Comment se forme l’opinion publique ? / Le cours de l'ESCE.
Category
📚
ÉducationTranscription
00:00 [Générique]
00:11 Dans la presse ou sur les plateaux de télévision, on ne cesse d'invoquer une opinion publique totémique,
00:16 pour mieux se ranger derrière elle, quand elle conforte notre point de vue,
00:20 ou alors pour mieux en dénoncer les conclusions, quand on est en désaccord avec elle.
00:25 Considérée parfois comme omnipotente, l'opinion publique jouit d'un statut particulier
00:30 et d'une certaine aura en démocratie, où elle est souvent perçue comme l'expression du pouvoir du peuple
00:36 sur celles et ceux qui tiennent leur mandat par le peuple et qui gouvernent pour le peuple.
00:42 Mais comment se forme l'opinion publique ?
00:45 L'opinion publique a ses experts, les sondeurs, qui, comme des sourciers,
00:49 interrogent un échantillon dit représentatif de la population et publient ensuite leurs enquêtes.
00:55 Et elle a aussi ses promoteurs, les médias et les politiques,
00:58 particulièrement friands des sondages, surtout en période électorale.
01:03 Ces sondages seraient la photographie, à un moment donné, de l'opinion publique.
01:07 Mais est-on certain que ce qui est mesuré, c'est bien l'opinion publique ?
01:12 Le sociologue Pierre Brodieu avait dénoncé la méthodologie employée par les enquêteurs en 1973,
01:18 dans un article qui était devenu célèbre, "l'opinion publique n'existe pas".
01:22 Parmi ses critiques notables, il montrait que les sondages ne mesuraient pas l'opinion publique,
01:26 mais qu'ils la fabriquaient, l'orientaient, en posant par exemple des questions que nul ne se posait.
01:33 Si je vous demande "faut-il retirer le droit de vote aux personnes âgées de plus de 65 ans",
01:38 que répondrez-vous ?
01:39 Eh bien, quelle que soit votre réponse, j'inscris ce sujet dans le débat public
01:43 et j'en fais une question digne d'être traité.
01:46 De plus, on demande parfois à un sondé de formuler son opinion sur un sujet sur lequel il n'en a parfois aucune.
01:53 Le projet de métaverse de Facebook, une menace pour nos enfants ?
01:57 Répondez-moi par oui ou par non.
01:59 Seulement, savez-vous ce qu'est un métaverse ?
02:02 Ne vous tracassez pas, chacun est en droit d'exprimer son avis, toutes les opinions valent par elles-mêmes.
02:08 La seule compétence indispensable est votre participation à l'enquête,
02:11 car vous avez le droit à une opinion.
02:14 Exprime-toi et tu auras accompli ton devoir, citoyen.
02:19 Plongez-vous dans votre fort intérieur, interrogez votre moi authentique pour trouver une réponse, là,
02:23 déjà prête à être cueillie.
02:25 Malheureusement, si on voit se multiplier les prises de position intempestives,
02:30 si on assiste à la colonisation de l'espace public par nos émotions intimes, par nos indignations,
02:35 c'est parce que toutes les idées, ne se revendiquant que de soi,
02:38 sans souci ou besoin de se confronter à la discussion critique,
02:42 finissent par se valoir toutes.
02:45 Nous aurions basculé, selon certains intellectuels, dans un régime d'opinion,
02:48 qui entamerait les fondations démocratiques.
02:52 On peut alors se demander pourquoi l'opinion publique continue de bénéficier d'un tel prestige,
02:58 malgré la menace que fait peser la sondomanie médiatique ?
03:01 Eh bien, parce qu'elle renvoie, sous une forme certes dégradée,
03:05 aux philosophes des Lumières et à leur promotion de l'opinion publique éclairée,
03:10 susceptible de se dresser contre les injustices ou l'arbitraire des pouvoirs.
03:14 Contrairement à l'opinion publique sondagière,
03:17 l'opinion publique éclairée ne germe pas spontanément.
03:20 Elle fait appel d'une part à notre réflexivité,
03:23 c'est-à-dire notre capacité à nous interroger sur nous-mêmes,
03:26 et d'autre part à notre capacité à penser à la face de quelqu'un d'autre,
03:30 ce qu'on appelle l'empathie.
