“On a affaire à une métamorphose de la sexualité”
BRUT PHILO. Aujourd’hui, réseaux sociaux et écrans impactent nos relations, y compris sexuelles. Voici pourquoi le sexe aujourd'hui n’est plus tout à fait pareil qu’avant, avec la philosophe Elsa Godart.
BRUT PHILO. Aujourd’hui, réseaux sociaux et écrans impactent nos relations, y compris sexuelles. Voici pourquoi le sexe aujourd'hui n’est plus tout à fait pareil qu’avant, avec la philosophe Elsa Godart.
Catégorie
🛠️
Style de vieTranscription
00:00Je vais vous raconter une histoire, un cas que j'ai eu au cabinet qui est beaucoup marqué.
00:05C'est l'histoire d'une jeune fille qui sèche les cours, donc bon milieu, tout bien, etc.
00:11Sèche les cours un après-midi, elle se retrouve avec un de ses potes chez elle,
00:16ils ne savent pas quoi faire, ils jouent un peu aux jeux vidéo, il pleut,
00:19ils n'ont pas envie d'aller au centre commercial, qu'est-ce qu'ils font ?
00:21Ben on est là, autant baiser, c'est le terme qu'ils emploient.
00:25Et donc, ils décident de baiser dans un rapport totalement indifférent.
00:31On pose la question de savoir, est-ce qu'il y a eu jouissance, est-ce qu'il y a eu plaisir,
00:34est-ce que vous l'avez fait pour ça ? Non, non, ben c'était l'occasion.
00:37On aurait pu le faire ou ne pas le faire.
00:38J'ai eu affaire aussi à un sujet, un homme qui préférait regarder un film porno
00:44plutôt que d'avoir une relation sexuelle avec sa copine qui dormait dans la chambre d'à côté.
00:47Pourquoi ? Quand on lui demande, ben c'est moins fatigant.
00:50Donc on est vraiment sur ce rapport d'indifférence ou d'équivalence.
00:53Ce que vous me dites, ça m'évoque quelque chose.
00:55Je vais vous laisser... Non, allez-y, allez-y.
00:58Dites-moi si je vais trop loin, mais en fait, dans les réseaux sociaux,
01:01souvent on constate, notamment dans les commentaires, nous chez Brut notamment,
01:04qu'il y a assez peu de complexité.
01:06C'est-à-dire qu'en gros, c'est soit noir, soit blanc, avec des commentaires extrêmes.
01:10Et finalement, le rapport sexuel-physique, il est assez complexe.
01:13La connaissance du corps de l'autre est complexe, chaque corps est différent, etc.
01:17Et est-ce que quelque part, le manque de complexité qu'on a sur les réseaux sociaux,
01:20du coup, quand on se retrouve face à une grande complexité comme une relation sexuelle,
01:23ça fait d'autant plus peur.
01:25Vous avez tout à fait raison, c'est pas du tout...
01:27C'est la complexité de la sexualité et du sujet, car c'est un indice social
01:30dans lequel on n'a pas envie d'aller.
01:33On préfère quelque chose de simple et d'efficace.
01:35Ça fait de nous des individus mécaniques. En fait, ça fait de nous des machines.
01:38Aujourd'hui, on s'aperçoit qu'il y a beaucoup de gens
01:41qui ne vont pas jusqu'à la rencontre.
01:43Donc on sait très bien qu'il y a... Je parle pas des applications de rencontre
01:46où finalement, ça donne lieu à corps à corps.
01:48C'est pas de ça dont je parle.
01:50La mise en lien, bon...
01:52Ce qui m'intéresse plutôt, c'est de voir à quel point on s'érotise,
01:57on établit une sexualité de l'entre-deux
02:02qui, là, pour le coup, est davantage fantasmatique,
02:04avec des supports d'image, des supports vidéo de l'autre,
02:08mais sans qu'ils rencontrent des corps.
02:10Et ça, c'est quelque chose qui m'intéresse,
02:12parce que, d'une certaine manière, l'écran fait écran.
02:14C'est-à-dire qu'il y a une volonté de ne pas aller jusqu'à assumer
02:17la pleine et entière relation à l'autre.
02:19C'est comme si on voulait arriver à voir...
02:23C'est quelque chose entre les deux,
02:25entre une forme de masturbation,
02:27mais sans être tout à fait seule.
02:29On participe à ce genre de choses,
02:31des relations à distance,
02:33quand on a eu les premiers Skype, etc.
02:35On avait déjà affaire à ce genre de choses.
02:37Mais aujourd'hui, c'est quelque chose qui s'est étendu,
02:39puisque finalement, il y a un côté pratique.
