Il est un esprit visionnaire et rugueux qui repousse les limites de l’architecture et redéfinit notre perception de l'espace. Un homme brut pour une architecture à la fois légère et solide. De ses œuvres emblématiques, dont le célèbre MUCEM à Marseille, sa ville natale, à son impact majeur sur le paysage architectural contemporain, découvrons l'homme derrière ces structures audacieuses. Comment trouve-t-il l'inspiration pour créer des œuvres qui défient les conventions ? Comment la méditerranée l’a inspiré ? Cette semaine, Rebecca Fitoussi reçoit l’architecte Rudy Ricciotti dans l’émission Un monde un regard.
Année de Production : 2023
Année de Production : 2023
Category
📺
TVTranscription
00:00 Musique dynamique
00:03 ...
00:21 -Notre invité va nous faire découvrir le monde de l'architecture.
00:26 Il en est un acteur majeur, l'un des plus grands,
00:30 l'un des plus connus et reconnus.
00:32 Son nom est associé à des édifices qui sont une fierté nationale,
00:37 mais qui font la fierté des locaux, des habitants des villes concernées.
00:42 Les Nantais sont fiers de leurs gares, les Exouas de leur pavillon noir,
00:47 les Parisiens de leur stade jambouin.
00:50 Que dire de la fierté des Marseillais devant le Musem ?
00:54 Il est le plus grand architecte de l'Europe et de la Méditerranée.
00:58 Je parle des habitants, des gens, des Français,
01:02 parce que c'est à eux qu'ils pensent lorsqu'ils conçoient un bâtiment.
01:07 Il a choisi ce métier en observant les maçons, les artisans,
01:11 les ouvriers sur les chantiers, bravant le froid, le vent.
01:15 "Si je n'avais pas senti l'odeur des matériaux,
01:19 "la sensibilité et l'aprêté du monde du travail,
01:23 "quel projet réussit à ses yeux ?
01:26 "Quelle est sa définition du beau ?"
01:28 Posez-lui toutes ces questions.
01:31 Ruy de Ritchioti, merci d'avoir accepté notre invitation.
01:35 J'ai évoqué quelques œuvres à vous en introduction.
01:39 Elles sont si différentes.
01:42 Il y a le Musée Jean Cocteau de Menton, la Philharmonie de Gstaad.
01:46 Elles vous ressemblent ?
01:49 -Je n'ai pas de réponse à ça.
01:52 Ce n'est pas mon objectif.
01:54 Je n'ai pas ce sens du miroir à ce point-là.
01:58 J'ai entendu dire souvent que c'était le cas,
02:02 notamment par le fait que je revendique une architecture féminine.
02:07 On le voit dans le projet que j'ai fait pour Chanel à la Porte d'Aubervilliers,
02:11 dans le département de l'Islam au Louvre,
02:14 dans différents projets comme la salle de Hachetaz,
02:18 à Berlin, la Philharmonie, Cap-Au-Sedan.
02:22 Il y a beaucoup de féminité,
02:24 avec un déficit d'humilité, de grâce.
02:28 En ce sens, je dois avoir un côté un peu femme, c'est possible,
02:33 tout en étant hétérosexuel, de race blanche,
02:36 coupable, afro-accent, avec un faciès méditerranéen.
02:40 -Vous avez une féminité dans vos œuvres ?
02:43 -Oui, c'est plutôt ça.
02:44 Je n'ai pas fait exprès, c'est sorti par l'exigence du travail,
02:48 sur les valeurs du labeur.
02:50 Vous savez, davantage on exige de la matière,
02:54 de ressources, de puissance,
02:57 davantage la criminologie est grande quant à la question esthétique.
03:02 Elle doit être légitime, fondée sur une immédiateté.
03:06 J'exécre les mots comme minimales, conceptuels,
03:09 qui sont l'apanage des feignants.
03:13 -Vous, c'est le travail.
03:15 -Non, c'est la vertu essentielle, le labeur et sa mémoire,
03:19 et l'ensemble des métiers qui fabriquent ce labeur.
03:22 -Vous pensez-vous être un bon architecte ?
03:24 -Un architecte anxieux.
03:26 -Pourquoi ?
03:27 -Parce que j'aime cette phrase d'un économiste anglais,
03:31 "Tomorrow only paranoïacs will survive,
03:34 "demain, seuls les paranoïacs survivront."
