pays.
10:15Toute cette année 2015, donc de Charlie Hebdo au 13 novembre,
10:20quelle place elle tient dans toute votre carrière ?
10:23L'année 2015, c'est une anus horribilis.
10:26C'est des épisodes qui sont tout à fait à part.
10:29Il y en a plusieurs comme ça.
10:30Moi, je n'aime pas faire trop de différence entre les attentats terroristes,
10:33mais c'est vrai qu'il y a des attentats absolument majeurs.
10:35Il y a Mera, il y a Charlie Hebdo, il y a vendredi 13, il y a Nice.
10:41Pour parler des plus grands.
10:43Donc, ce sont effectivement des attentats, si vous voulez,
10:48qui en réalité posent des enjeux qui sont véritablement des enjeux hors normes
10:52et qui vous obligent en réalité pour répondre comme il faut à ces situations
10:59et arriver à gérer correctement l'après attentat et l'enquête que vous avez menée.
11:04Ça vous oblige à adapter votre organisation
11:07et à partir vers des organisations de crise.
11:09Là, la réponse adaptée, ça a été comme pour Mera et comme pour vendredi 13.
11:14Ça a été la décision d'armer la cellule de crise.
11:17Donc, on a appelé des renforts au sein du parquet de Paris
11:20et on a constitué une équipe en réalité qui a représenté 35 procureurs,
11:24une douzaine de greffiers,
11:26grâce à laquelle on a pu monter une sorte de cellule d'état-major,
11:30une cellule de crise qu'on a faite fonctionner pendant quasiment deux semaines.
11:3424 heures sur 24, samedi, dimanche compris, bien sûr.
11:38Et durant toute cette année, vous, vous allez notamment faire régulièrement
11:42des conférences de presse qui ont beaucoup été montrées en exemple
11:47parce qu'elles étaient très claires avec des mots qu'on qualifierait de simples.
11:53Il n'y avait pas de questions de journalistes, mais un exposé très factuel.
11:57Des fois, il y avait quelques questions, je ne m'excépterais pas trop.
12:01Quels étaient vos objectifs, vous,
12:03quand vous prépariez une conférence de presse et quand vous la donniez ?
12:07D'abord, il faut savoir que la communication, elle fait partie du métier de procureur
12:10parce que la loi, le code de procureur pénal donne un monopole en réalité au procureur.
12:15Le procureur, c'est le seul à qui la loi permet de communiquer sur une enquête.
12:19Il peut des fois déléguer ça à des policiers pour des affaires de moindre importance,
12:24mais c'est lui qui doit communiquer.
12:26Et un attentat terroriste à cette ampleur, ça crée toujours finalement dans la société,
12:31dans le pays, dans l'esprit des jeunes, une situation de chaos.
12:34Et dans la situation, dans une situation de chaos,
12:37il faut nommer les choses et mettre des mots sur les choses.
12:42Donc, je pense que dans les situations comme ça,
12:46on a besoin d'une parole qui soit claire, qui soit précise, qui soit rigoureuse et qui soit vraie.
12:54Donc, ce n'est pas la parole du politique qui est quand même un petit peu démonétisée.
12:59On la vit souvent dans ce genre de circonstances.
13:02Et c'est effectivement tout l'avantage de la parole d'un procureur qui est magistrat
13:06et qui va parler en étant obligé de respecter certains principes.
13:10Le procureur, quand il communique, il doit respecter la présomption d'innocence.
13:13Bon, vous me direz que c'est pas la chose la plus importante
13:19quand les auteurs ont tous été neutralisés par la police.
13:23Mais bon, il faut respecter la présomption d'innocence, il faut respecter la dignité des victimes.
13:26Il y a des choses qu'on ne peut pas s'autoriser à dire.
13:29Et il faut essayer d'assurer la confidentialité des investigations.
13:33Donc, le procureur, en respectant tout ça et en naviguant entre tout ça,
13:37il est là, effectivement, pour expliquer ce qui s'est passé,
13:40expliquer les mesures qu'il a prises dans le cadre de sa compétence
13:43et donner un maximum d'éléments aux gens pour qu'ils soient informés,
13:46qu'ils comprennent ce qui se passe et qu'ils comprennent, en fait,
13:49que les composantes de l'État qui doivent s'occuper de tout ça,
13:53en l'occurrence la justice, font leur travail.
13:55Et qu'il y a des gens qui sont donc en place pour expliquer ce qui s'est passé,
13:59retrouver les auteurs en fuite, retrouver les complices.
14:02Et être en mesure, effectivement, de pouvoir rendre compte, en fait,
14:07de l'action de la police judiciaire et de la justice.
