"Nous confondons voir et regarder"
BRUT PHILO - On regarde le monde mais le voit-on vraiment ? Pourquoi il est important de réapprendre à voir par la philosophe Laurence Devillairs.
BRUT PHILO - On regarde le monde mais le voit-on vraiment ? Pourquoi il est important de réapprendre à voir par la philosophe Laurence Devillairs.
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00:00Je me suis rendue compte que l'expérience douloureuse de la dépression,
00:04ce n'était pas perdre le goût de la vie, c'était perdre le voir.
00:08C'est-à-dire, je me souviens avancer dans les rues
00:10et j'avais l'impression qu'elles étaient monochromes.
00:13Tout était pareil, de la même couleur.
00:15En fait, il n'y avait plus de couleur.
00:17Et je me suis rendue compte que j'étais amputée de ma capacité à voir,
00:22mais à voir au sens large, ce voir dont je parle,
00:24qui est toucher, sentir, penser, imaginer et même vouloir.
00:30Donc, si la dépression, c'est une maladie de la volonté,
00:32c'est parce que je ne veux plus voir.
00:34C'est comme si ma volonté n'allait plus à la rencontre du monde.
00:38En fait, tout était immonde.
00:40J'étais sans monde parce que j'avais perdu la vue.
00:43Pour moi, l'expérience de la dépression, c'est celle-là.
00:46J'étais soignée, j'étais suivie, donc je n'allais pas bien du tout.
00:49Donc, je n'avais aucune disposition à faire cette rencontre avec la splendeur.
00:55Et puis, il y a une corneille, c'est cet oiseau noir,
00:58une sorte de corbeau, la famille des corbeaux,
01:02noir, mais vraiment d'un noir.
01:03On aurait dit que c'était laqué sur le rouge du toit en face de chez moi.
01:07J'ai vu cette corneille sur le toit.
01:09C'est trois fois rien.
01:11Vous pourrez me dire que c'est trois fois rien.
01:13Mais en fait, ça m'a arrachée à moi.
01:15Et j'ai compris une chose.
01:17J'ai compris que oui, la dépression m'était arrivée.
01:20Ça faisait partie de ma vie, mais ce n'était pas moi.
01:23Il y avait un moi qui ne se réduisait pas au fait que j'avais envie de pleurer
01:29et je n'arrivais pas à voir.
01:30Je me suis rendue compte que voir demandait de sortir de moi-même.
01:35Votre nouveau livre s'appelle « La Splendeur du Monde ».
01:38Vous écrivez « Voir s'apprend », c'est-à-dire ?
01:42Oui, alors ça peut sembler paradoxal parce qu'on a l'impression que voir,
01:45ça ne s'apprend pas, c'est-à-dire, c'est de l'ordre de l'évidence.
01:48Voir, c'est saisir quelque chose que j'ai sous les yeux.
01:52Ça, j'essaie de répondre deux choses.
01:54D'abord, oui, ça s'apprend.
01:56Et ensuite, voir n'est pas que l'expérience de l'évidence visuelle,
02:00c'est-à-dire ce que j'ai sous les yeux.
02:02Pour moi, voir, c'est une expérience totale.
02:06C'est celle de tous les sens.
02:07C'est toucher, sentir, entendre.
02:11Donc, je dis « voir » dans mon livre, mais par commodité.
02:14Mais en réalité, j'essaie de mettre au jour, de toucher du doigt.
02:18Et vraiment toucher du doigt quelque chose qui réunit tous les sens.
02:22Pourquoi elle s'apprend ? Ça semble paradoxal.
02:25Mais elle s'apprend parce que je crois qu'il y a plein d'obstacles
02:28entre la splendeur du monde et nous.
02:30Je pense qu'en réalité, on ne sait pas voir.
02:33Et je m'inclus.
02:34En fait, ce livre, c'est comme si je m'étais rappelée à l'ordre.
02:39C'est comme si je m'étais dit « mais arrête d'oublier ce que tu vois
02:42ce que tu as vu et qui était si important. »
02:45Parce que oui, je pense que l'oubli nous saisit très vite.
02:48Parce qu'on enchaîne les choses.
02:49Et puis parce qu'il y a plein d'images qui nous bombardent.
02:52Et puis parce que je crois qu'on met trop de choses entre nous et voir.
02:59C'est-à-dire ?
03:00Je pense d'abord que nous avons peur.
03:04C'est-à-dire que nous confondons voir et regarder.
03:07Et regarder, ça a toujours un peu une crainte.
03:10On regarde comme on vérifie.
03:11Est-ce que c'est bien là ?
03:13Est-ce que c'est bien ce qui était prévu ?
03:14Est-ce que ça correspond à mon attente ?
03:16Est-ce que ça ressemble au guide ?
03:17Est-ce que ça ressemble aux photos ?
03:19Et le réel, la beauté, ne ressemble pas aux photos.
03:23Et Dieu merci, même aux photos d'art.
03:25C'est qu'il y a toujours quelque chose d'inattendu.
03:27C'est pour ça que je parlais de splendeur.
03:29C'est le choc du réel.
03:32Il y a tellement plus dans ce que je vois que ce que j'attendais.
03:36Alors que le regard, c'est de l'or, de la comptabilité.
03:39Ah oui, ça c'est fait, ça c'est regardé, ça je peux cocher.
03:44Oui, regarder, c'est de l'ordre du fer.
03:46En fait, on regarde en étant occupé.
