• il y a 14 heures
Jean-Claude Vantroyen, journaliste au pôle Culture, reçoit Philippe Besson pour évoquer son dernier roman : "Vous parler de mon fils".

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00:00Bonjour Philippe, on est ici pour vous parler de mon fils, qui est votre dernier roman,
00:06qui parle de harcèlement scolaire, c'est un phénomène, un drame qui vous a beaucoup
00:11touché ?
00:12Je suis comme tout le monde, j'ai été rattrapé, heurté, blessé par l'actualité
00:17qui nous rapporte régulièrement des faits de harcèlement, qui nous raconte ces enfants,
00:22ces adolescents qui sont injuriés, molestés, humiliés, bannis, mis de côté, et comme
00:28tout le monde, c'est des choses qui me sidèrent et me heurtent, et puis j'ai été également
00:33blessé par ces marches blanches qu'on voit s'organiser en souvenir de jeunes gens qui
00:38ont décidé de se donner la mort pour échapper à ça, à cette torture psychologique qui
00:43leur a été infligée, et puis j'ai dans mon entourage des gens qui ont à connaître
00:49ce fléau, soit des parents qui voient leurs enfants harcelés, soit d'anciens harcelés
00:53qui se souviennent, et puis moi-même ayant vécu cette situation-là quand j'étais au
00:57collège, je me suis dit, il y a quand même là quelque chose, il y a un territoire, il
01:01y a un continent qu'il convient d'explorer, parce qu'un romancier a aussi ça, cette
01:05fonction, c'est traverser par ce qui se passe dans le monde, on ne vit pas dans une tour
01:08d'ivoire avec une chandelle allumée, on regarde ce qui se passe autour de soi, ça
01:13finit par nous, oui, par me blesser en tout cas, et je me suis dit, j'ai envie de m'approcher
01:17de cette réalité pour essayer d'éveiller un peu les consciences.
01:21Vous vous en approchez à travers la pensée de Vincent, qui est le père de Hugo, qui
01:27est le jeune qui est soumis, qui souffre de ce harcèlement, ce choix, ça s'est imposé
01:33ou bien vous auriez pu être dans la tête de quelqu'un d'autre ?
01:36Oui, j'aurais pu choisir un opérateur, bien sûr.
01:37Oui, ça s'est imposé, parce qu'au fond, je trouve que les pères sont souvent les
01:40oubliés de l'histoire.
01:41J'avais utilisé au fond le même dispositif pour « Ceci n'est pas un fait d'hiver »,
01:46à un moment j'avais publié il y a deux ans autour de la question des violences faites
01:49aux femmes et des féminicides, j'avais raconté le féminicide du point de vue du
01:51fils, parce que c'est un regard auquel on ne pense pas, les orphelins des féminicides
01:55sont toujours ceux qui disparaissent des radars.
01:58Et là, dans la question du harcèlement, c'est vrai que la tension est portée sur
02:02les enfants, et c'est bien légitime, c'est bien normal, puisque ce sont eux qui sont
02:05en première ligne et qui souffrent.
02:07La tension est portée sur les mères aussi, parce que souvent dans les marches blanches,
02:10ce sont elles qui, éplorées, s'expriment, et c'est bien légitime.
02:13Et les pères sont souvent un pas en arrière, taiseux, et je me dis, mais en même temps
02:18ils ont le chagrin à partage, ils ont la même tristesse, la même colère, la même
02:21culpabilité, donc il n'y a pas de raison de ne pas s'intéresser à eux, et donc l'idée
02:25c'est ça, c'est de se dire comment ils traversent cette épreuve, et je me souvenais
02:31de mon propre père, qui était un homme très taiseux aussi, qui était économe de ses
02:35sentiments, et je me suis dit, voilà, je vais essayer de trouver la voix de ce père
02:39un peu maladroit, malhabile, mais aimant, c'est un père aimant, il aime absolument
02:45immodérément son fils, ses fils, mais il n'a sans doute pas été complètement
02:50à la hauteur, il dit d'ailleurs, quand je regarde dans le miroir, je vois un père
02:53qui a merdé, donc il y a cette idée-là, je voulais raconter ça depuis son sentiment
02:58de culpabilité.