03:36 Pour être un bon architecte, il faut être inquiet
03:39 et ne pas voir la vérité là où on croit qu'elle est.
03:42 Elle est toujours derrière, ou devant ou derrière le factuel.
03:47 Elle n'est pas là.
03:48 Un bon architecte qui veut survivre,
03:51 s'il ne veut pas prendre une balle immédiatement,
03:54 il faut d'abord qu'il réfléchisse à qui il parle et d'où il parle.
03:59 D'accent, d'où je parle.
04:03 On parle toujours en partir d'un territoire nourri.
04:07 -L'architecte est au croisement d'un jonction souvent contraire.
04:11 On parle du beau versus le pratique.
04:13 Faut-il faire des compromis ?
04:16 -C'est le métier lui-même qui est fait sur le compromis,
04:20 avec cette nécessité d'en faire le moins possible.
04:23 Il y a des compromissions utiles et d'autres néfastes.
04:26 Les compromissions utiles sont celles
04:29 où on essaie d'économiser les ressources.
04:32 C'est un compromis avec la nature, avec les exigences du monde.
04:36 Dans mes projets, il y a une économie de matière,
04:40 surtout dans les derniers, de plus en plus,
04:42 d'où une certaine grâce, une fragilité, une féminité,
04:46 mais à laquelle je demande beaucoup d'efforts,
04:48 comme on le fait avec les femmes.
04:50 Elles sont toujours convoquées à faire beaucoup d'efforts,
04:54 peu reconnues, à porter des fardeaux incroyables,
04:57 des enfants très lourds dans les bras,
04:59 à n'avoir pas la charpente d'un parachutiste.
05:02 C'est un peu ça que j'attends de cette architecture.
05:05 Mais que dire de plus ? Chaque projet est différent.
05:09 Chaque projet est un contexte, une circonstance.
05:12 -Ce que je trouve fou, c'est que l'architecture
05:15 est un domaine peu connu du grand public,
05:18 alors que ça nous concerne tous.
05:21 On vit tous quelque part, on travaille tous quelque part.
05:24 On est censés être tous concernés par le bâtiment.
05:27 J'ai le sentiment qu'il y a une ingratitude vis-à-vis de l'architecte.
05:32 Vous le ressentez ?
05:33 -Je le ressentais, mais je ne veux pas me plaindre.
05:37 Je pense qu'on est mal placés pour se plaindre.
05:40 Je pense que c'est un métier très riche.
05:43 Je ne suis pas là pour faire un plaidoyer syndicaliste,
05:47 mais j'ai beaucoup à dire.
05:49 Je le dis dans des livres, dans des manifestations,
05:52 dans des conférences.
05:54 Je ramène ma grande gueule dans des lieux publics
05:57 pour défendre l'exercice de ce métier.
06:00 Dans certains livres, "L'architecture est un sport de combat",
06:04 "L'exil de la beauté", il y en a une dizaine.
06:07 On est encore privilégiés en France par rapport à d'autres pays.
06:10 -J'ai un document à vous proposer.
06:13 C'est une archive délivrée par nos partenaires.
06:16 Il s'agit d'un lotissement HLM
06:18 réalisé dans le cadre du concours de la maison individuelle en 1969.
06:22 Là, on est à Cré, près de Montpellier,
06:25 un ensemble de 235 maisons bien carrées, bien alignées.
06:28 Vous avez réalisé dans cette même ville, dans les années 2010,
06:32 le HLM "La Capitale".
06:34 L'hédeur en architecture, c'est mépriser le peuple.
06:37 Avez-vous le sentiment qu'avec ce type de grands ensembles
06:41 qui ont foisonné à un moment donné de notre histoire,
06:44 on a méprisé le peuple avec ces grands ensembles ?
06:47 -Absolument.
06:49 Mais il n'y avait pas de logements individuels,
06:52 ni de logements sociaux.
06:53 Les gens étaient heureux d'avoir un lieu.
06:56 Moi-même, j'ai découvert le confort dans un HLM
06:59 quand j'avais 4-5 ans,
07:01 avec un sol souple, une baignoire, les radiateurs.
07:04 Je trouve ça formidable.
07:06 Et d'autres copains qui vivaient dans des quartiers
07:08 qui n'étaient pas du logement social,
07:10 venaient chez moi pour voir ma chambre.
07:12 Avec un sol bleu, ils étaient estomaqués.
