"Les hommes et les femmes, même ici, même à cette époque très moderne, n’habitent pas vraiment la même réalité."
BRUT BOOK. Et si les femmes et les hommes n'écrivaient pas les mêmes histoires ? Et s'ils ne les racontaient pas de la même façon ? Et s'ils ne traitaient pas des mêmes sujets ? Autant de questions dont nous avons discuté avec Julia Kerninon à l'occasion de la sortie de son nouveau livre, "Le passé est ma saison préférée" publié chez Julliard.
BRUT BOOK. Et si les femmes et les hommes n'écrivaient pas les mêmes histoires ? Et s'ils ne les racontaient pas de la même façon ? Et s'ils ne traitaient pas des mêmes sujets ? Autant de questions dont nous avons discuté avec Julia Kerninon à l'occasion de la sortie de son nouveau livre, "Le passé est ma saison préférée" publié chez Julliard.
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00:00Les hommes et les femmes, même ici, même à cette époque très moderne,
00:04n'habitent pas vraiment la même réalité.
00:06Nous n'habitons pas la même réalité.
00:08Pour des raisons de loi, des raisons d'habitude,
00:12c'est pas du tout la même chose de traverser cette vie
00:15dans un corps de femmes ou dans un corps d'hommes.
00:17En tant que femme, et en parlant avec d'autres femmes,
00:19et en lisant de plus en plus de livres où d'autres femmes
00:21vont dans la même direction que moi aussi,
00:23ce qui me fait me dire que je suis pas complètement folle,
00:25je crois que nous, à cause de la place qui nous est assignée,
00:28notre rapport au monde n'est pas du tout le même.
00:30Notre rapport au corps n'est pas le même.
00:32Notre rapport aux choses pragmatiques de la vie n'est pas le même.
00:36Notre rapport à l'espace extérieur n'est pas le même,
00:39à la sécurité, à la vieillesse n'est pas le même.
00:42On est en contact avec souvent tout ce que les hommes ne veulent pas gérer.
00:46Donc on a toutes sortes de choses que moi je trouve intéressantes à dire
00:50sur l'organisation domestique, la cuisine, l'injustice,
00:56tous les moments où personne n'a envie d'écouter ce qu'on a à dire,
00:59tous les moments où on pense entre nous,
01:01parce qu'on n'a pas le droit de dire ça publiquement.
01:04Toutes ces choses sont encore un peu floues,
01:06je n'ai pas fini d'explorer, mais je pense que c'est là,
01:08notamment, je veux dire, je ne pense pas que la structure
01:13de la littérature que je définis comme masculine
01:15serait purement une question littéraire.
01:17Je pense qu'elle traduit une façon radicalement différente
01:20de considérer le monde.
01:22Je m'appelle Julia Carninon, et j'ai écrit un livre
01:24qui s'appelle Le passé est ma saison préférée, aux éditions Julliard.
01:28C'est un livre qui se concentre sur la figure de Gertrude Stein,
01:32qui est une autrice, collectionneuse, figure américaine,
01:37qui a vécu à Paris la plus grande partie de sa vie.
01:39Et je raconte comment Gertrude Stein est entrée dans ma vie
01:41quand j'étais petite, quand ma mère m'en a parlé,
01:43et comment d'une certaine façon elle a flotté tout au-dessus de ma vie
01:47comme une influence très importante, un modèle très intéressant
01:51de femme libérée par hasard et par chance
01:54de toutes les injonctions du patriarcat.
01:56– Vous en tant qu'autrice, comment vous définissez le terme féministe ?
02:00Surtout quand on parle de littérature féministe.
02:02– Je suppose que c'est le fait d'aborder des questions
02:09typiquement féminines, que ce soit le cœur des textes qu'on fait
02:13ou que ce soit juste en passant.
02:15Par exemple dans le premier roman de Sally Rooney,
02:17un des personnages a de l'endométriose.
02:20Jamais l'endométriose n'était apparue dans un livre avant ça,
02:23j'en suis à peu près sûre.
02:24Le reste du livre n'est pas nécessairement féministe,
02:26mais ça, ça va dans ce sens-là.