14:09Vous avez notamment permis de faire découvrir l'expression
14:12« appartement conspiratif ».
14:16Vous vous attendiez à ce que ce soit remarqué, cette expression ?
14:18Non, parce que l'expression que j'employais depuis longtemps, en fait,
14:22qui venait du terrorisme basque.
14:24On employait beaucoup ça à l'époque du terrorisme basque.
14:27Mais c'est une expression qui est parlante.
14:29Un appartement conspiratif, c'est un appartement
14:32dans lequel, effectivement, vous allez cacher votre logistique,
14:35dans lequel, effectivement, vous allez vous abriter.
14:37Dans le cadre de la conspiration, l'association de malfaiteurs,
14:40c'est une conspiration, c'est une conspiracy, on dirait en anglais.
14:44Donc, c'est assez parlant.
14:47Je ne veux pas penser que ça retiendrait l'attention des médias comme ça.
14:50Effectivement, ça m'a même un peu amusé, ça.
14:53Et vous aviez aussi cette image de...
14:56On a beaucoup dit que vous étiez rassurant.
14:59Est-ce que vous savez à quoi c'est dû ?
15:01Alors, on ne l'a pas vu de suite, ça.
15:04Et dans la communication qu'on a voulu délivrer,
15:06ce facteur rassurant n'existait pas, au tout début.
15:10Nous, on communiquait vraiment avec mon équipe
15:13pour expliquer ce qui s'était passé et donner aux gens
15:16tous les éléments d'information qu'on pouvait leur donner
15:19pour être le plus transparent possible.
15:20Parce que c'est vrai que la transparence, ça peut aussi juster la confiance.
15:23Et dans ces périodes de défiance vis-à-vis de la judice, ça peut être important.
15:27Donc, au début, ce n'était pas pour rassurer.
15:29Mais effectivement, après Mera et Charlie Hebdo,
15:33on a commencé à nous dire qu'on rassurait.
15:36Et je reconnais que c'est quelque chose, effectivement,
15:38qu'on a intégré dans notre façon de fonctionner,
15:42à telle enseigne qu'à un moment donné,
15:45on continuait à avoir des attentats,
15:46mais qui étaient peut-être un peu moins importants.
15:48La question qu'on s'est posée, c'est de savoir
15:50si on allait continuer à communiquer ou pas.
15:52Et moi, une grande partie de mon équipe voulait qu'on arrête
15:54parce que c'est beaucoup de travail, c'est quand même assez lourd.
15:57Et je n'ai pas voulu, c'est-à-dire que j'ai tenu bon.
16:00J'ai dit non, non, on va continuer.
16:02On communiquera sur chaque attentat ou tentative d'attentat
16:06parce que je pense que les gens ont besoin d'entendre ce qu'on a à leur dire.
16:11Et dans la période dans laquelle on vit, je pense que si on avait arrêté,
16:15la société n'aurait pas compris et nos concitoyens se seraient demandé pourquoi,
16:20du jour au lendemain, il n'y avait plus de communication sur cet attentat.
16:22Je pense que, avec les théories complotistes et tout ce qu'on connaît,
16:26on aurait alimenté une théorie consistant à dire que finalement,
16:29on cachait quelque chose.
16:30Donc, on a continué jusqu'au bout.
16:33Et aujourd'hui, d'un point de vue personnel, si je peux me permettre,
16:36comment est-ce que vous vivez d'être l'un des visages de cette année 2015 ?
16:41On pense beaucoup à vous quand on pense à l'année 2015.
16:44Moi, j'aurais préféré dans l'absolu que mon visage reste dans l'anonymat
16:49dans lequel j'étais et qui me convenait bien.
16:52Mais bon, c'est quelque chose qui faisait partie de la responsabilité
16:57que j'avais à l'époque.
16:59Et d'un autre côté, communiquer, c'est le chef qui devait communiquer.
17:04Et c'est sûr qu'en communiquant, je m'exposais.
17:07Mais s'exposer, ça fait aussi partie de ma responsabilité.
17:10Donc, je n'ai pas vraiment eu le choix.
17:12Au début, ça m'a peut-être effectivement un peu gêné
17:16parce que ce n'est pas quelque chose que j'ai recherché.
17:18Mais bon, j'ai fait avec, on dirait.
17:22Et vous le disiez tout à l'heure, vous avez vu,
17:24vous étiez l'une des premières personnes à chaque fois,
17:27quasiment sur les scènes d'attentats.
17:30Vous avez vu le Charlie Hebdo, vous êtes rentré.
17:32Vous dites même que vous êtes rentré trois fois dans le Bataclan.