07:15 Vous imaginez, il n'y avait pas d'ascenseur, mais c'était un luxe.
07:18 Il faut bien essayer de décerner où est la culpabilité derrière ça.
07:22 Ce ne sont pas que les architectes,
07:24 ce sont les organismes de production de logements
07:27 qui sont responsables.
07:29 Ce sont les administrations territoriales
07:31 qui utilisent ce type de composition urbaine
07:33 néfaste, sans intelligence.
07:35 Ce sont aussi les architectes...
07:37 -Par souci d'économie ?
07:39 -Non.
07:40 Par souci d'économie, j'aimerais bien.
07:42 Par souci de bonne conscience.
07:44 Vous voyez ? De bonne conscience.
07:46 Comment peut-on faire ça sans culpabiliser ?
07:49 Je vais vous dire, la totalité des intervenants,
07:52 le maître d'ouvrage, l'élu, l'administration territoriale,
07:55 le ministère de l'Équipement, l'architecte,
07:57 tout le monde est mouillé jusqu'à la garde.
08:00 Ce n'est pas la peine d'essayer d'y voir autre chose.
08:03 Et même doctrinairement,
08:05 ce sont les conséquences néfastes
08:07 d'une modernité acculturée.
08:10 Totalement.
08:11 -Il y a une dizaine d'années, Télérama a fait une enquête
08:14 sur ce que le magazine a appelé "la France moche".
08:17 Le gouvernement a annoncé un grand programme
08:19 de transformation de cette France moche, de ces zones moches.
08:23 Il y a une urgence à se débarrasser de ces zones industrielles,
08:27 de ce "peaking", de ces espèces de...
08:29 -Tout cet environnement périphérique aux villes,
08:31 c'est un territoire à reconquérir.
08:34 C'est un territoire avec une horizontalité parfaite.
08:37 Il n'y a rien en élévation, donc pas d'économie du sol,
08:40 il n'y a rien de permis à la végétation du sol.
08:42 C'est le bien à voir,
08:44 mais il faut avoir le courage de réformer les documents d'urbanisme
08:48 qui les définissent.
08:49 C'est l'un, peut-être, que ça...
08:51 Oui, il faut surdensifier sur les bâtiments existants,
08:55 empiler des activités, des parkings en surface,
08:57 enlever les parkings sur la toiture, enlever sur la surface,
09:01 enlever le goudron, planter des végétaux,
09:03 ou même multiplier les activités par empilement.
09:06 -Un message que vous envoyez aux élus, ici présents, au Sénat ?
09:10 -Non, un message que j'envoie aux collectivités territoriales
09:13 autant qu'à notre administration nationale.
09:15 Il faut des réformes courageuses pour ça.
09:18 C'est peut-être ça qui manque dans notre pays,
09:21 des réformes courageuses.
09:22 Il faut avoir à dire qu'il ne faut pas imperméabiliser le sol,
09:27 mais il ne faut pas monter en hauteur.
09:29 Il n'y a pas d'autre solution que la dépression nerveuse.
09:32 -L'une de vos nombreuses particularités,
09:35 c'est d'être un adepte du béton.
09:37 Vous en avez fait un texte, un manifeste,
09:39 "Le béton en garde à vue".
09:41 Je vous cite.
09:42 "Un matériau à qui je parle et qui me parle
09:45 "parce qu'il est prévenant, attentionné, à l'image d'une bonne mère."
09:49 Vous dénoncez le procès fait au béton,
09:52 au consommateur en sable, et vous répondez,
09:54 "Le béton a une empreinte environnementale
09:56 "80 fois inférieure à celle de l'acier
09:59 "et 200 fois inférieure à celle de l'aluminium."
10:01 Le béton, c'est encore l'avenir ?
10:03 -D'abord, on ne fait plus le béton comme on le faisait dans les années 30.
10:07 L'empreinte environnementale s'est considérablement effondrée,
10:12 enfin réduite, pardon,
10:13 et on a quelques industriels,
10:16 dont en France, quelques-uns,
10:19 dont un qui fait un béton avec une empreinte environnementale nulle.
10:22 La réponse n'est pas sur le matériau lui-même,
10:26 c'est sur l'économie qu'on en a,
10:28 et le ramener à une équation
10:30 dans laquelle la distance entre le lieu de production
10:33 et le lieu de consommation doit être la plus courte possible
10:36 et la durée de vie.