02:30Après c'est compliqué parce que je pense qu'il y a
02:34beaucoup de livres féministes ces temps-ci,
02:36mais que la plupart sont peut-être plutôt des essais.
02:38Je ne suis pas sûre que tant que ça d'autrices de romans, de fictions
02:42produisent de la fiction féministe.
02:44Il me semble que c'est davantage du côté des essais que ça se produit.
02:47Mais c'est le fait de défendre la singularité de la position féminine,
02:51je pense que c'est ça.
02:52De prendre en compte les enjeux différents auxquels on fait face
02:55et de s'inquiéter de notre sécurité physique, morale, psychique, intellectuelle.
03:02Qu'on ait de la place, nous aussi.
03:04Pour moi c'est ça le féminisme.
03:06La littérature ayant été faite principalement par les hommes,
03:09les femmes y sont très absentes ou très mal représentées,
03:13de mon point de vue.
03:15Mais c'est encore pire que ça.
03:16C'est-à-dire que comme la littérature est un domaine masculin,
03:19on a tendance, même en tant que femme, quand on entre dans ce champ d'action,
03:23à reproduire des choses masculines.
03:25C'est-à-dire à nous-mêmes nous représenter comme ces personnages secondaires.
03:30Moi ça m'arrive très souvent quand j'écris, de moins en moins heureusement,
03:33de vouloir raconter une scène qui aurait à voir avec des sujets féminins.
03:39Et par sujet féminin, il y a beaucoup d'ironie quand je le dis,
03:44une scène qui aurait à voir avec les enfants, la tendresse, l'amour, le sexe,
03:49le romantisme, quelque chose comme ça.
03:51Et en fait, les premières phrases que je vais écrire, c'est des clichés.
03:55Parce qu'en fait, il nous reste encore à inventer une façon honnête
03:59de raconter ce que c'est que le monde vu par les femmes.
04:02Mais les outils qui sont à ma disposition, comme tous les écrivains pour le faire,
04:05les outils traditionnels pour le faire, ce que me suggère mon historique de lecture,
04:10m'emmènent dans une direction complètement délirante,
04:14complètement, à mon avis, à côté de la réalité.
04:18Je pense que le mouvement, si on peut appeler ça un mouvement,
04:21est de plus en plus en marche, qu'il y a de plus en plus de femmes, de filles,
04:24qui se posent la question de comment correctement représenter la féminité,
04:28pas uniquement en littérature, dans toutes les formes d'art, en journalisme,
04:31enfin on voit bien qu'il y a des sujets qui sont en train d'émerger,
04:34dont il était, je pense, strictement impossible de parler il y a encore une dizaine d'années.
04:39Ce que nous avons tous accepté comme étant un roman,
04:42n'est que la version masculine de ce que peut être un roman.
04:45– Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
04:47– Les faits, c'est-à-dire...
04:51Par exemple, on pourrait dire rapidement qu'un roman, c'est un texte en prose,
04:58dans la plupart des cas, qui va faire entre 150 et 1000 pages,
05:02et qui va être découpé en chapitres ou en parties,
05:05et qui va suivre un axe narratif.
05:08Il va y avoir une situation initiale, une problématique,
05:11un événement perturbateur, une résolution, et un retour à la situation initiale.
05:15C'est un axe qui est extrêmement satisfaisant à lire, parce qu'il y a une résolution.
05:22Mais la vie, elle ne ressemble pas des masses à ça.
05:26Je trouve qu'une façon plus féminine de faire les livres,
05:30c'est de poser une structure qui soit moins équilibrée, par exemple.
05:35S'autoriser à faire des chapitres d'une ligne et des chapitres de dix pages.
05:38S'autoriser à raconter, oui, tous les petits détails,
05:41tout ce qui se passe dans la tête et pas en réalité,
05:44tout ce qui revient du passé pour enrichir ou appauvrir le présent.
05:48Toutes les autres discussions qui se passent,
05:51les discussions secondaires qu'on peut avoir à droite, à gauche.
05:54Voilà, je ne suis pas arrivée au bout de ma recherche là-dessus, du tout,
05:58et heureusement, mais je pense que c'est quelque chose comme ça.