02:41Le côté pratique, je m'entends derrière cela,
02:43c'est qu'il y a une volonté de ne pas assumer,
02:46pardonnez-moi,
02:48tout ce qui peut être caractéristique
02:50de la lourdeur d'une relation.
02:52Donc, en fait, on ne va en garder que le meilleur.
02:54On va se satisfaire
02:56avec ces images,
02:58avec ce support.
03:00On va accompagner ce support
03:02d'une vie fantasmatique,
03:04mais en même temps, on ne va pas jusqu'à la rencontre de l'autre.
03:06Et ça, c'est plutôt intéressant,
03:08parce que, de ce point de vue-là,
03:10on n'aurait peut-être plus envie
03:12de faire relation,
03:14d'aller jusqu'au bout
03:16de la rencontre charnelle
03:18qui nous oblige à une responsabilité, finalement,
03:20dont on ne veut peut-être plus.
03:22Ce n'est pas évident d'assumer le regard de l'autre.
03:24C'est tous les effets qu'on peut voir,
03:26par exemple, dans les modes de rupture.
03:28C'est facile de rompre par texto,
03:30et c'est encore plus facile de rompre par ghosting,
03:32où on n'a plus besoin
03:34d'assumer la relation à l'autre.
03:36C'est beaucoup moins évident
03:38de dire les yeux dans les yeux,
03:40charnellement à l'autre, je te quitte.
03:42Parce qu'on sait qu'on va avoir affaire à une histoire,
03:44à une scène, à tout ce qu'on peut imaginer.
03:46Et là, on peut fuir.
03:48Effectivement, c'est cette non-rencontre,
03:50et c'est très paradoxal, parce que là,
03:52où on imagine que le lieu de la sexualité,
03:54c'est le lieu même de la rencontre,
03:56on a affaire à un mode hybride,
03:58où on est avec l'autre sans véritablement en être.
04:00C'est-à-dire qu'à un moment donné,
04:02j'utilise l'autre
04:04en vue d'une fin personnelle,
04:06je me sers du corps,
04:08de la chose,
04:10du regard de l'autre,
04:12en vue de ma propre satisfaction personnelle.
04:14Il y a quelques semaines, j'ai fait un bruit de philo
04:16avec Alexandre Lacroix, que vous connaissez peut-être.
04:18Il disait dans cette vidéo
04:20qu'en fait, les nouvelles générations
04:22faisaient moins l'amour que les précédentes.
04:24Oui, il avait fait un livre d'ailleurs sur ce que veut dire
04:26faire l'amour, je me souviens très bien.
04:28Exactement, on parlait de ça, et puis en fait,
04:30dans les commentaires sous cette vidéo,
04:32il y avait pas mal de gens, de gens à priori jeunes,
04:34qui disaient, bah oui, et alors ?
04:36Si on n'a pas envie de faire l'amour, c'est quoi le problème ?
04:38Qu'est-ce que ça vous évoque ?
04:40Le problème, c'est que c'est une panique de l'éros.
04:42Un rapport sexuel, quel qu'il soit,
04:44ça engage
04:46la rencontre avec l'autre, et donc avec quelque chose
04:48de vertigineux en soi.
04:50Quelle est la différence ?
04:52C'est-à-dire que je vais me confronter à quelque chose
04:54que je ne maîtrise pas, que je n'appréhende pas.
04:56Je vais
04:58me mettre à nu,
05:00au sens physique et peut-être aussi,
05:02évidemment, métaphorique,
05:04face à l'autre.
05:06Et donc, ça prend le risque intrinsèque
05:08d'une relation dans laquelle je ne vais pas pouvoir fuir.
05:10Donc, ça m'engage,
05:12et plus largement, ça m'oblige, comme dirait Lévinas.
05:14Eh bien, on n'a pas envie de ça.
05:16On a envie de quelque chose
05:18qui, finalement,
05:20ne me permet pas d'avoir autant de responsabilités.
05:22Moi, je trouve ça très dommage,
05:24mais que les jeunes n'aient plus envie
05:26de faire l'amour, parce que finalement, ça veut dire
05:28ne plus avoir envie du bout de l'autre,
05:30de la curiosité, de la différence,
05:32de la découverte.
05:34Je rappelle que c'est que dans la rencontre avec la différence
05:36qu'on peut créer.
05:38Si on n'est que dans la rencontre avec le même,
05:40ce qu'on appelle l'endogamie,
05:42la répétition du même,
05:44on est dans quelque chose qui nous empêche de faire un nouveau monde.
05:46Est-ce que la question, ce n'est pas aussi la pression ?