10:38 Après, pour faire comprendre ça aux écolo-irracibles,
10:42 c'est difficile,
10:43 parce qu'il faut une culture technoscientifique.
10:46 Ce qu'on parle à tort et à travers aujourd'hui,
10:48 le béton est le matériau le plus socialisé.
10:51 C'est le matériau qui défend une mémoire de proximité,
10:54 qui défend aussi des savoir-faire qui, accumulés,
10:58 font une richesse territoriale.
11:00 C'est un matériau qui n'est pas spéculatif,
11:03 contrairement au coton, au chocolat, à la vanille, au pétrole, au gaz.
11:07 Il faut avoir un peu de jugement
11:10 et être un peu moins irracible sur ça.
11:12 Mais c'est vrai,
11:14 c'est dans un pays qui est de moins en moins commandé,
11:17 ordonné, ordré sur le désir du travail,
11:20 peut-être que ça devient suspect.
11:22 -De manière générale, vous êtes en colère
11:25 contre le discours écologiste anti-béton.
11:27 Vous parlez d'un anéantissement idéologique et imprudent du béton.
11:31 Le béton, c'est une famille d'emplois qui partage un savoir.
11:34 Il faut de la bienveillance pour le béton.
11:36 L'écologisme va devenir le tremplin du fascisme.
11:40 Il y a une grande colère en vous ?
11:42 Un peu de provocation ?
11:43 -Non, il n'y a pas de provocation, je le pense.
11:46 J'ai une idée très noble de la question environnementale et écologique.
11:50 Je pense d'ailleurs que le futur du monde,
11:53 comme laboratoire de pensée,
11:55 sera plutôt le monde rural que le monde urbain,
11:58 pour accélérer la pensée.
11:59 Je vois avec plaisir, en lisant la presse ce matin,
12:03 que dans un groupement des pays, le G20,
12:06 la plupart des pays relanceront la question nucléaire,
12:09 notamment dans des formats plutôt réduits.
12:12 -Oui, à petite échelle.
12:14 -Oui, pour trouver des alternatives au charbon, etc.
12:17 Il faut quand même bien réaliser
12:19 que lorsqu'on fait venir une charpente bois de Pologne
12:23 pour aller à Perpignan,
12:25 et qu'il y a 1 500 km à traverser,
12:28 sur une charge très légère, parce que le bois flotte,
12:31 sur un poids lourd qui n'est pas chargé à bloc de ses capacités,
12:34 l'empreinte environnementale est désastreuse.
12:37 Mais personne ne veut la voir.
12:39 -Par idéologie ?
12:40 -Par idéologie, par déni,
12:42 mais surtout par incompétence technique et scientifique.
12:46 -C'est ça que vous mettez en avant.
12:48 -Non seulement le béton a la meilleure empreinte environnementale
12:52 de tous les matériaux,
12:54 et ça se discute même avec le bois,
12:57 sur les conditions d'extraction, de transport,
13:00 depuis les Syries, des centaines de kilomètres, etc.
13:03 Mais en plus, encore une fois,
13:06 elle défend cette condition sociale d'une mémoire collective.
13:10 Et d'être aussi fiscalisé en France, territorialement.
13:14 -C'est-à-dire ?
13:15 -D'être assujettis à l'ensemble des règlements
13:19 qui font la santé d'une République,
13:21 c'est-à-dire la fiscalité, la santé, le droit social.
13:25 -Pas partenaire.
13:26 -Oui, ça ne vient pas du tiers-monde,
13:29 contrairement à beaucoup de matériaux qui arrivent de je-ne-sais-d'où.
13:32 -Vous êtes aussi en colère contre...
13:34 -Je ne suis pas en colère, je suis vivant.
13:37 -C'est très bien.
13:38 -C'est une façon d'être vivant.
13:40 -J'aime tellement mon pays, la France.
13:42 Je veux en défendre tout ce qui fait de l'intelligence.
13:45 -Ce qui vous met en colère, c'est le harcèlement bureaucratique.
13:49 Ce sont vos termes.
13:50 Il fallait trois mois pour instruire un permis de construire.
13:53 Ça peut aller jusqu'à un an.
13:55 La masse documentaire à fournir a été multipliée par 100.
13:58 La surréglementation a atteint un niveau hystérique.
14:01 Ça vous fait dire que peut-être le métier d'architecte
14:04 est menacé par tout ça ?
14:06 Par ces injonctions écolo, administratives ?
