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Ali Baddou reçoit Laurence Bertrand Dorléac, professeure d’histoire de l’art à Sciences Po, autrice de livres et d’expositions. Elle préside la Fondation nationale des sciences politiques pour "Le lion de Rosa (Bonheur)" aux éditions Gallimard collection Art et Artistes.

Retrouvez « Le 15 minutes de plus » présenté par Ali Baddou sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
Transcription
00:00France Inter, Alibadou, 15 minutes de plus.
00:0815 minutes de plus ce matin et j'ai le bonheur de recevoir l'une de nos plus grandes historiennes
00:14de l'art.
00:15Elle est professeure d'histoire de l'art à Sciences Po Paris, présidente de la fondation
00:19nationale des sciences politiques et elle publie un livre génial, le titre « Le lion
00:24de Rosa ». C'est un essai passionnant sur la figure du lion dans la peinture de Rosa
00:29Bonheur, une artiste qui revit sous sa plume.
00:32C'est également une histoire du rapport au pouvoir, à la royauté, à la révolution,
00:37à ce félin que l'on redoute autant qu'il nous fascine, le lion de Rosa Bonheur.
00:42Ça vient de paraître aux éditions Gallimard, dans la collection Art et Artiste.
00:47Bonjour Laurence Bertrand d'Orléac.
00:49Bonjour Alibadou.
00:50Et bienvenue.
00:51Comme tous les vendredis, on va commencer avec une expérience de pensée.
00:55On est au château de Bies, près de Fontainebleau, dans la demeure de cette artiste formidable,
01:02Rosa Bonheur.
01:03On est en 1860, imaginons qu'on est dans la peau, dans la tête et peut-être dans
01:09la main même de Rosa Bonheur.
01:12C'est une peintre qui est spécialiste des représentations animalières, elle a été
01:17adulée partout à son époque.
01:20On est dans la chambre de Rosa Bonheur et c'est un félin.
01:24Ce n'est pas une blague qui vient nous réveiller, en l'occurrence une lionne.
01:27Une lionne qui s'appelle Fatma, elle faisait partie de sa garde animale rapprochée, on
01:34va dire ça comme ça.
01:35C'était vraiment la vie de Rosa Bonheur, Laurence Bertrand d'Orléac ?
01:39Alors, je n'y étais pas Alibadou, là c'est vous qui me le dites, mais il est vrai que
01:48Rosa Bonheur avait des lions et une lionne, sa lionne préférée, Fatma, en effet, qui
01:53vivait dans son petit château à Tommery, en forêt de Fontainebleau et on dit qu'elle
02:00était très caressante et qu'elle la suivait partout.
02:03Elle la suivait un peu partout, comme un caniche, ce qui est incroyable quand on parle d'une
02:07lionne.
02:08Je ne suis pas exactement sûre qu'elle était aussi docile qu'un caniche, mais il est certain
02:14qu'elles ont entretenu une relation qu'on voit sur la photo, il y a une photo célèbre
02:18où on les voit toutes les deux et effectivement elles semblent très très proches, elles
02:22semblent vraiment pleines d'affinités lectives.
02:25Alors, vous consacrez un livre, ce livre notamment aux lions de Rosa Bonheur, elle a littéralement
02:31investi la figure du lion et elle réalise des dizaines de peintures de lions, de lionnes,
02:39dont les 8 études de lions et lionnes et 3 études de pattes, elle dessine, elle peint
02:45entre 1822 et 1899, est-ce que vous pouvez nous les décrire ? Je les adore, je les trouve
02:51vraiment magnifiques, pourquoi tout simplement est-ce que Rosa Bonheur a dédié une très
02:56grande partie de sa vie à la représentation de ces félins-là ?
02:59Écoutez, le félin c'est vraiment un animal, ce n'est quand même pas un hasard si c'est
03:04le roi des animaux, c'est un animal magnifique, étonnant et évidemment un formidable modèle
03:13pour les artistes.
03:14Rosa Bonheur n'est pas la seule à avoir été intéressée par les lions, de la croix
03:18aussi, enfin de grands artistes aussi, mais cette peinture-là, cette peinture-là lui…
03:22Vous pouvez nous la décrire pour nos auditeurs ?
03:25Écoutez, justement, tout le problème, c'est une enquête ce livre, parce que je ne sais
03:30pas très bien ce que je vois, alors évidemment il y a une tête de lion, il y a une tête
03:33de lionne, il y a des membres, il y a des membres de félins, mais on n'y comprend
03:39pas grand-chose et à la fin, on a l'impression qu'il y a des membres humains qui se mélangent
03:46avec des membres de félins qui s'emboîtent et là, je me suis dit, ça m'intéresse
03:52vraiment de voir exactement ce qu'elle a voulu peindre.
