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Pourquoi nous est-il si difficile de prendre la dernière part de pizza ? Derrière cette question, c'est celle des normes sociales qui est posée. Notre journaliste Xavier de La Porte tente d'y répondre dans ce nouvel épisode de notre série Dilemme, qui aborde avec philosophie les petits problèmes moraux de la vie quotidienne. De quoi vous donner l'occasion de briller lors du réveillon du Nouvel an, même si la pizza n'est pas au menu.

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Transcription
00:00 On a tous autour de nous un copain ou une copine
00:03 qui se jette systématiquement sur la dernière part de pizza,
00:06 qui l'avale d'une bouchée sans avoir l'air d'éprouver la moindre culpabilité,
00:10 et ça nous choque.
00:11 D'où une question, faut-il laisser la dernière part de pizza ?
00:15 En France, par exemple, il est considéré comme poli de ne pas terminer un plat.
00:19 C'est que selon les cultures, on n'a pas la même interprétation de la politesse.
00:22 Dans beaucoup de pays, terminer son plat, c'est montrer à la personne qu'on l'a vraiment apprécié.
00:28 Dans d'autres pays, en laisser un peu au fond de la marmite,
00:32 c'est montrer qu'on a bien suffisamment mangé, qu'il y en avait assez.
00:35 C'est la célèbre formule prêtée au philosophe français Pascal,
00:38 "Vérité en-dessous des Pyrénées, erreur au-delà".
00:42 Mais après tout, on pourrait s'en foutre des codes sociaux.
00:44 On pourrait faire son ou sa rebelle et avaler la dernière part de pizza sans se poser toutes ces questions.
00:49 Pourtant, globalement, on les respecte.
00:52 Pourquoi ?
00:52 Peut-être parce qu'on sent intuitivement qu'il y a quelque chose en eux de nécessaire,
00:58 voire de beau.
00:59 Quand, dans un bus ou dans un métro, je cède ma place à une personne âgée ou à une femme enceinte,
01:06 je fais, à ma petite échelle, un geste qui améliore les conditions de la vie d'autrui.
01:13 Mais même à une échelle moindre, dire bonjour, dire merci,
01:17 ça fait partie de l'amélioration du quotidien.
01:20 On trouve cette idée dans un célèbre livre, "La civilisation des mœurs", du sociologue Norbert Elias.
01:26 Il explique comment la convenance, la notion de politesse, de civilité,
01:30 se sont d'abord élaborées dans les cours royales avant de descendre progressivement dans le reste de la société.
01:37 Après, il y a un risque qu'ils soient utilisés, ces codes, pour exclure.
01:43 C'est ce que le sociologue Pierre Bourdieu a très bien montré dans son livre "La distinction".
01:47 Il a remarqué que les milieux sociaux se distinguaient par des pratiques, par des savoirs,
01:53 mais aussi par des manières de tenir son corps, de parler, d'être en société.
01:59 C'est ce qu'il a appelé l'habitus.
02:00 Un homme politique français racontait par exemple comment, reçu par la reine d'Angleterre,
02:04 il avait été terrifié par le fait de devoir manger une clémentine avec une fourchette et un couteau.
02:10 Être capable de manger une clémentine avec une fourchette et un couteau,
02:13 essayer, c'est montrer qu'on appartient à un certain monde.
02:17 En être incapable, c'est de fait être exclu de ce monde.
02:20 Par ailleurs, on peut se sentir oppressé par les codes sociaux.
02:22 Donc tout ça rend parfaitement légitime le fait de vouloir s'en débarrasser.
02:26 Et plein de mouvements culturels à travers l'histoire ont eu cette ambition.
02:30 Pensez par exemple au mouvement punk.
02:32 Mais on voit vite que briser les codes sociaux, ça revient à en créer d'autres.
02:36 Par exemple, qu'est-ce qui ressemble plus à un punk qu'un autre punk ?
02:40 Alors, ce qui peut être intéressant, c'est plutôt de mettre du jeu dans les codes sociaux.
02:44 De garder ce qu'il y a de beau en eux en les débarrassant le plus possible
02:48 de leur côté oppressif et de leur absurdité parfois aussi.
02:52 Pour comprendre cette idée, on peut utiliser en le détournant un peu
02:55 le très beau livre de la philosophe américaine Judith Butler.
02:58 "Trouble dans le genre".
02:59 Elle explique qu'il est quasiment impossible de savoir
03:02 si ce qui divise les hommes et les femmes relève de la nature ou de la culture.
03:08 Le genre est pour elle plutôt comme un jeu.
03:11 On joue le jeu.
03:12 On joue au mec, on joue à la meuf.
03:14 On se conforme donc à des normes et c'est pas toujours facile d'en sortir.
03:19 On peut faire pareil avec toutes les normes culturelles.
03:21 Elles sont là.
03:22 On peut les trouver belles, on peut les trouver nécessaires.
03:26 On peut apprendre à jouer leur jeu, mais tout en se souvenant qu'elles sont historiques,
03:30 qu'elles n'ont pas toujours été là et surtout qu'elles peuvent changer.
03:33 Ça évite qu'elles deviennent trop oppressantes et surtout trop excluantes.
03:37 Maintenant, avec tout ça, à vous de voir si vous allez laisser la dernière part de pizza.
03:41 [Musique]

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