14:09 -C'est l'intelligence du métier qui est menacée.
14:12 Je parle avec des jeunes confrères, tout neufs, à la trentaine.
14:15 Ils sont déjà désespérés d'avoir commencé leur métier.
14:18 Ils ne savent pas comment s'y prendre.
14:21 C'est pareil en médecine.
14:22 Ils me disent que c'est la même chose.
14:24 Il y a une hystérie, une masse réglementaire
14:27 dont on se demande quel est le fond,
14:30 dont on pourrait tenter d'imaginer
14:33 pour cristalliser le fonctionnement
14:36 ou la lecture démocratique du dispositif.
14:38 Ce n'est pas vrai.
14:40 C'est une bureaucratie qui a été inventée par Napoléon
14:44 pour fluidifier et garantir le modèle démocratique.
14:49 Bravo, Napoléon.
14:50 -Maintenant, ça se retourne contre nous.
14:53 -Maintenant, ça se transforme comme un virus.
14:55 Le virus du Sida, par exemple, qui s'est transformé plusieurs fois.
15:00 De sorte que la bureaucratie a compris
15:03 qu'en fabriquant de la nuisance,
15:06 elle renouvelle son territoire existentiel.
15:09 Voilà.
15:10 -Vous conseillez aux jeunes... -Dont elle-même est victime.
15:13 Il suffit de parler avec des gens
15:15 qui parlent dans des administrations territoriales.
15:18 Ils sont désespérés.
15:19 Ils vivent de l'intérieur le monstre qu'ils ont eux-mêmes créé.
15:23 Alors, ce n'est pas un discours plaintif, droitier.
15:27 C'est juste un discours, si on aime son pays, on doit le dire.
15:30 -Vous conseillez aux jeunes de se lancer en architecture ?
15:33 -Bien sûr.
15:34 -Malgré tout ça ?
15:36 -Malgré tout ça.
15:37 -Qu'est-ce qu'il lui faudrait ?
15:39 -Une bonne santé, d'abord.
15:41 Une bonne santé psychique.
15:43 Il lui faut du coeur,
15:45 faire fonctionner un peu la cervelle,
15:48 et du ventre, un peu de l'estomac.
15:50 -Vous avez obtenu de nombreux prix,
15:52 des distinctions très prestigieuses.
15:54 Le Grand Prix national de l'architecture en 2006,
15:56 le Grand Prix spécial du jury de l'équerre d'argent.
15:59 Est-ce que la France se distingue dans le monde,
16:02 sur le plan architectural ?
16:04 Est-ce qu'on a de bons architectes ?
16:06 Vous, évidemment, mais est-ce que la France se distingue ?
16:08 -Oui.
16:09 J'ai pu faire peut-être 200 conférences dans le monde.
16:13 Pour moi, c'est clair, les bons architectes sont français.
16:17 Mais ça vous plaît ou pas de l'entendre ?
16:19 C'est comme ça.
16:20 Je vais vous dire, malgré la médiocrité de la pédagogie,
16:24 parce que les enseignants ne sont pas au niveau du métier,
16:26 ce sont souvent des gens démunis d'expérience,
16:29 ils ont cette paranoïa, les étudiants en architecture,
16:32 cette capacité à se relever, à devenir des combattants,
16:35 instinctivement, parce que très vite,
16:37 ils comprennent que tout est tordu, tout est voilé.
16:40 Ils savent qu'il faut y aller, qu'il faut mettre les mains
16:42 dans la partie obscure de la matière
16:44 pour savoir de quoi elle parle,
16:46 pour l'attraper et la saisir.
16:49 -C'est super, c'est plein d'espoir, ce que vous dites.
16:51 -Oui, oui.
16:52 -On a de très bons étudiants.
16:54 -Je vais vous dire, je renouvelle car mon cabinet,
16:57 il a 42 ans d'existence, 43 ans.
17:01 J'ai toujours de jeunes architectes inexpérimentés
17:04 qui viennent chez moi.
17:05 Ce qui me frappe, c'est qu'en quelques mois,
17:08 ça devient des vrais cavaliers, des fantassins,
17:14 je ne sais pas comment ils... des combattants.
17:16 Je suis très, très surpris,
17:18 parce que c'est l'inquiétude qui les gouverne.
17:20 C'est un métier où il n'est pas nécessaire
17:22 de faire de la psychanalyse, vous êtes le miroir.