03:56Mais enfin, ce sont des animaux découpés en fait, ce sont vraiment des études, comme
04:01on en faisait, des études anatomiques de lions et de lionnes.
04:03Et elle a commencé à les représenter très tôt, elle a continué à les peindre, même
04:10après la défaite de la France contre la Prusse, et elle les peint sous toutes ses
04:14formes, comme si elle avait besoin de les garder, il y a un lien très particulier
04:20qui unit Rosa Bonheur aux lions et aux lionnes et c'est indissociable de son contexte historique
04:26et c'est là, Laurence Bertrand d'Orléac, qu'on entre dans une dimension symbolique
04:31qui dépasse tout simplement la représentation d'un très grand chat, comme disent les Américains.
04:37Oui, parce que c'est vrai qu'elle a dessiné, elle a peint quelques lions avant la défaite
04:43de la France contre la Prusse, mais à partir de 1871, elle multiplie les figures de lions
04:51comme si, au fond, elle voulait s'approprier pour la France le symbole de la puissance,
04:59de la force tranquille et il y a quelque chose chez elle, c'est une républicaine, patriote
05:06et comme tous les Français, humiliée par la défaite.
05:09Face à la Prusse, elle abandonne les animaux pacifiques, elle fait entrer dans son bestiaire
05:15les féroces, comme s'il fallait restaurer une forme d'équilibre, d'équilibre des forces
05:22qui s'étaient perdues dans la bataille contre la Prusse.
05:25Tout à fait, et elle n'est pas la seule, Bartholdi aussi, vous connaissez le lion de Belfort.
05:31Bien sûr, il y en a une représentation, Place d'Enfer Rochefort à Paris et puis le vrai
05:36est à Belfort.
05:37Agnès Varda en a tiré un film extraordinaire, très poétique et donc, si vous voulez, il
05:44y a une multiplication des lions aussi chez les artistes à partir de ce moment-là.
05:48Comme s'il fallait réassurer, je vous cite, la puissance des humains affolés.
05:53Oui, il y a quelque chose comme ça, mais depuis le début de l'humanité, je crois
05:59que les humains essaient de s'approcher du lion pour en tirer toutes les puissances.
06:05En introduction de chacun des chapitres de ce livre, vous proposez un conte.
06:09Il y a à la fois l'enquête de l'historienne érudite et donc la forme romancée.
06:15C'est comme un rom-enquête, pour le dire rapidement, mais ça raconte quelque chose
06:20de notre imaginaire.
06:21L'image de la puissance qui est associée au lion, elle est évidemment prisée par
06:26les rois.
06:27On a retrouvé à Versailles, chez Louis XVI, de très nombreux objets d'art qui représentaient
06:33le lion.
06:34Le roi, on le compare d'ailleurs au lion.
06:37Oui, souvent, le roi a été représenté comme un lion.
06:43Mais plus que cela, plus que ces objets, il y a aussi une ménagerie à Versailles.
06:50C'est une tradition.
06:51Depuis les Égyptiens, les monarques aimaient s'entourer de lions et avaient des ménageries.
06:57Les rois français, les rois européens ont adoré avoir des ménageries.
07:03A partir du XVIIe siècle, surtout, que fréquentent d'ailleurs les scientifiques et les artistes.
07:09Ils ont une très bonne connaissance des lions grâce aux lions qui sont dans les ménageries
07:13royales.
07:15Dans la jungle, terrible jungle, le lion est mort ce soir.
07:22Tous les hommes tranquilles s'endorment, le lion est mort ce soir.
07:26Henri Salvador, vous l'adorez cette chanson, Laurence Mertrandor-Liac, pourquoi ?
07:32Je ne sais pas, c'est peut-être même cette chanson que j'adorais quand j'étais petite
07:36qui m'a donné envie de travailler sur le lion plus tard, quand je suis grande.
07:40En réalité, c'est très émouvant, c'est la mort du lion, c'est la mort du souverain,
07:46c'est la mort de celui qui fait peur mais en même temps qui fascine.
07:50On le hait et on l'aime.
07:52Et vous-même, vous étiez allé voir le lion Nero au bois de Vincennes, quelques jours
07:56avant sa mort.
07:57Deuxième expérience de pensée, on est au musée d'Orsay, tout le monde peut la faire
08:01cette expérience.
