Jean-Marc Jancovici, président du think tank « The Shift Project », membre du haut conseil pour le climat, est l'invité de 7h50, pour évoquer une vaste enquête auprès des agriculteurs français pour parler de leur rapport à la lutte contre le changement climatique. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-jeudi-12-decembre-2024-4699533
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00:00Il est 7h48, Sonia Devillers, votre invité est le Président du Shift Project.
00:09Voilà, c'est un think-tank qui rend aujourd'hui les conclusions d'une très vaste consultation
00:14menée auprès de 7700 agricultrices et agriculteurs partout en France, alors que nombre d'actions
00:20ont été menées encore hier par le monde paysan qui dit sa colère, et notamment contre
00:25la classe politique.
00:27Bonjour Jean-Marc Lankovici, depuis un an et demi, vous travaillez d'arrache-pied à
00:32la remise d'un rapport très fouillé pour tendre vers une agriculture.
00:35Je vous cite « bas carbone, résiliente et prospère ». Vous avez réuni récemment
00:41tous les syndicats agricoles pour débattre de vos propositions, ça a été musclé.
00:45Mais d'abord, vous l'ingénieur, vous devenu le pape du climat avec votre bande dessinée,
00:50vendue à plus d'un million d'exemplaires dans 30 pays, figure à la fois populaire
00:55et consultée par les responsables politiques.
00:57L'agriculture, la vie des agriculteurs, le vivant, la biodiversité, ça ne faisait
01:03pas partie de vos sujets ?
01:04Alors le vivant et le climat, il y a quand même un petit lien, on voit que sur Mars
01:12où l'atmosphère n'est pas exactement la même, le système climatique n'est
01:15pas exactement la même, la vie n'est pas exactement la même non plus.
01:17L'agriculture, c'est quelque chose qu'on n'avait pas évoqué jusqu'à maintenant
01:21tout simplement parce qu'on n'avait pas eu les moyens de s'y attaquer.
01:24L'agriculture, c'est compliqué.
01:25Le climat, c'est compliqué, mais l'agriculture, c'est bien pire.
01:27Oui, absolument, parce que ça implique le vivant.
01:30Le climat, c'est un système physique, j'ai envie de dire, donc c'est compliqué,
01:34mais d'une complexité limitée.
01:36L'agriculture, ça implique le vivant, ça implique la culture, parce que l'alimentation,
01:41c'est plein de traditions culturelles.
01:42Dominique Seux en parlait à l'instant, ça implique aussi de la complexité réglementaire
01:46et pas qu'un peu.
01:47Moi, je n'ai toujours pas compris dans ces détails ce qu'était la PAC, c'est
01:50un truc juste.
01:51La politique agricole commune.
01:52Oui, c'est l'œuvre d'une vie d'arriver à comprendre exactement ce qui se loge là-dedans.
01:55Donc, c'est extrêmement compliqué et pour autant, c'est indispensable.
01:59Et en fait, on a un peu tendance à l'oublier, nous, les urbains, pour lesquels la nourriture
02:04sort du supermarché.
02:05Jusqu'à maintenant, on n'avait pas eu les moyens, notamment parce qu'on voulait
02:09au Chiffre Project attaquer ce sujet-là avec une indépendance éditoriale complète.
02:13Or, quand on fait financer un projet par des gens qui sont les gros gagnants du moment,
02:19il y a toujours un petit risque, même si au Chiffre Project, on est assez vigilant
02:21là-dessus.
02:22Qu'à un moment, on ne puisse pas faire les choses ou on ne puisse pas chercher exactement
02:25ce qu'on a envie de chercher.
02:26Alors, qu'est-ce qui vous intéresse, vous, l'expert du climat, dans l'agriculture ?
02:29C'est qu'entre sécheresse et inondation, ce secteur subisse plus que d'autres le
02:34changement climatique ou bien que ce secteur pollue plus que d'autres ou, disons, influe
02:41plus que d'autres sur le climat ?
02:42Alors, le lien est double.
02:43D'une part, l'agriculture est extrêmement dépendante du climat.
02:47Il faut quand même rappeler que la sédentarisation de notre espèce, qui a démarré il y a 10
02:50000 ans, est due à la très grande stabilité du climat qui a démarré il y a 10 000 ans.
02:55Avant, le climat a connu une grande instabilité qui était le passage de l'ère glaciaire
02:59à l'ère actuelle.
03:00Et pendant cette époque-là, notre espèce ne pouvait être que nomade parce qu'on ne
03:04pouvait pas s'installer quelque part, commencer à développer une agriculture qui aurait
03:07été immédiatement, alors immédiatement à l'échelle de quelques siècles, mais
03:10quand même, c'était immédiatement à l'époque, était mise à mal par des conditions
03:13climatiques qui auraient changé.