17:25 Tout ce que vous faites, c'est votre propre miroir.
17:27 -On va se pencher sur votre histoire personnelle,
17:31 parce que ça fait partie des rituels de cette émission.
17:33 Vous êtes un Méditerranéen 100 %, né en Algérie,
17:36 famille d'origine italienne, installé à Cassis.
17:38 Vous êtes au contact des métiers de construction
17:41 au travers de votre père, qui était maçon au départ,
17:44 qui avait quitté l'école à 12 ans
17:46 et qui a fini directeur général d'une entreprise
17:48 inscrite à l'ordre des architectes.
17:50 Un homme qui s'est fait tout seul.
17:52 Vous non plus, ce n'est pas grâce à l'école que vous avez réussi.
17:55 Vous étiez un très mauvais élève, dites-vous.
17:57 Vos propos sont d'ailleurs assez durs sur vous-même, ça m'a frappée.
18:00 Vous dites "J'étais médiocre en tout, j'avais redoublé mon CM2,
18:03 j'étais programmé pour l'échec, je n'avais aucune estime de moi-même,
18:08 je me sentais inexistant."
18:10 J'ai trouvé ça extrêmement difficile, ces propos sur soi.
18:13 C'est vraiment ce que vous ressentiez ?
18:14 -Malgré les apparences, c'est toujours un peu comme ça.
18:17 J'ai des grands moments de dégringolade.
18:22 -De perte de confiance.
18:23 -Du type saturnien.
18:25 Ce n'est pas la perte de courage, de confiance,
18:29 c'est la perte d'estime de soi-même.
18:32 Au bout d'un moment, je me trouve extrêmement lâche.
18:35 Je me trouve très très lâche.
18:38 Lâche par rapport à des phénomènes sociaux.
18:41 Je sens que devant certaines adversités, je n'ai pas le courage.
18:44 Je pense à ceux qui défendent la France,
18:47 je pense aux combattants qui défendent la France,
18:49 je pense à nos jeunes policiers qui se prennent des trucs enflammés
18:55 dans la gueule, pour le SMIG,
18:57 je pense à ces fils du peuple, comme disait Pierre Paoluzolini,
19:01 qui sont là pour défendre la santé, l'éducation,
19:06 le plaisir de vivre ensemble.
19:08 -Vous êtes devenu officier supérieur au sein de la réserve citoyenne.
19:11 Vous avez écrit "Manifeste légionnaire, 88 pas/minute
19:14 au service de la démocratie".
19:16 Vous dites "Je ne supporte plus l'antimilitarisme de Bistrot".
19:20 Mais vous êtes sur le terrain.
19:21 -Oui, et je suis très fier d'appartenir à cette armée d'élite
19:28 qui est la Légion étrangère, dont je suis lieutenant-colonel.
19:32 -Vous joignez la parole au exact ?
19:35 -Oui, qui sont des gens où honneur et fidélité sont majeurs.
19:39 Depuis que je les côtoie, vous ne pouvez pas savoir le bonheur
19:44 que c'est d'être avec des gens qui ont des valeurs.
19:47 Des valeurs en amitié, en solidarité.
19:51 -Idées, loyauté, courage.
19:53 -Avec 150 nationalités différentes, culture, religion, race, langue, mémoire.
20:00 Est-ce que vous imaginez ce qu'est le partage ?
20:03 Ces gens qui ont besoin et qui ont le droit,
20:06 après avoir eu une enfance, souvent une jeunesse...
20:08 -Chaotique.
20:10 -Chaotique, méprisée, faite de souffrance,
20:12 qui ont le droit à une seconde vie.
20:14 Et la France leur amène ça, avec solidarité.
20:18 -Si je poursuis le fil de votre histoire,
20:20 vous allez être très vite fasciné par ce que vous voyez
20:23 au contact de ces chantiers, de ce travail manuel,
20:25 par le courage de ces ouvriers.
20:27 C'est une valeur qui revient souvent chez vous.
20:30 Ça a été un déclic, un tournant, d'observer ces ouvriers sur les chantiers.
20:34 C'est là que vous vous dites...
20:36 -Je les voyais un peu comme des cow-boys avec le marteau à la ceinture.
20:40 J'étais émerveillé devant la baraque de chantier de mon père,
20:44 où il était chef, j'entendais mon père vociférer.
20:47 C'était l'époque, je devais avoir à peine même pas dix ans.
20:51 -Oui.