03:32 Cette double faculté, ce double écart de soi à soi,
03:36 se développe notamment dans des lieux physiques,
03:38 comme les cafés, les salons, les clubs, ou encore les loges maçonniques.
03:43 Mais aussi, dans les livres, la presse, grâce à la lecture,
03:47 où s'exerce, selon Proust, ce travail fécond de l'esprit sur lui-même,
03:51 et où le lecteur jouit de la compagnie et de l'intelligence d'autrui,
03:55 tout en restant seul.
03:57 C'est la thèse qui est portée par le philosophe allemand Habermas,
04:00 dans son ouvrage classique « L'espace public ».
04:04 L'espace public requiert l'usage public de la raison,
04:07 d'une pluralité de personnes privées qui acceptent de se dédoubler,
04:11 en d'autres termes de se séparer de leur moi privé et de leur identité,
04:15 pour se révéler et s'exposer à travers leurs paroles et leurs actes,
04:19 sur une scène qui appartient à tous.
04:22 Il transforme cet espace public les idées en expériences partagées.
04:25 Les idées circulent, encouragées par la lecture solitaire et la réflexion autonome.
04:31 L'opinion publique éclairée est apparue au XVIIe siècle en Angleterre,
04:35 et au XVIIIe siècle en France,
04:37 lorsque la bourgeoisie se projeta au-delà de la sphère intime et commerciale
04:42 pour s'emparer de sujets réservés aux secrets de l'État ou de l'Église.
04:46 Intercalée entre la sphère privée et l'État,
04:51 l'espace public bourgeois aurait alors favorisé par le débat
04:54 et la publicité de ces débats, l'émergence d'une opinion publique critique.
05:00 Néanmoins, pour Habermas, après un bref H-d'or,
05:03 l'espace public s'est dégradé, avec l'émergence des médias de masse
05:07 et la colonisation marchande de celui-ci par le marketing ou la publicité commerciale.
05:13 En gagnant et en puissance et en autonomie,
05:15 les médias ont trahi l'idéal d'un espace public critique.
05:18 Point 1, car les médias sont porteurs d'idéologie.
05:22 Déclinons cette idée en deux sous-points.
05:25 D'abord, la critique marxienne de l'idéologie,
05:27 qui fait passer pour l'intérêt de tous ce qui ne protège en réalité que les intérêts d'une minorité.
05:33 C'est ce que soutient, entre autres, le théoricien et linguiste Noam Chomsky.
05:37 Dans ce cas, les médias ne visent, sous couvert de servir l'intérêt général,
05:41 que des intérêts particuliers, ceux de leurs propriétaires.
05:45 Ensuite, la critique technicienne.
05:48 Selon le sociologue Marshall McLuhan,
05:51 les médias ne seraient pas de simples outils destinés à apporter un message.
05:55 Ils ne sont pas neutres. Dans la façon dont le message est transmis,
05:58 il y a déjà, virtuellement, un rapport social inégalitaire
06:02 et les médias dessinent une architecture du pouvoir.
06:05 Prenez la télévision, Média de masse par excellence.
06:08 Elle répond à la logique de l'offre.
06:10 Une grille des programmes conçue par quelques personnes
06:13 est destinée au plus grand nombre.
06:15 Verticalité du modèle.
06:16 Vous me suivez ?
06:18 Mais me direz-vous, ça c'est pour la télé à la papa.
06:21 Si on prend les grands noms d'Internet qui concentrent l'essentiel de la circulation sur le web,
06:25 que ce soit Google, Facebook, Youtube, ce n'est pas la même chose.
06:28 Sous des apparences démocratiques, sous de l'horizontalité promue,
06:32 leurs algorithmes œuvrent dans l'ombre et nous influencent.
06:35 Se prévalant de la neutralité mathématique, ils filtrent des informations
06:39 pour finir par nous présenter des contenus personnalisés,
06:42 adaptés et plus ou moins pertinents d'un point de vue consumériste,
06:46 c'est-à-dire pour nous,
06:47 et du point de vue de la rétention de leurs visiteurs, c'est-à-dire pour eux.
