Dans son essai "Nous ne savons plus croire", qui vient de paraître en poche, Camille Riquier interroge l'histoire et la philosophie, depuis le XVIème siècle jusqu'à aujourd'hui, pour retrouver le sens de la croyance et qu'on ne verse pas dans la crédulité. L'auteur peint le portrait d'une époque désorientée et déraisonnée, dans laquelle on ne sait plus douter, et donc on arrive difficilement à croire. La foi a été transmise de génération en génération et l'auteur s'est intéressé à chaque siècle à travers un auteur, en commençant par Montaigne au XVIème siècle, qui était le reflet de toute son époque. Aujourd'hui, l'agnosticisme domine de plus en plus dans nos sociétés, mais en même temps persiste une envie de croire, qui n'a pas vraiment disparu.
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00:00 Il me semblait qu'il fallait prendre un certain recul historique pour voir d'où ça venait que la foi se transmette d'un mornon.
00:05 C'est-à-dire qu'il y a évidemment cette relation verticale dont parle Frédéric Lenoir,
00:09 mais il y a aussi cette manière dont la foi a été transmise de génération en génération.
00:13 Comment l'avons-nous reçue et comment allons-nous la transmettre aux générations suivantes ?
00:18 Je suis parti du XVIe siècle, du siècle de Montaigne, donc c'est le début de la modernité,
00:24 pour voir que la foi, loin d'avoir été progressivement séparée de la raison, continue à œuvrer partout,
00:31 c'est-à-dire dans la société profane.
00:33 On peut croire de cette foi qui nous a été transmise, quand bien même elle m'aurait été transmise par ma grand-mère qui croit en Dieu,
00:41 mais d'une foi que je peux très bien orienter autrement.
00:44 Ce qui est intéressant, c'est que vous nous montrez que ce XVIe siècle n'a pas été si éloigné de notre XXIe siècle.
00:49 C'est ma grande surprise.
00:51 Ma grande surprise, c'est qu'après interroger les siècles à travers chaque fois, un auteur, Montaigne,
00:58 ne m'a pas intéressé en tant que Montaigne, mais en tant qu'il était le reflet de toute son époque.
01:03 À travers lui, je vois un siècle.
01:05 Montaigne ne dépasse pas son temps, il a les pieds aussi au sol, il croit comme les autres.
01:09 Ce qui m'a intéressé, c'était de pouvoir croquer ce qu'était le XVIe siècle,
01:14 c'est-à-dire ce siècle de guerre de religion, où tout d'un coup la foi commune avait été ébranlée,
01:19 qu'on se mettait à croire diversement, que tout d'un coup, si je puis dire,
01:23 cette pluralité révélait la croyance comme croyance.
01:26 Il me semble le prélude de la notion moderne de croyance, parce que tout d'un coup,
01:29 on a plusieurs croyances, on s'aperçoit que notre voisin ne croit pas comme nous,
01:32 ce qui, en quelque sorte, la révèle en tant que telle.
01:35 – Mais vous dites quand même "foi faible, doute faible".
01:37 – Alors, ça, c'est d'une certaine manière ce que Montaigne m'a appris,
01:41 lui qui disait que son siècle était si faible.
01:43 Alors, pour le dire très rapidement, je parle de foi faible et de foi forte.
01:47 Très simplement, quand on dit par exemple "je crois en Dieu",
01:50 on y voit une foi forte dans le sens où j'y crois fermement, je ne doute pas.
01:55 Mais en revanche, quand je dis "il va pleuvoir",
01:58 c'est une probabilité, une conjecture, c'est-à-dire que je n'en suis pas sûr.
02:02 Donc, comment un même mot peut dire une chose et son contraire ?
02:06 Soit je suis sûr, soit je ne suis pas sûr.
02:09 D'où cette inversion possible dans la manière même de croire.
02:13 Et aujourd'hui, il me semble reconnaître la formule
02:18 qui m'a permis de croquer en un sens ce 16ème siècle,
02:21 "foi faible, doute faible".
02:22 C'est-à-dire qu'on peut très bien ne pas croire ou mal croire
02:25 et en même temps douter faiblement.
02:26 – Oui, c'est très juste.
02:27 Et d'ailleurs, Montaigne, il croyait dans le doute, il était sceptique.
02:32 Et vous dites très justement dans votre livre,
02:34 si le mot avait existé, il se serait dit "agnostique" et non pas "croyant".
02:37 Et c'est typiquement ce qui domine dans notre époque.