08:02On est face à un tableau, certains ont sans doute eu l'occasion de le voir lors d'une
08:06expo dont vous étiez la commissaire en 2022.
08:09Cette photo, c'est une photo de vache, Cabeza de Vaca, je ne sais pas si je le prononce
08:14bien en espagnol, d'Andrés Serrano, Rosa Bonheur aussi avait peint de très nombreuses
08:19vaches.
08:20On est face à ce tableau, est-ce que vous pouvez nous le décrire ? C'est une photo
08:23qui a longtemps suscité la polémique.
08:25Oui, c'est une photo de 1984 que j'ai exposée dans les choses au musée du Louvre.
08:32C'est très simple, c'est une tête de vache morte, puisqu'on voit un petit peu
08:40de sang, donc on sait qu'elle est morte, mais qui est installée comme un empereur
08:44romain sur un grand bloc de marbre rose.
08:47Cette vache a la particularité d'avoir un énorme œil et elle nous fixe très durement,
08:55elle nous accuse.
08:56C'est la première bête de l'humanité qui nous accuse et ça c'est très intéressant.
09:00On le voit dans son regard.
09:02Oui, elle nous a à l'œil.
09:04Pour la première fois, parce qu'il y avait beaucoup de représentations d'animaux morts
09:08qui nous regardaient pour attirer notre compassion.
09:12Mais là, véritablement, je pense que Serrano a photographié cette bête pour nous prévenir
09:22que les choses n'allaient plus dans les abattoirs sales, à l'heure de la vache folle, etc.
09:27Il y a quelque chose vraiment d'une peinture, d'une œuvre très engagée de la part de Serrano,
09:36mais à la fois très impériale.
09:39Et c'est un personnage, ça devient un personnage de l'histoire.
09:42Et j'invite tout le monde à aller sur internet, ne serait-ce que pour en avoir un aperçu.
09:46Ce n'est pas à Orsay, mais il suffit de traverser la scène, puisque c'était au
09:49Louvre qu'elle était exposée.
09:52Et au-dessus, on pouvait voir cette phrase de Kafka « On photographie les choses pour
09:57se les chasser de l'esprit ». C'est très curieux, paradoxal.
10:02Comment est-ce que l'historienne de l'art que vous êtes comprend cette phrase ?
10:05C'est magnifique, c'est tout notre métier en fait.
10:08C'est-à-dire de comprendre que les artistes essaient de représenter, au fond, les choses
10:16qui nous font peur.
10:17C'est les Grecs anciens qui ont inventé la tragédie pour raconter des histoires terribles
10:23pour qu'elles n'arrivent pas dans la réalité.
10:25C'est la raison d'être de l'art d'ailleurs, c'est très important de supporter les images
10:30insupportables, précisément parce que c'est un soin et c'est très important pour les
10:35sociétés à mon sens.
10:37Cette tête de vache, la Cabeza de Baca, elle, c'est une nature morte.
10:41Et pourtant, vous dites que la nature morte, ça n'existe pas.
10:45Expliquez-nous pourquoi.
10:46La preuve, c'est qu'elle est vivante.
10:47Cet animal, il est archi-vivant d'une certaine façon.
10:53Il n'y a pas de nature morte, non, c'est une expression stupide qui désigne la représentation
10:59des choses.
11:00Ça a été inventé au XVIIe siècle par les Français, mais en réalité, depuis 4000
11:07ans avant notre ère, on représente des choses et ces choses, elles sont rendues vivantes
11:11par les artistes, justement.
11:13Et ça, c'est la morale de l'histoire.
11:15C'est-à-dire que par définition, je vous cite, la nature est toujours vivante, surtout
11:19quand les artistes se mêlent de la représentée.
11:22Et donc, plutôt que de parler de nature morte, il faut savoir parler des choses.
11:28Même les pommes de Cézanne, par exemple, sont des choses.
11:31Vous parlez de l'histoire de l'art comme d'un roman noir, ce sera le mot de la fin.
11:35Laurence Bertrand d'Orléac.
11:36Oui, oui, roman noir, d'ailleurs, et rose.
11:39Mais il y a une artiste que j'aime beaucoup qui s'appelle Hélène Delprat et qui a peint
11:42un tableau sur lequel est inscrit en lettres capitales « La réalité de Mickey n'est
11:49pas la nôtre ».
11:50Merci beaucoup, ce sera la morale de cette histoire.
11:54Laurence Bertrand d'Orléac, « Le lion de Rosa Bonheur », c'est donc publié chez
11:58Gallimard.
11:59Le livre est magnifique et il est dans la collection Art et Artiste.
12:03Très bonne journée.

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