02:59C'est un livre terriblement dramatique, puisque ça se termine par la mort du jeune,
03:07et pourtant vous l'écrivez de manière, j'allais dire sereine, mais en tout cas simple,
03:14délicate, même, c'était pour mieux faire ressortir le drame ?
03:18D'abord l'écriture aussi, elle s'impose, c'est-à-dire qu'au fond, quand on a un
03:21sujet comme celui-là, qui est effectivement un sujet sombre, dur, bon, il ne faut pas
03:28en rajouter, ça ne sert à rien, si vous en rajoutez d'ailleurs c'est contre-productif,
03:32donc il faut viser une forme d'économie, de sobriété, de simplicité, voire de nudité,
03:37donc moi en tout cas, l'écrivain, le romancier, je cherchais cette nudité, cette sobriété.
03:41Et puis le père, lui, il est un mois après les faits, il est dans son deuil, dans le
03:46commencement de son deuil, et il essaie de poser des mots avec justement justesse et
03:53délicatesse sur ce qui est arrivé.
03:55Donc je voulais que sa voix, ce soit la voix de quelqu'un qui est évidemment tremblant,
03:59éprouvé, désemparé et démuni, mais qui essaie déjà de surmonter, de trouver la
04:06façon de raconter l'histoire, de nommer enfin, parce que ce sont des gens qui se sont
04:09retrouvés face au silence et à l'incompréhension, donc c'est comme quelqu'un qui apprend à
04:13parler d'une certaine manière ce père, il apprend à parler, donc il fallait trouver
04:17ce langage de cet homme qui prend la parole, alors ce sont des voix intérieures, c'est
04:21une voix intérieure qui s'exprime dans le livre, puisque c'est la convocation de ses
04:25propres souvenirs et c'est ce qu'il ressent au moment où a lieu la marche blanche, mais
04:30il fallait trouver la voix de quelqu'un qui en est au balbutiement de son deuil, et donc
04:34ça supposait là aussi une forme de sobriété, et puis c'est un homme simple ce père, il
04:37est ouvrier au chantier naval de Saint-Nazaire, donc il n'y a pas forcément un langage sophistiqué
04:43à sa disposition, et je voulais trouver ça, sa vérité intime, et ça passait par sa
04:49voix, et donc voilà pourquoi c'est lui qui parle.
04:51On sent quand même derrière cette sobriété une colère sourde qui est celle des parents
04:57de la famille, mais qui est la vôtre aussi je crois.
05:00Oui, oui, je la partage cette colère, parce que c'est très beau le pardon, j'ai de
05:05l'admiration pour le pardon, et j'ai de l'admiration pour ceux qui justement pardonnent
05:09à ceux qui les ont offensés, ou qui pardonnent à leurs bourreaux, je trouve que c'est magnifique,
05:14mais vraiment je suis sincère quand je dis ça, mais moi j'ai du mal avec le pardon,
05:18et j'ai du mal à pardonner les offenses, et ce père il ne pardonne pas non plus, il
05:23est traversé par la colère, il est traversé par ce qui s'est produit, parce que son fils
05:28a été tué par d'autres quand même, il a été tué par les maux, par la violence
05:31des autres, et donc c'est compliqué, surtout au stade où il en est, un mois après la
05:35mort, d'être magnanime, donc je ne voulais pas qu'il soit magnanime, je ne cherchais
05:40pas à ce qu'il le soit, parce que moi je ne le suis pas non plus, il y a effectivement
05:44cette idée chez moi que, quand même, c'est une situation qui n'est pas normale, c'est
05:49une situation qui est insupportable, que nous avons laissé prospérer quand même, que
05:55la société peut-être a aussi créé, que les adultes ont laissé prospérer, que l'éducation
06:00internationale n'a pas empêché, donc il n'y a pas de raison de se réjouir, il n'y a pas
06:03de raison d'être magnanime, il y a au contraire plein de raisons de pointer les responsabilités,
06:10de se dire qu'il y a quand même quelque chose qui a terriblement dysfonctionné, et on a
06:14le droit de dire que ce n'est pas normal, et qu'en tout cas ce n'est pas normal de se
06:18servir d'un enfant comme d'un punching ball, et ce n'est pas normal de ne pas répondre
06:22à cette détresse, et ce n'est pas normal de ne pas être capable de sortir de l'impuissance,
06:29c'est pas normal de ne pas offrir de réponse, donc on a le droit d'être choqué par ce
06:33qui n'est pas normal. Et la colère se dirige vers évidemment les deux jeunes ados qui
06:39ont provoqué le tout, mais aussi envers les autres amis, le groupe scolaire, l'institution
06:47elle-même, qui ont un peu laissé faire, qui pour les enfants se sont plutôt laissés
06:53emporter par une certaine indifférence, ou même admiration, tandis que pour l'institution
06:58scolaire, la réaction a été nulle. Oui, alors les bourreaux, eux, ils sont des bourreaux,
07:06c'est-à-dire qu'ils ont effectivement organisé ça, le fait d'injurier, d'insulter, de mettre
07:12à l'écart, de bannir, de vilipender, de menacer, de torturer, etc., donc c'est ça.