17:36Comment est-ce que vous avez tenu le choc ?
17:39On ne sait jamais pourquoi et comment on tient le choc.
17:41Pourquoi est-ce qu'il y en a qui tiennent le choc et d'autres qui ne le tiennent pas ?
17:44Je pense que ça renvoie à des formes de personnalité,
17:48à des coefficients de solidité.
17:51Moi, je pense que ce qui m'a beaucoup aidé,
17:53c'est que d'abord, j'étais dans un cadre familial,
17:57conjugal, familial sécurisant.
18:01Mon épouse m'a bien assisté à sa façon.
18:08Je pense que ce qui m'a aidé aussi beaucoup,
18:09c'est la foi dans ce que je fais et la passion que j'ai pour mon métier.
18:14Et puis aussi, ce qui m'a beaucoup aidé, c'est peut-être deux dernières choses.
18:18C'est d'abord la conscience que,
18:21je pense que quand vous êtes face à des situations comme ça,
18:24vous avez conscience que vous êtes face à des enjeux qui sont véritablement énormes.
18:28Et en réalité, je l'ai vu dans le fonctionnement des équipes au niveau du parquet de Paris.
18:32Dans ce genre de situation, on s'aperçoit en réalité qu'on est capable de choses
18:37qu'on n'aurait jamais pensé être capable d'accomplir.
18:41Donc finalement, l'événement, quelque part, va vous transcender
18:44et vous amener à faire des choses que vous n'auriez jamais imaginées.
18:48Imaginez être en capacité de faire.
18:50Ça, c'est la première chose.
18:52Donc, se transcender au regard des enjeux et le courage collectif.
18:57Parce qu'un parquet, c'est une équipe.
18:59Et dans une équipe, quand on se serre les coudes,
19:02effectivement, on est beaucoup plus fort.
19:04Et le courage permet aussi beaucoup de choses.
19:09Vous avez eu besoin d'en parler après avoir vécu ça,
19:14par exemple à un psychologue ou une psychologue ?
19:17On a vu un psychologue parce qu'on avait vu, on se regardait,
19:22on s'observait beaucoup les uns les autres.
19:24Et donc, on avait bien vu qu'il y avait quelques collègues qui n'allaient pas bien du tout.
19:27Donc, j'avais demandé à l'époque à Madame Taubira, qui est des gardes des sceaux,
19:30d'avoir un psychologue qu'on a eu tout de suite.
19:32Et donc, du coup, on a été une dizaine à aller le voir.
19:35Et certains allaient, d'autres, effectivement, allaient moins bien.
19:39Ils ont eu besoin d'un suivi.
19:41Mais c'est la nature humaine.
19:45Qu'est-ce que vous pensez que la justice a appris de cette année 2015 ?
19:51La justice, elle a beaucoup appris parce que
19:55elle a eu, effectivement, chaque fois qu'on avait un attentat majeur,
19:59on essayait de corriger les défauts de nos organisations
20:02en faisant ce qu'on appelle des rétex.
20:04Les militaires en font souvent.
20:06C'est-à-dire que vous faites un débriefing entre les acteurs.
20:08Là, c'était les acteurs police, justice.
20:10Et pour essayer d'identifier ce qui a bien marché,
20:13ce qui a mal marché, pour le corriger la fois d'après.
20:17Donc, les attentats et la gestion des attentats ont permis
20:20d'identifier un certain nombre de défauts,
20:24d'anomalies ou de dysfonctionnements dans le traitement
20:27apporté par le parquet et la police judiciaire sur l'enquête elle-même,
20:31sur les victimes, sur la médecine légale.
20:33Et chaque fois, on s'est attaché à le corriger.
20:36Et en essayant toujours d'être meilleur pour le coup d'après.
20:39Le problème, c'est que même en se corrigeant chaque fois,
20:43ça n'a jamais été parfait.
20:44Bon, je veux dire, c'est peut-être un peu dans l'ordre des choses aussi.
20:48Il faut peut-être aussi l'accepter.
20:50Et la deuxième chose, c'est qu'en fait, ces attentats,
20:56Charlie et Vendredi 13, mais ça commence avec Charlie,
20:58en fait, nous ont obligé à repenser la réponse judiciaire dans sa globalité.
21:04C'est-à-dire que les enjeux étaient tels et les dégâts,
21:07comme ils étaient tels, qu'on a travaillé différemment.
21:12On s'est beaucoup rapproché, les relations ont été beaucoup resserrées
21:16avec les services de renseignement des GSI, des GSE.
21:20On s'aperçoit que souvent, le temps du renseignement a été plus court.