03:14Donc, en fait, la stabilité climatique, c'est ça qui a permis le développement
03:18de civilisations sédentaires agricoles.
03:20Donc, le lien dans ce sens-là, il est très, très fort.
03:22Une déstabilisation du climat déstabilise et ça a déjà commencé.
03:26Vous avez des agriculteurs dans la consultation qu'on a faite qui nous ont dit avant, on
03:29avait une mauvaise récolte tous les 20 ans, puis ça a été tous les 10 ans, maintenant,
03:32c'est tous les 3 ans.
03:33Donc, dans ce sens-là, il y a une déstabilisation.
03:35Et dans l'autre sens, il se trouve que l'agriculture est responsable d'à peu près 20% des
03:39émissions planétaires de gaz à effet de serre.
03:4130% si on rajoute la déforestation, qui est un processus amont, puisque en gros, on
03:45coupe des forêts, on détruit des mangroves, etc.
03:48C'est devenu une activité quasi minière.
03:51Alors, c'est une activité quasi minière parce que ce qui a permis l'explosion des
03:54rendements agricoles, qui ont été en gros multipliés par 5 pour les céréales en France
03:58entre 1945 et 1975, c'est l'arrivée du pétrole pour la mécanisation, les tracteurs, etc.
04:06L'arrivée du pétrole et du gaz pour la fabrication des engrais et des phytosanitaires.
04:10Et l'arrivée du pétrole pour les camions à l'aval, on a tendance à oublier ça, ce
04:13qui a permis de spécialiser les régions de production parce que tant qu'on n'a pas
04:17des transports importants à l'aval, on ne peut pas spécialiser les régions de
04:21production. Donc, l'agriculture aujourd'hui est massivement spécialisée.
04:24On a mis toutes les vaches en Bretagne, tous les cochons en Bretagne, tout le
04:27maïson sud-ouest, etc.
04:29Il faut des transports dans tous les sens.
04:31Et d'ailleurs, vous, vous plaidez pour déspécialiser les régions.
04:33Absolument. Il faut des transports intermédiaires et par ailleurs, vous privez de la
04:36possibilité d'utiliser les excréments animaux pour la fertilisation des cultures.
04:41Parce que si les animaux ne sont pas au même endroit que les cultures, vous n'avez plus
04:44cette possibilité. C'est la raison pour laquelle, dans l'ancien temps, c'était la
04:47polyculture élevage où, en gros, les animaux servaient à fertiliser les cultures
04:51végétales.
04:52Donc, aujourd'hui, l'agriculture est massivement dépendante des combustibles
04:56fossiles et c'est un sujet en tant que tel.
05:00Parce que ça veut dire que si on veut une agriculture qui ne le soit plus massivement,
05:03il va falloir l'organiser autrement.
05:05D'accord. 8000 agriculteurs consultés sur leurs pratiques, sur leurs envies.
05:10Un immense sondage pour ne pas être totalement déconnecté, faire du jus de crâne à
05:14Paris, loin du terrain et de la réalité de ce que vivent.
05:17Ce que vit le monde paysan aujourd'hui, le monde paysan très en colère.
05:20Et il y a une réponse qui est très surprenante, c'est que 90% des paysans que
05:24vous avez interrogés sont prêts à changer, prêts à changer du moment
05:28qu'ils peuvent continuer à bouffer.
05:30Alors, et à nous faire bouffer.
05:32Et à nous faire bouffer. Oui, non, mais c'est vrai.
05:34Oui, alors ce sur quoi on a mis le doigt avec ce sondage, c'est qu'en gros, le
05:37principal frein à ce que l'agriculture réponde aux attentes environnementales
05:41de la société, je vais le dire comme ça, tout en continuant quand même, parce que
05:44c'est quand même ça son but premier, à produire de quoi nous nourrir.
05:47C'est une limite économique. En gros, les agriculteurs nous disent nous, on est
05:51prêts à faire des choses qui vont dans le sens des attentes sociétales, utiliser
05:55moins de phytosanitaires, diversifier les cultures, etc.
05:58Juste, on ne veut pas que ça, pardon du mauvais jeu de mots, nous mettent sur la
06:02paille. D'accord.
06:03Il faut savoir qu'aujourd'hui, la valeur ajoutée qui va aux agriculteurs quand on
06:07passe le magasin et qu'on paye le ticket de caisse, c'est 7%.
06:12Donc, quand vous sortez du magasin, il y a 7% de ce que vous avez payé à la caisse
06:15du magasin qui va aux agriculteurs.
06:17C'est extrêmement peu.
06:19Comme aujourd'hui, la nourriture coûte à peu près 15% de ce qu'ils gagnent aux
06:22Français. Vous faites 7% de 15%.