07:20Alors après on peut questionner leur degré de conscience, on peut dire est-ce que c'est
07:23juste l'expression d'une bêtise ou d'une immaturité, et sans doute celle-là, est-ce
07:27que c'est juste l'expression d'un mal-être chez eux qui rejaillit sur d'autres, et sans
07:32doute c'est aussi cela, mais enfin ils savaient ce qu'ils faisaient, ils n'étaient pas non
07:36plus totalement irresponsables, ils n'étaient pas non plus totalement hors du réel, quand
07:40vous frappez quelqu'un, vous savez que vous frappez quelqu'un, ce n'est pas en dehors
07:43du réel. Donc oui, le père il voit ça, et puis il y a ceux qui ont regardé, parce
07:49qu'aujourd'hui évidemment le harcèlement, on parle de harcèlement scolaire, on a raison,
07:51parce que c'est là qu'il naît, c'est là qu'il commence, mais il devient ensuite un
07:55cyber-harcèlement, un harcèlement numérique, des raids numériques, et il devient quelque
08:00chose d'incessant, on propage des rumeurs, on diffuse des images dégueulasses, à chaque
08:06heure du jour et de la nuit, on ne lâche jamais sa proie, et donc voilà, il faut bien
08:13à un moment dire que des responsabilités sont engagées quand on fait cela. Et puis
08:16l'institution scolaire, elle est démunie, elle est désemparée, c'est-à-dire qu'elle
08:19n'a pas de réponse, parce que d'abord elle est habituée aux pas de vagues depuis
08:24longtemps, c'est genre si on pouvait ne pas traiter le problème ce serait quand même
08:27pas mal, et puis quand elle le traite, au fond il y a un parallèle assez facile, hélas,
08:32à faire avec les violences faites aux femmes. C'est-à-dire qu'il se passe aujourd'hui
08:35avec le harcèlement ce qui s'est passé il y a dix ans avec les violences faites
08:37aux femmes, c'est-à-dire que quand une femme venait dire dans un commissariat ou
08:41à quiconque que j'ai été violentée ou violée, la première chose qu'on lui disait
08:45c'est d'abord, est-ce que vous êtes vraiment sûr que votre mari vous bat ? Comme si on
08:49pouvait aller dans un commissariat pour dire qu'il nous bat juste parce qu'on a
08:52cinq minutes à perdre, et puis quand une femme était violée on lui disait mais est-ce
08:55que quand même votre jupe n'était pas un peu courte ? Et aujourd'hui quand un
08:59enfant vient dire qu'il est harcelé, ce qui est déjà un chemin terrible à lui
09:04à faire, parce que ces enfants-là ils s'enferment dans le silence, ils s'enferment
09:07dans la peur, ils s'enferment dans la honte, ils s'enferment dans la culpabilité, donc
09:11quand il y a quelqu'un qui parle, au moins il faudrait l'écouter, et la première
09:14chose qu'on lui dit c'est ouais, bon, c'est un truc de gamin, tous les gamins ils
09:17se battent dans la cour de récréation, et puis quand même t'as dû les provoquer
09:20un peu quand même, bon. Donc c'est assez terrible, et donc il faut faire cette démarche,
09:25et donc on est encore au balbutiement, on ne sait pas très bien comment appréhender
09:29cette matière, comme on ne savait pas il y a dix ans gérer les violences faites aux
09:33femmes. Donc espérons qu'on fera le même chemin si je puis dire, et que dans dix ans
09:37on pourra dire qu'en moins on a pris la mesure des dégâts, de l'ampleur du désastre,
09:42et que peut-être on peut trouver des réponses. Les réponses des parents des deux bourreaux
09:48vous déçoivent peut-être dans le roman. Elles me déçoivent et je les comprends,
09:53et je les comprends, c'est-à-dire que les parents des bourreaux, d'abord ils n'imaginent
09:57pas leur enfant en caïd, il faut de l'imagination pour penser que son fils, sa fille, soit quelqu'un
10:02qui tout d'un coup crache sa haine, on ne le voit pas, on ne voit pas nos propres enfants,
10:07et puis ils sont très bons pour dissimuler tout ça. Donc pour eux aussi il y a une
10:11forme de sidération, on vient leur dire votre fils ou votre fille est un caïd, organise
10:16des raids numériques, la première réponse c'est ne pas y croire. Et puis quand finalement
10:21les faits sont un peu démontrés, vous avez une réaction de parent qui est légitime
10:24et compréhensible, là aussi elle est odieuse mais compréhensible, qui est de dire je protège
10:28ma progéniture, je protège mes enfants, c'est-à-dire que je vais servir de bouclier
10:33et non on n'atteindra pas mes enfants, donc je la comprends leur réaction, elle est compréhensible,
10:39je la déplore aussi.