20:52 -Oui, j'ai toujours vu ce milieu comme une espèce de milieu forestier
20:58 dans lequel il y a plein d'animaux plus ou moins sauvages
21:02 qui sont à l'intérieur.
21:03 C'est peut-être un peu Alice au Pays des Merveilles,
21:08 la version masculine.
21:09 -A l'âge de 12 ans, vous faites une rencontre déterminante.
21:14 Un certain M. Jean, un comptable communiste,
21:17 vous donne des cours de maths dans la cuisine de son HLM,
21:20 à côté d'un frigo très bruyant, dont vous vous souvenez encore.
21:23 Il va bouleverser votre vie et votre regard sur vous-même.
21:26 Va-t-il vous redonner confiance ?
21:29 -Je pense qu'il a déclenché chez moi cette paranoïa utile et nécessaire
21:34 à ma survie.
21:35 De cette façon-là, effectivement, je vais avoir 11 ou 12 ans.
21:39 J'étais nul en tout, inconscient que j'étais nul en tout.
21:43 Et puis, il me donne des cours de géométrie et d'algèbre.
21:46 Il me sort cette phrase incroyable.
21:48 Je l'entends comme si c'était hier.
21:50 Elle a l'ample au-dessus de la nappe cirée dans la cuisine de son HLM.
21:54 "Rudy, la géométrie est l'art de raisonner juste sous les figures fausses."
21:59 Ça m'a fait l'effet d'une balle qui me traverse la boîte crânienne au ralenti.
22:04 Et je me suis dit, dès ce jour-là,
22:06 ce que je vois n'est pas la vérité, la réalité est ailleurs.
22:10 Et cette idée de quête d'une réalité qui ne serait pas celle portée
22:14 par les mots, par les signes, par les formes, par les couleurs,
22:17 m'a aidé à survivre dans le cursus de mes études.
22:21 Je lui dois l'ingénieur que je suis, l'architecte que je suis,
22:24 le Grand Prix National, le membre de l'Académie des technologies...
22:27 -Vous avez eu l'occasion de lui dire ?
22:29 -Il est mort.
22:30 -Trop tôt pour que...
22:32 -J'ai cherché, il n'avait pas d'enfant,
22:35 et lui et sa femme ont donné leur corps à la science.
22:38 Là, je réalise que c'était un grand humaniste.
22:41 Je lui dois tout, je pense que je lui dois tout.
22:44 -A l'allure de celui que vous êtes aujourd'hui,
22:46 quel conseil donneriez-vous aux petits garçons qui se lancent dans la vie ?
22:49 -Petits garçons, petites filles, dans la vie, mais à quel âge ?
22:53 Vous savez, moi, mes enfants, je les ai éduqués dans l'exigence du labeur.
22:59 J'ai trois enfants, je suis grand-père six fois.
23:02 Au village de 6 000 habitants à Bordeaux,
23:07 ils ont fait l'école maternelle, le collège, le lycée à Toulon.
23:13 Et à l'arrivée des courses, on est dans un échec social phénoménal.
23:17 Vous comprenez, la plage, la mer, les bateaux...
23:20 L'aîné est ingénieur des ponts des chaussées,
23:22 spécialiste en mathématiques appliquées.
23:25 La deuxième est avocate de droit public et le dernier est architecte.
23:28 Ils se sont pas trop mal débrouillés.
23:31 Et si, alors que je n'avais pas de temps à leur consacrer,
23:34 c'est qu'ils avaient bien enregistré un message.
23:37 -La couture du travail. -Celui que je leur disais.
23:39 "Je paye trop d'impôts, je ne paierai pas dans ces événements privés."
23:42 "Vous êtes mal barrés, vous êtes provincial, vous avez l'accent,
23:45 "vous avez un nom qui finit Paris, ça va être dur pour vous.
23:48 "C'est pas la peine d'attendre l'ascenseur social,
23:51 "vous allez prendre l'escalier."
23:53 Ils ont pris l'escalier, ils ont créé tous les trois leur métier.
23:56 -J'ai des photos pour vous, Rudy Michiotti.
23:59 -La première, la voici.
24:01 Vous voyez, regardez ces photos avec méfiance.
24:04 Vous inquiétez pas, ça va bien se passer.
24:06 Il s'agit de la Cité internationale de la langue française,
24:09 à Villers-Cotterêts, inaugurée par Emmanuel Macron.