05:48C'est-à-dire qu'en fait,
05:50pour les hommes comme pour les femmes,
05:52il y a une sorte de pression quand on a un rapport sexuel physique,
05:54dans le sens où on s'expose au regard de l'autre,
05:56à ce qu'il va penser de nous,
05:58et même à ce qu'on va penser de nous-mêmes.
06:00Est-ce que c'est cette pression aujourd'hui qu'on a plus de mal à vivre
06:02à l'heure des écrans ?
06:04Vous me faites extrêmement plaisir.
06:06Je ne sais pas que j'ai tout le temps envie de parler de mes livres,
06:08mais j'ai tellement travaillé tout ça.
06:10Du coup, dans un de mes bouquins qui s'appelle
06:12En finir avec la culpabilisation sociale,
06:14je parle de cette pression imposée par la société
06:16où on va finalement arriver à une auto-uberisation
06:18de soi.
06:20En permanence, dans tout ce que l'on fait,
06:22on va s'auto-évaluer.
06:24Ce n'est pas juste une auto-évaluation classique
06:26de manière pour essayer d'avancer.
06:28C'est juste qu'on va passer au crible
06:30presque surmoïque.
06:32Est-ce que je vaux la peine ? Est-ce que j'ai fait assez bien ?
06:34Est-ce que je fais comme il faut ?
06:36Est-ce que ça va ?
06:38Est-ce que je ne vais pas décevoir ?
06:40Et on se soumet
06:42soi-même en présentant des contenus dans le champ du virtuel
06:44au jugement d'autrui.
06:46C'est ça les likes ou les commentaires
06:48qu'on attend.
06:50On se met en situation d'être évalué
06:52en permanence par soi et par les autres.
06:54Il est évident qu'on est dans une société
06:56d'évaluation permanente, ce qui nous met
06:58une pression, mais on se met soi-même
07:00cette pression parce qu'au fond,
07:02elle est factice.
07:04On n'a pas besoin d'aller jusqu'à là.
07:06Mais vous avez tout à fait raison, ça participe à cela.
07:08Il faut pomper avec ça.
07:10L'auto-uberisation dont vous parlez
07:12sur les réseaux sociaux,
07:14notamment,
07:16elle se retrouve
07:18ensuite dans le lit, dans la chambre.
07:20C'est une version
07:22de Black Mirror
07:24et des étoiles. Est-ce que tu me mets
07:26quatre sur cette performance sexuelle ?
07:28Vous vous rendez bien compte que là, on est loin
07:30d'une sexualité qui parle d'amour.
07:32On est loin d'une sexualité qui parle
07:34de reconnaissance de l'autre.
07:36On est loin d'une sexualité qui parle de ses propres désirs.
07:38On est dans une sexualité
07:40consommable, de consommation.
07:42Mais le propre de notre société contemporaine
07:44est d'être paradoxal.
07:46Il ne faudrait pas en tirer des conclusions trop
07:48actives. On a affaire à des
07:50mécanismes et à des mises en forme,
07:52d'où la notion de métamorphose, sur plusieurs
07:54plans. On continue à faire l'amour.
07:56Le rapport à la sexualité, aux sexualités
07:58se modifie.
08:00Les questionnements demeurent.
08:02Les outils, les usages
08:04sont en pleine évolution et il nous faut
08:06aujourd'hui les analyser, les interroger
08:08sans en tirer de conclusions. Restez prudents.
08:10Mais il est vrai qu'on a affaire à une métamorphose
08:12de sexualité. La sexualité,
08:14c'est une histoire que vous
08:16écrivez et que vous
08:18décidez de raconter.
08:20On a beaucoup élaboré autour du
08:22consentement, c'est une chose très importante.
08:24Mais le consentement commence
08:26par soi-même. Autorisez-vous
08:28de votre propre désir.
08:30Mais avant cela, prenez le temps de
08:32l'interroger.
08:34Avant de pouvoir être saturé
08:36d'images, d'être dans un effet
08:38de conformisme, d'uniformisation,
08:40de mimétisme, de reproduire ce que vous
08:42voyez, d'entrer
08:44dans le désir de l'autre, que sont les attentes d'une société,
08:46d'une communauté, des amis.
08:48Interrogez votre propre désir.
08:50Posez-vous la question de ce que vous
08:52voulez vraiment, de ce que vous êtes vraiment,
08:54de ce que vous aimez vraiment.
08:56Parce qu'il ne peut y avoir d'amour
08:58de l'autre, ni de désir,
09:00sans l'amour de soi. Et l'amour de soi,
09:02ça commence par le respect de soi. Mais pour ça,
09:04il faut prendre le temps de s'interroger.