10:40Vous avez dit tout à l'heure que vous écrivez aussi pour réveiller les conscients, c'est
10:45ça la mission d'écrivain ?
10:46Ce n'est pas forcément sa mission, mais ça peut l'être aussi, un écrivain c'est
10:50là pour divertir, pour emmener ailleurs, pour raconter des histoires, nous on est des
10:54raconteurs d'histoires, et ces histoires parfois elles sont juste des histoires qui
10:59permettent de vous transporter dans une autre géographie, ou de vous faire suivre des personnages
11:04divertissants ou intéressants, et c'est ça aussi, et je l'ai fait, et je continue
11:07de le faire, et j'aime beaucoup ça. Mais de temps en temps oui, elle peut être utile,
11:10elle peut être politique ou militante cette écriture, et donc oui, quand on écrit sur
11:15ce sujet là, on a la volonté, l'ambition, je ne sais pas si on y arrive, mais d'éveiller
11:21les consciences, et on le fait à côté des journalistes, à côté des sociologues, à
11:27côté des essayistes, c'est-à-dire qu'en fait, les journalistes, les sociologues, les
11:30essayistes, ils ont cette mission très noble de nous apporter l'information, de nous
11:37dire voilà ce qui est, et donc nous savons, nous savons maintenant que le harcèlement
11:41existe, nous savons parce que ça a été documenté, parce que des journaux, des sociologues
11:45ont fait leur travail, et qu'ils ont documenté, et donc notre intelligence elle est sollicitée,
11:50nous savons cela maintenant, mais c'est comme si nous n'en faisions rien, c'est-à-dire
11:53que nous avons l'information, et puis quoi ? Et je me dis en fait, c'est peut-être
11:58pas le cerveau seulement qu'il faut viser, c'est aussi le cœur, c'est-à-dire qu'il
12:02faut essayer d'émouvoir, de bouleverser, de percuter, de questionner, et un romancier
12:08ou un chanteur ou un cinéaste, ça a à sa disposition le langage du sensible, du sensiment,
12:14du sensoriel, du sensuel, et là, avec ce langage-là, oui, ça va vous bouleverser,
12:20ça va vous toucher, il y a beaucoup de gens qui me disent « j'ai terminé le livre
12:24en larmes », et moi je me dis tant mieux, c'est bizarre mais tant mieux, et beaucoup
12:29de gens qui me disent « je suis allé serrer mon fils dans mes bras ou ma fille dans mes
12:32bras après », je me dis tant mieux, c'est bien, et donc c'est cette idée-là aussi,
12:37on se sert de nos armes à nous, et moi mes armes, mon arme c'est juste le sensible,
12:41je ne peux pas écrire avec autre chose, c'est la seule chose que j'ai à ma disposition,
12:44et donc je m'en sers pour essayer, oui, d'éveiller les consciences en me disant
12:48si après la lecture de ce livre on comprend qu'il y a peut-être deux-trois trucs à
12:51faire, je n'aurais pas perdu mon temps, quoi.
12:54Merci Philippe Besson.
12:55Donc Philippe Besson, vous parlez de mon fils, c'est Juliard, merci Philippe.
13:01Merci à vous.

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