06:24Vous voyez ce que ça donne. Ça veut dire qu'en gros, vous avez 1% de ce que vous
06:28gagnez, de votre salaire, du mien, etc.
06:30qui va vraiment payer la nourriture, la denrée agricole qui nous nourrit.
06:32Donc, en fait, ça ne coûte rien. C'est ridicule.
06:34Ça ne coûte rien. La dépense alimentaire de la population, c'était un quart de ce
06:38que les gens gagnaient il y a un siècle.
06:40Et là dedans, en plus, je ne sais pas comment était compté l'autoproduction parce
06:43qu'on était dans une France rurale où plein de gens avaient un potager, un
06:46poulailler, un clapier, etc.
06:49Et là dedans, les gens faisaient la cuisine.
06:50Donc, ce que vous achetiez, c'était aux gens du coin, des patates, des œufs, du
06:53poulet, des poireaux et vous faisiez le fricheti vous-même.
06:56Alors qu'aujourd'hui, vous achetez essentiellement des trucs déjà transformés,
06:58emballés, précuisinés, etc.
07:00Donc la question du prix, Jean-Marc Jancovici, parce qu'elle est primordiale, elle est
07:04centrale.
07:04Elle est absolument centrale. Et ça explique aussi, pour faire le lien avec une
07:07actualité récente, pourquoi est-ce que les paysans français sont si hostiles aux
07:11Mercosur ?
07:12Oui, c'est donc cet accord de libre-échange signé avec les pays d'Amérique du Sud.
07:15En fait, ça veut dire pour eux qu'on va leur demander de progresser sur le plan
07:19environnemental en les mettant en concurrence avec des gens qui n'ont pas les
07:22mêmes obligations qu'eux.
07:24Et en fait, sur les mesures économiques qu'ils souhaitent pour pouvoir faire
07:28différemment, la mesure qui arrive en tête dans toute celle qu'on a testée auprès
07:32d'eux, c'est protéger l'agriculture de la concurrence internationale.
07:36C'est le truc qui arrive en tête.
07:37D'accord. Et vous, vous qui préconisez justement des mesures pour
07:41arriver à une agriculture bas carbone, résiliente, vous allez nous dire ce que
07:44ça signifie d'ailleurs, résiliente et prospère, vous êtes pour un retour au
07:47protectionnisme ? Vous êtes pour limiter la mondialisation ?
07:50Je suis pour une forme de protectionnisme, mais qui est déjà en train d'arriver.
07:54Alors d'abord, il faut bien voir qu'en ce moment, on est en train d'assister à un
07:56retour massif de l'arrière politique quand vous regardez ce qui est en train de se
07:59passer dans les divers pays du monde.
08:02Et par ailleurs, ce protectionnisme, il arrive déjà avec, par exemple, ce qu'on
08:06appelle la taxe carbone aux frontières, qui n'est pas vraiment une taxe carbone,
08:09mais peu importe, c'est déjà une forme de protectionnisme.
08:11C'est un protectionnisme basé sur la norme et pas basé sur les prix, mais c'est une
08:15forme de protectionnisme. Et moi, je suis extrêmement favorable à ça parce que vous
08:19pouvez pas mettre en compétition des gens qui ont des obligations avec des gens qui
08:23ne les ont pas. Ça flotte pas, ça marche pas.
08:26Deux mesures parmi les multiples que vous proposez, réduire de 70% le recours aux
08:31engrais minéraux azotés. Pourquoi ?
08:34Alors, il y a deux raisons à cela.
08:36La première, c'est que c'est un facteur d'émission très important.
08:39En fait, dans les cultures végétales, le premier facteur d'émission à l'hectare,
08:43contrairement à ce qu'on pourrait penser, c'est pas les émissions du tracteur, c'est
08:46les émissions liées aux engrais et elles sont de deux natures.
08:48D'abord, il faut les fabriquer et fabriquer les engrais, c'est essentiellement casser
08:52en plusieurs morceaux des molécules de gaz naturel, de méthane, pour récupérer
08:56l'hydrogène qu'on va associer à de l'azote pour faire de l'ammoniaque, puis des
08:59engrais. Et le carbone part dans l'air sous forme de CO2.
09:02Donc, ça émet plein de CO2 de fabriquer les engrais.
09:04Et par ailleurs, quand on les épend, vous avez un gaz qui fait suite à l'épandage de
09:08ces engrais, qui s'appelle du protoxyde d'azote, qui est un des principaux
09:12contributeurs de l'agriculture aux émissions de gaz à effet de serre.
09:15C'est la fin de cette interview, c'est parce qu'on a encore douze mille questions
09:18à vous poser, mais vous viendrez.
09:19Merci Jean-Marc Jancovici.
09:21Merci Sonia Devillers.
09:22Il est 7h58.