06:51 Mais ces filtres créent des bulles qui nous enferment dans un espace mental restreint
06:55 et une réalité alternative.
06:57 Là aussi, il y a une architecture du pouvoir.
07:01 Point 2.
07:03 Car les médias ne cherchent pas à favoriser une opinion publique éclairée,
07:06 mais servent des intérêts commerciaux.
07:09 D'abord, il faut vendre.
07:11 La mission de TF1 avait déclaré son ancien PDG,
07:14 c'est de vendre du temps de cerveau disponible à Coca-Cola.
07:17 C'est ce que le philosophe Bernard Stiegler appelle le capitalisme pulsionnel.
07:22 L'objectif, c'est de soutirer une plus-value financière de nos pulsions.
07:27 Pour ce faire, la télévision nous divertit
07:30 pour augmenter ses parts d'audimat et vendre des espaces publicitaires.
07:35 On pourrait en dire autant des sites de presse sur Internet qui cherchent le clic
07:39 à travers des titres racoleurs et accrocheurs,
07:41 ce qu'on appelle le piège à clic, ou de façon plus imagée, le pute à clic.
07:47 Or ces informations, elles ont rarement une grande valeur informative.
07:51 Ensuite, il faut bien vivre.
07:54 Il y a des agents qui vivent de l'information,
07:56 ce sont notamment les journalistes,
07:58 placés en situation de concurrence sur un marché de l'emploi
08:01 où ils sont parfois interchangeables.
08:03 Or la pression économique inhiberait l'esprit d'initiative et les prises de risques,
08:08 ce qui créerait un certain conformisme et un esprit grégaire et servile
08:12 dénoncé par des sites comme Acrimed, Mediapart,
08:15 ou encore le journal Le Monde Diplomatique.
08:18 Point 3, car les médias se méfient du public pour lequel ils ont peu d'estime.
08:25 Dès lors, les médias sont des techniques de contrôle et d'influence,
08:29 autrement dit de propagande.
08:32 L'un des ouvrages de référence en la matière,
08:34 Propaganda d'Edouard Bernays, est d'ailleurs sous-titré
08:37 "Comment manipuler l'opinion publique en démocratie".
08:41 Tout un programme.
08:43 Mais c'est aussi le cas de l'industrie culturelle,
08:45 dont le rôle serait de domestiquer les esprits
08:48 et de tuer toute contestation grâce à l'abrutissement généralisé.
08:53 C'est la culture du ludique, du divertissement,
08:56 et aujourd'hui, si on devait réactualiser cette critique,
08:59 elle couvrirait également ce que l'on appelle l'économie de l'attention,
09:02 soit les techniques intrusives qui, cherchant à mieux parvenir à vous connaître,
09:07 cherchent à capitaliser sur votre attention.
09:11 Capacité d'attention qui est, je le rappelle pour Emmanuels,
09:14 de 8 secondes. Un bien rare. Très rare.
09:18 Que faut-il retenir de cette triple critique ?
09:21 Eh bien, que les médias isolent, et qu'en fragmentant le lien social,
09:25 ils fragilisent l'espace public tel que Habermas le rêvait
09:28 et qui est indispensable à la bonne santé démocratique.
09:31 Rappelons d'ailleurs au passage que les totalitarismes
09:34 se caractérisent par l'annihilation de l'espace public.
09:38 Sont en cause la personnalisation et l'individualisation
09:42 produites par les algorithmes.
09:44 Chacun se réfugie dans sa bulle, techno-cocon régressif,
09:47 où il n'a plus à se préoccuper de son prochain.
09:50 Mais aussi en cause le capitalisme pulsionnel,
09:53 qui transforme le citoyen en consommateur,
09:55 l'incitant à se brancher sur ses désirs changeants
09:58 et encourageant des comportements frivoles, narcissiques, égoïstes, capricieux,
10:02 qui nous éloignent de l'exigeante vie démocratique.
10:05 Face à de telles alertes, à quoi peut donc ressembler le débat public aujourd'hui ?
10:10 Avons-nous basculé dans ce que Stigler appelle le populisme industriel ?
10:15 C'est ce que je vous propose de découvrir dans la prochaine séance.
10:18 [Musique]