06:01D'arrêter de faire des monuments.
06:03J'entends ce que vous dites, mais moi, ma vision de la littérature,
06:06c'est que la littérature, c'est universel.
06:09Si on considère qu'il y a une littérature d'hommes, une littérature de femmes,
06:13on peut aussi dire qu'il y a une littérature qui dépend de la couleur de peau,
06:18et puis une littérature des gens valides,
06:21et puis une littérature différente qui serait celle des gens invalides.
06:24Vous voyez ce que je veux dire ?
06:26Est-ce que quelque part, ce que vous dites,
06:28ne nie pas le caractère universel de la littérature ?
06:31Il y a plusieurs choses dans ce que vous dites.
06:34Il peut très bien y avoir une littérature d'hommes, de femmes, de valides, de non-valides.
06:39Bien sûr, l'universalité, elle n'apparaît pas au moment de la production,
06:44mais au moment de la lecture.
06:46Si tous ces textes-là provenant d'individus différents
06:49sont lus par tous les individus,
06:52c'est là que se passe la question universelle.
06:56Et vous dites que pour vous, la littérature était de toute façon,
07:02oui, une chose universelle, sans frontières.
07:06Mais on parle d'une littérature dans laquelle mon peuple n'apparaît pas
07:11ou alors fait seulement de la figuration.
07:14Votre peuple, les femmes ?
07:16Oui, même si je n'ai pas besoin que quelqu'un ait exactement le même corps que moi
07:19pour m'identifier, ça va bien au-delà de tout ça.
07:23Je lis Jim Harrison, je lis Philippe Roth, Hemingway.
07:27Je veux dire, ce ne sont même pas des hommes déconstruits du tout, du tout.
07:30Ça ne m'a pas empêché de tomber passionnément amoureuse
07:33de leur usage de la grammaire,
07:35de leur capacité à décrire des paysages, des émotions bien sûr.
07:38Mais pour moi, ce sera vraiment universel
07:42le jour où tout le monde sera mieux représenté.
07:46L'idée n'est en aucun cas de remplacer la littérature telle qu'elle existe aujourd'hui
07:52par la littérature dont j'essaie d'ébaucher une description dans ce que je vous raconte.
07:58Peut-être de concurrencer ou de mieux répartir,
08:01que ce soit présent aussi et que ce soit présent sincèrement féminin,
08:06pas dans une sorte de pastiche de ce que les hommes feraient.
08:08En fait, ce qui m'intéresse sans doute,
08:10c'est que ça permettrait de développer d'autres outils littéraires.
08:13C'est la technique qui m'intéresse,
08:15développer d'autres outils littéraires qui pourraient ensuite être utilisés
08:18pour décrire d'autres choses que directement l'expérience féminine.
08:21Je pense que de la même façon que nous, les autrices,
08:23on a appris de toute une tradition masculine
08:26et que c'est ça qu'on avait dans notre boîte à outils quand on a commencé,
08:29j'espère que les techniques développées par les femmes pourraient être utilisées par les hommes.
08:34J'espère que le fait qu'il existe de plus en plus des livres
08:36dans lesquels les femmes racontent comment elles voient le monde,
08:39et pour parler de sujets vraiment très sombres,
08:42mais le fait que des femmes commencent à écrire
08:44sur le danger que c'est d'être dans un corps de femme,
08:47sur les différentes problématiques qui échappent souvent aux hommes
08:49auxquels nous, on doit faire face dans notre vie,
08:51tout ce qui a à voir avec la gestion de ce corps,
08:53des premières agressions jusqu'à la ménopause.
08:56Tout ça, c'est une part du monde qui, je pense, échappe souvent aux hommes.
08:59Je ne suis pas du tout pour un monde sans hommes, mais vraiment pas.
09:02Mais je suis pour plus d'échanges, et plus d'échanges plus honnêtes.
09:06Et je pense que la production littéraire féminine,
09:10plus fidèle, sincère, honnête, réaliste,
09:16nourrirait aussi la façon dont les hommes voient les femmes dans la réalité
09:20et les décrivent dans leur propre fiction.