03:48Et la plupart du temps, quand on voyage,
03:51et encore une fois, je m'inclue, nous sommes tous des surtouristes,
03:54donc nous voyons, nous voyageons tous très mal.
03:57Quand nous voyageons, nous sommes dans l'ordre de ce regard,
04:02de ce regard qui regarde comme pour vérifier.
04:05Et ce regard, en fait, c'est une activité ou une suractivité.
04:09On regarde parce que c'est de l'ordre du fer.
04:12On a coché.
04:13Ah bah Rome, c'est fait.
04:14La fontaine de Trévis, c'est fait.
04:16Le Panthéon, c'est fait.
04:17Le GR20, c'est fait.
04:19La Corse, c'est fait.
04:20L'exposition au musée d'Orsay, c'est fait.
04:21C'est-à-dire que là, on a regardé.
04:23– C'est-à-dire que regarder devient consommer.
04:25– Regarder devient consommer.
04:28– Est-ce qu'aujourd'hui, on peut se laisser imprégner par la beauté du monde
04:32de la même façon que par le passé ?
04:34Parce qu'il y a une multiplicité d'écrans,
04:37écrans au sens propre du terme,
04:38des écrans physiques qui font écran, justement, entre le monde et nous.
04:42– Je crois qu'il y a de nos jours beaucoup plus d'obstacles à cet érotique, tu vois,
04:47dont je parle.
04:48Ben oui, les écrans font obstacle.
04:50Encore une fois, moi, la première, je ne veux pas donner de leçon de morale,
04:53mais devant un paysage ou devant un musée,
04:57quand je vois que le premier geste, c'est dégainer son téléphone pour prendre en photo,
05:03je me dis que là, c'est comme si on avait fait du bruit
05:06et empêché la splendeur de venir nous toucher.
05:09Pour moi, les écrans, c'est de l'ordre du bruit.
05:11Ça fait trop de bruit pour que le monde puisse me murmurer quelque chose,
05:15pour que les choses puissent venir me parler.
05:17Je pense qu'il faut d'abord qu'on prenne le temps de voir
05:20et après, on peut faire des photos parce que je comprends
05:23qu'on a envie de capter, de garder cette beauté.
05:25Et puis, il y a quelque chose qui m'agace aussi,
05:29ce sont tous les filtres ou les réalités immersives
05:32ou les expériences de toutes sortes.
05:34C'est-à-dire que maintenant, on a compris qu'il faudrait peut-être qu'on voyage autrement
05:38et on ne nous propose plus des déplacements, des voyages ou des visites,
05:41on nous propose des expériences.
05:45Moi, je m'inquiète un peu de ces expériences.
05:47Encore une fois, c'est comme si je demandais au monde de m'épater.
05:50Je demande au site que je vais visiter d'être décide, justement,
05:54avec plein d'étoiles, à ne pas louper, à voir avant de mourir.
05:58Je demande du spectaculaire.
06:00Je demande au monde d'être comme un paquet cadeau que j'aurai à ouvrir.
06:03D'abord, ça ne me libère pas de moi.
06:05Encore une fois, c'est ramener ma fraise.
06:07Et puis, je l'ai dit, le spectaculaire, ce n'est pas la beauté du monde.
06:11Donc, je pense que toute cette instagramisation du monde, elle est dangereuse
06:16parce qu'elle nous sépare de la rencontre avec le réel,
06:19qui est toujours ce qu'on n'attendait pas, qui peut nous décevoir.
06:22Et du coup, on va être très fragile à la déception.
06:25Maintenant, le réel ne ressemble pas aux photos.
06:28Et tant mieux, parce que ça veut dire qu'il a une aspérité, qu'il a une altérité.
06:33Le réel, c'est autre chose que moi et que ma photo,
06:36et que mes photos, et autre chose que mon selfie.
06:39Donc, moi, je pense que tous ces filtres qu'on met autour de l'expérience de la beauté,
06:45c'est une sorte de nouveau kitsch.
06:47Je pense que le merveilleux, les expériences immersives, Instagram,
06:51c'est le nouveau kitsch.
06:52C'est comme s'il fallait qu'on mette des rubans, des napperons,
06:55qu'on souligne la beauté pour qu'elle nous touche.
06:59Non, on n'a pas besoin de ce kitsch pour voir que c'est beau.
07:03C'est pour ça que les exemples que je donne ne sont pas les couchers de soleil.
07:08Non, parce que oui, c'est évident, c'est beau un coucher de soleil sur la mer Égée.
07:12Oui, ce ne sont pas les aurores boréales, pas les volcans, pas les choses merveilleuses,
07:19parce que ça, ça saute aux yeux.
07:20Non, ce sont les choses qui se disent en murmurant.
07:24Je pense que ce que nous avons en commun,
07:26peut-être la seule chose sur laquelle nous puissions être d'accord entre nous,
07:31dans un monde qui est très divisé, qui est même en guerre,
07:34je pense que c'est cette capacité à être émue par la splendeur du monde.
07:38Ce monde qui est le nôtre et dont nous sommes archi responsables.
07:42Donc arrêtons d'être dans l'obsession de regarder,
07:46de faire les milliers de choses qu'il faudrait faire ou regarder avant de mourir.
07:49Et puis voyons, taisons-nous et avec beaucoup d'humilité,
07:55il faut qu'on se sente responsable de ce monde qu'on nous a laissé,
07:59qui est le nôtre et qu'on devra laisser.