24:12 Chaque président a tendance à laisser son empreinte dans le paysage.
24:15 On a eu Mitterrand avec la BNF, Chirac avec le musée du Quai Branly.
24:18 Comment expliquez-vous que les présidents aient à ce point
24:22 besoin de marquer leur mandat ou l'histoire
24:26 avec un bâtiment, avec de l'architecture ?
24:29 -C'est une histoire naturelle de la civilisation occidentale.
24:35 Ça me paraît pas la marque...
24:37 C'est pas forcément la marque d'un égo, d'un pathos.
24:41 Je pense que l'architecture, en tous les cas,
24:44 même pas à l'altitude du chef de l'État,
24:47 témoigne, pétrifie un moment politique,
24:50 esthétique, économique d'une société,
24:54 et que c'est normal qu'un homme politique,
24:56 surtout le président...
24:58 -Vous qui aimez les mots, la langue française,
25:01 vous auriez aimé réaliser ce projet ?
25:05 -Je ne l'ai pas visité. Je ne le connais pas bien.
25:09 Mais ça a l'air charmant.
25:10 Il y a une partie historique qui m'a l'air bien conservée.
25:13 Après, ce que je vois pas bien, faites voir.
25:16 Je ne l'ai pas visité. C'est une verrière, c'est ça ?
25:19 -Oui.
25:20 -Je trouve ça pas mal. -C'est réussi.
25:23 -Je l'ai pas vu, mais je peux pas dire que c'est pas bien.
25:26 -Une deuxième photo.
25:27 Fabien Roussel, patron du Parti communiste,
25:29 pour lequel vous avez voté au premier tour de la dernière présidentielle.
25:33 Vous dites appartenir à la gauche réac,
25:35 au sens "réactive", à l'ère du temps.
25:38 Qu'est-ce que ça veut dire ?
25:39 -C'est vrai que j'ai voté Fabien Roussel.
25:42 Je n'avais jamais voté communiste.
25:44 J'étais en voiture et je l'entends dire
25:46 qu'il était pour le barbecue, la chasse, la corrida et le nucléaire.
25:52 Et là, je dis "De Gaulle, le grand retour".
25:55 J'ai voté pour lui.
25:57 -Au Parti communiste.
25:58 -Et au deuxième tour, j'ai voté Macron.
26:01 -J'ai une dernière question en lien avec ce lieu.
26:03 Nous sommes entourés de 4 statues qui représentent chacune une vertu.
26:07 Il y a la sagesse, la prudence, la justice et l'éloquence.
26:11 Laquelle de ces vertus vous parle le plus ?
26:14 -La sagesse, certainement pas.
26:19 Ça me déprime, la sagesse. Je trouve ça complètement déprimant.
26:22 C'est une prétention.
26:24 C'est comme l'humilité.
26:27 "L'humilité n'est que le masque de la vanité."
26:29 C'est William Blake qui avait dit ça.
26:31 Donc, surtout pas la sagesse.
26:33 Je le laisse aux jeunes, la sagesse,
26:35 pour essayer d'accélérer leur destin le plus rapide
26:38 vers la porte de socours, la porte de sortie.
26:41 La prudence, ça ne me ressemble absolument pas.
26:43 -C'est pas vous non plus.
26:44 -Je suis très imprudent. -La justice et l'éloquence ?
26:47 -Je vis dangereusement.
26:49 Ce que j'aime dans l'éloquence, c'est l'exigence linguistique.
26:52 C'est-à-dire, on a une belle langue, le français,
26:55 et il faut l'utiliser.
26:57 J'interdis dans mon bureau qu'on utilise les termes anglais, par exemple.
27:02 -Les anglicismes ? -Oui.
27:03 Et puis, je n'ai que mon bras droit associé au directeur d'agence,
27:09 qui est autorisé à signer un courrier à ma place
27:11 parce qu'il sait écrire le français très bien.
27:13 L'éloquence, je retiens, c'est l'amour de la langue.
27:17 -L'éloquence. -Comme au XIXe siècle.
27:19 -La boucle est bouclée.
27:21 Merci, Ruzi Richiotti, d'avoir été avec nous.
27:24 Merci d'avoir partagé ce moment avec nous.
27:26 Merci à vous de nous avoir suivis, comme chaque semaine.
27:28 Émission à retrouver en podcast, bien sûr, à très vite sur Public Sénat.
27:31 Merci.
27:32 ...