02:39 C'est que beaucoup de gens vous disent effectivement,
02:41 je ne sais pas si je crois ou si je ne crois pas,
02:43 je me considère comme agnostique.
02:45 Et c'est ça qui domine de plus en plus dans nos sociétés,
02:47 c'est ce doute et en même temps, cette envie de croire aussi,
02:51 qui est très forte et qui n'a pas disparu.
02:53 – Et j'aime bien quand vous prenez justement l'exemple,
02:55 pour répondre à Frédéric Lenoir, d'Emmanuel Carrère dans "Le Royaume".
02:58 – Oui, parce que sinon après, je finis sur la figure de l'agnostique
03:01 qui me semble vraiment caractériser notre temps
03:04 et qui peut très bien d'ailleurs se décliner.
03:07 J'étais très surpris que maintenant, il y a des agnostiques athées
03:10 et des agnostiques chrétiens, qui se disent chrétiens.
03:13 Bruno Latour, Jean Dormesan se disent agnostiques chrétiens.
03:16 Comme quoi, si je puis dire, la séparation qui est faite
03:19 entre les croyants et les non-croyants me semble de plus en plus ténue.
03:22 – Elle n'existe plus.
03:23 – Et Emmanuel Carrère, à la fois le livre est brillant,
03:26 et en même temps, il a été un succès,
03:28 c'est-à-dire qu'il dit quelque chose de nous.
03:30 Et pour la première fois, c'est un témoignage non pas de foi,
03:32 mais de non-foi, d'échec à croire.
03:35 Et on s'y reconnaît, c'est-à-dire que d'un coup, je crois,
03:37 je crois que je crois, et puis finalement, je ne crois plus.
03:40 Et ça dure trois ans, comme l'amour, ça disparaît de nos mains,
03:44 d'une certaine manière parce que nous sommes peut-être
03:46 incompétents aussi en ces matières nouvelles,
03:48 qui peut-être aussi doivent s'apprendre.
03:50 – Mais Camille Riquier, le 16ème siècle, on est sorti de cette crise justement,
03:55 est-ce qu'on va s'en sortir nous ?
03:56 – C'est ce que je crois.
03:58 – Ah voilà, vous voyez comme vous êtes.
04:00 – En fait, vous savez croire.
04:02 – Oui, alors peut-être que c'est la seule manière de croire,
04:04 c'est de ne pas réussir à le croire vraiment.
04:06 Mais Montaigne, il y avait une solution,
04:08 il voyait qu'avec les nouvelles du Nouveau Monde,
04:12 on s'apercevait qu'il y avait d'autres cultures,
04:14 qu'au sein même, en France, de la société,
04:17 il y avait des protestants comme des catholiques, bref, une diversité.
04:21 La raison n'était pas encore conquise,
04:23 on ne savait pas encore vraiment discriminer le vrai du faux,
04:26 donc on était en un sens, on flottait entre ciel et terre.
04:29 C'est ça le XVIe siècle.
04:30 On avait perdu nos croyances communes,
04:32 et en même temps on n'avait pas encore conquis la raison du XVIIe,
04:35 donc on imaginait.
04:36 Sauf que c'est un siècle quand même, où l'imagination a fait fleuresse.
04:39 Il pleuvait des miracles au XVIe.
04:41 Aujourd'hui, tout d'un coup, je vois cette comparaison-là,
04:44 avec ce multiculturalisme, et ce qu'il nous est proposé,
04:47 c'est de se dire que c'est un choix immense de choses à croire.
04:51 Montaigne avait une solution, l'humanisme.
04:54 C'est-à-dire qu'aujourd'hui, où j'ai du mal à croire mon voisin,
04:57 je vais peut-être me retourner vers les anciens,
05:00 qui eux, si je puis dire, croyaient plus fermement à ce qu'ils disaient que moi-même,
05:04 et qui ont autorité.
05:06 Donc d'une certaine manière, on s'est retourné vers les anciens,
05:10 les grecs et latins, à qui on pouvait davantage faire confiance.
05:16 Aujourd'hui que la notion de progrès est en berne,
05:19 qu'on a du mal tout de même à se tourner vers l'avenir,
05:21 la seule manière de pouvoir revenir, si je puis dire, vers le futur,
05:25 c'est bien de se plonger vers ces anciens, ces humanités,
05:29 toutes celles qu'on avait cru d'abord dépasser,
05:32 et qui ont encore des choses à nous dire.