21:23C'est-à-dire que la justice s'est intervenue plus tôt,
21:25puisque c'est la justice qui fait interpeller.
21:28Donc, il y a eu des tas de dossiers dans lesquels on a judiciarisé
21:31les renseignements plus vite.
21:33Donc, dans lequel le temps du renseignement a été un peu plus court
21:35et où la justice s'est intervenue un peu plus tôt.
21:38Et puis, on a tiré des conséquences de tout ça,
21:41effectivement, sur la politique qu'on suivait.
21:43C'est-à-dire que Charlie Hebdo, c'est un peu une date,
21:47est arrivé à un temps où on a considéré que tous les gens qui étaient partis en Syrie
21:52pour rejoindre le Daesh, à partir de Charlie Hebdo,
21:56ils avaient rejoint une organisation terroriste
21:58qui avait pour but de commettre des crimes contre les personnes
22:01et que ce faisant, on était autorisés à penser
22:07qu'ils avaient rejoint une organisation de terroristes criminels,
22:11qu'ils appartenaient donc à une association de malfaiteurs terroristes criminels,
22:14c'est-à-dire tentant de réclusion criminelle au lieu de dix ans de prison
22:18et donc qu'ils étaient justiciables de la Cour d'assises spéciales.
22:22Donc, on a criminalisé comme ça plus de 80 cas.
22:29On a aussi décidé de judiciariser les femmes.
22:32Jusqu'à cette époque, on s'intéressait à vrai dire peu aux sortes des femmes,
22:37certainement par ultra grande naïveté,
22:39considérées que ce n'était pas le sujet, qu'elles avaient suivi leur mari
22:42et qu'elles vaquaient là-bas à des tâches domestiques, culinaires ou maternelles.
22:47Et en réalité, on s'est rendu compte qu'elles pouvaient avoir un degré de radicalisation
22:52et de nuisance qui était largement égal, parfois même supérieur,
22:57à celui des djihadistes et qu'elles avaient véritablement une place particulière
23:01dans la construction du califat.
23:03Et le jour où on a compris ça, effectivement,
23:06on les a toutes faites interpeller au bas de la passerelle d'avion,
23:10chaque fois qu'elles revenaient en France, pour les mettre en garde à vue et les entendre,
23:14et donc regarder ce qu'elles avaient fait.
23:18Et on a eu effectivement des dizaines et des dizaines de femmes,
23:21à partir de cette époque, qui ont été poursuivies
23:24pour association de malfaiteurs terroristes devant le tribunal correctionnel de Paris.
23:27On oublie souvent que vous avez eu 6000 djihadistes européens
23:32qui sont partis rejoindre Daesh.
23:34Il y en a 2100 français.
23:36On a envoyé 31 ou 32% du contingent européen.
23:40C'est considérable. Un seul pays, le nôtre.
23:43Peut-être une dernière question que je voulais vous poser.
23:45Comment est-ce que vous jugez aujourd'hui le travail que vous avez fait sur cette année 2015 ?
23:52Est-ce que vous avez des regrets ?
23:55Alors, des regrets, bien sûr, parce que rien n'est jamais parfait.
24:03Il y a eu des loupés sur...
24:05D'abord, cette époque est très frustrante parce qu'on a beau toujours mieux travailler,
24:09on n'arrive pas à endiguer le flot des attentats.
24:11Donc, on peut même parfois avoir une forme de culpabilité collective face à des attentats,
24:18en se disant que si ce qui se produit, c'est qu'on n'a pas été suivi d'un moment pour les enrier.
24:22Ce n'est pas toujours facile à vivre non plus.
24:24Même s'il n'y a pas de dysfonctionnement majeur.
24:26Donc, ça n'a pas été parfait.
24:27On a toujours essayé de s'améliorer.
24:28Mais pour autant, on était dans une sorte de spirale infernale
24:32où on avait beau travailler, réfléchir à améliorer nos dispositifs,
24:35les attentats revenaient.
24:37Donc, effectivement, c'est dur à vivre.
24:39Mais avec le recul, moi, je trouve franchement que
24:44le parquet de Paris a été à la hauteur des enjeux.
24:49Grâce à une équipe qui était avec moi, une équipe de jeunes qui était vraiment extraordinaire.
24:54Et franchement, je pense qu'on a été à la hauteur des enjeux.
24:57Et que je pense qu'il aurait été difficile de faire mieux, franchement.
25:04C'est vrai que ce n'est pas parfait, mais il aurait été difficile de faire mieux.
25:07On a vraiment tout fait pour faire du mieux que l'on pouvait.
25:19Sous-titrage Société Radio-Canada